Tantoura. Que s’est-il passé, « le
23 mai 1948, huit jours après la
naissance d’Israël », dans cette
bourgade palestinienne ? Teddy Katz,
tardif étudiant israélien, a mené l’enquête
dans le cadre d’un travail de maîtrise
d’histoire. « Tous les témoins palestiniens
vont confirmer une tuerie (...). Parmi les
Israéliens, sept vont confirmer qu’il
“s’est passé des choses graves ” », dit
Katz (...) Trois (...) sont sans ambiguïté
sur la réalité d’une tuerie (...). Katz,
après recoupement, estime que 80 à 90
personnes furent ainsi assassinées (...) Il
n’a précisément pas écrit “massacre”
parce que le mot induit l’idée d’une préméditation
et qu’il est persuadé qu’il
s’est agi d’une crise de folie sanguinaire
spontanée de quelques individus » du
« 33e bataillon Alexandroni du Palmakh
(...) les troupes d’élite de la Hagana ».
Attaqué au tribunal comme falsificateur,
soumis à des pressions sur sa famille,
Teddy Katz signera dans un premier
temps une rétractation, acceptant sa publication
dans la presse. Mais il reviendra
immédiatement dessus, demandant à la
juge de ne pas la valider. Ce qu’elle refuse,
validant ainsi le « retrait conséquent de
sa plainte ».
Tel est le point de départ du livre de
Sylvain Cypel. L’auteur, rédacteur en
chef au Monde, envoyé spécial en Israël
et en Palestine au début de l’Intifada, a
également enquêté sur Camp David. Il
connaît de l’intérieur la société israélienne
où il a vécu douze ans dans les
années soixante soixante-dix, étudié,
travaillé, fondé un foyer, servi dans
l’armée, milité à l’extrême gauche.
Il consacre un livre à l’approche novatrice [1]
à une question clé, d’abord dans la société
israélienne : « la part du déni ». « Le
terme est à entendre dans l’acceptation
convenue : “le refus de connaître comme
vrai un fait, une assertion ”. Dans le
contexte israélo-palestinien, le déni
s’accompagne de la fabrication d’une
image diabolique de l’autre, niant sa
réalité propre, et, par contrecoup, de la
fabrication d’une image de soi niant ou
dénaturant sa propre histoire, ses propres
actes - le tout, afin de conforter sa propre
figure de “juste” et de victime en toute
circonstance (...). Pourquoi et comment
les Israéliens en sont venus à emmurer
physiquement les Palestiniens et à
s’emmurer mentalement, dans leur grande
majorité, dans une impasse politique,
légitimant l’oppression quotidienne de
tout un peuple ? Et en quoi le déni
qu’opposent les Palestiniens à la constitution
en société nationale des Israéliens
alimente-t-elle vigoureusement leur
propre comportement ? », interroge
l’auteur. Il exprime une vision non pas
en miroir mais des interrogations posées
sans concession aux deux sociétés, tout
en insistant sur l’asymétrie entre Israéliens
et Palestiniens. « Chacun, à sa façon,
construit un narratif qui correspond à une
représentation de soi servant ses intérêts
nationaux », souligne-t-il.
« Les débordements du refoulé »
Ce n’est donc pas par hasard que Sylvain
Cypel entame sa réflexion par un
regard sur celui que la société israélienne
porte, ou ne porte pas, aujourd’hui,
sur son histoire, particulièrement sur les
conditions de la naissance de l’Etat, dans
son rapport aux Palestiniens. Il ne s’intéresse
pas là directement à la question
du projet israélien.
Il n’est évidemment pas le premier à
mettre en lumière l’enjeu des représentations
de l’histoire dans la construction
de celles du présent, notamment dans
ce conflit inauguré par un « remplacement
» sur une terre d’un peuple par un
autre, et par l’effacement des traces de
la présence palestinienne, que relatent Ilan
Halévi ou Elias Sanbar [2]. Il n’est pas
le premier non plus à mettre en évidence
l’enjeu des constructions dites mémorielles,
collectives, sous l’influence des
discours historiques officiels, comme a
su le montrer Eyal Sivan dans son film
Yizkor. Mais Sylvain Cypel n’interroge
pas ici seulement le rôle de l’historiographie
officielle, de son enseignement,
ou des commémorations qui imposent
leur récurrence à la vie quotidienne commune
; il tente de scruter plus profondément,
ce qui fonde la prospérité des
thèses officielles, même lorsque sont
publiés les travaux des nouveaux historiens
israéliens. Qu’est-ce qui, fondamentalement,
y résiste et les rend inaudibles ?
« Tantoura ou les débordements du
refoulé », titre-t-il son premier chapitre.
Et d’étudier surtout « ce que “l’affaire”
reflète des protagonistes ». Il revient sur
les composantes de la déligitimation de
l’autre et de la construction d’un « soi »
national évacuant le passé comme
« inadmissible ». Au-delà d’une tenace
continuité historique, le moment n’est
pas anodin :« l’affaire » Tantoura apparaît
lorsque éclate la première Intifada...
Deux parties structurent l’ouvrage. La
première porte sur les « mémoires, images
de soi, images de l’autre ». La seconde
traite de « la tentation du pire ».
Rapport à soi, rapport à l’autre
L’autre, « figure phobique, transparente
mais obsédante et envahissante, est celui
qui, toujours, détermine vos propres
actes », souligne Sylvain Cypel. L’autre
successivement nié dans son existence
même, ou renvoyé à une figure diabolisée,
en tout cas jamais considéré pour ce
qu’il est.
Mais pas seulement. « Eux ou non, nous
contre eux, c’était avaliser une vision ethniciste
du conflit, une vision où, right
or wrong, la force prime sur le droit, la
force impose son propre droit, qui vient
l’avaliser » : « la justification des pires
méfaits, au nom de l’autodéfense légitime,
se mêle à la perpétuation de leur
déni », poursuit-il. Eux ou nous ou, dans
une formule plus modérée, « chacun chez
soi ».
L’auteur revient sur les fondements
« orientalistes » du regard sur l’autre, qui
permettent de ne pas déconstruire l’image
de soi. Et de citer l’anthropologue Abdallah
Hamoudi : « L’orientalisme, cette
école de pensée qui “absentifie” les
peules colonisés en les figeant dans une
image correspondant au besoin de leur
domination, est au coeur du conflit israélopalestinien
». Ce sera la fameuse formule
d’Ehud Barak, qualifiant Israël de « villa
dans la jungle » qui exprime ce sentiment
de « supériorité morale » sur
« l’adversaire », de « supériorité civilisationnelle
ou culturelle », légitimant
« une impérieuse domination ». Qui rompt
la « loyauté à la “pureté” du collectif »
est un « félon ».
Allers-retours entre l’histoire et le présent.
D’où cette réflexion sur le cas de
l’historien Benny Morris, l’un des premiers
à avoir ouvert les archives de
1947-1948, révisant l’historiographie
autorisée, mais légitimant ensuite ce
qu’il avait mis au jour. « Seguev comme
Morris, il y a près de vingt ans, sont
partis de prémisses identiques. Leurs
évolutions, exactement opposées, suivent
celles de la société israélienne qui
a vu, avec l’Intifada, disparaître son
centre politique historique, les trois
quarts des juifs israéliens se rassemblant
derrière la bannière sécuritaire à
outrance - d’où le succès de Sharon,
son représentant le plus cohérent -, le
dernier quart récusant de plus en plus
ouvertement l’impasse à laquelle mène
cette dernière et la répression infligée
à l’autre peuple. Car l’acuité des questions
désormais posées à cette société,
qui explique la soudaine résurgence du
passé refoulé, laisse peu de place aux
solutions médianes ».
Sylvain Cypel observe aussi par quels
prismes le mouvement national palestinien
a considéré le sionisme, essentiellement
vécu comme mouvement colonial.
Mais aussi les étapes d’un regard
sur Israël, dans la réalité accomplie de
l’existence d’une société, du déni à la
reconnaissance, plusieurs années avant
Oslo. Dénis de même nature ? L’un,
pourtant se veut conquérant dans une
perspective de « remplacement », l’autre
est d’abord abasourdi par la perte et
l’effacement avant une reconquête de
sa visibilité. Sylvain Cypel interroge un
autre sujet sensible : la lecture de la
Nakba. Pesant l’évidente asymétrie du
rapport des forces, il évalue le sens de
l’absence du terme « défaite », au profit
de celui de « catastrophe ». Et ses
effets sur les aspirations de la jeunesse
de la première Intifada, que les dirigeants
israéliens n’ont su ni voir venir
ni, dans leur rage répressive, comprendre.
A l’aune de ces réflexions, l’auteur
revient sur le processus d’Oslo, sur Camp
David, Taba et Genève. Il analyse, en particulier,
comment s’enracine l’affirmation
de la « générosité israélienne » face
au « refus palestinien », les « offres » étant
qualifiées des « plus généreuses que les
Palestiniens puissent jamais obtenir »,
« au-delà du maximum envisageable ».
Des sociétés homogènes ?
Séduisante est l’étude que l’auteur propose
de la « victimisation » - qui n’est pas
l’apanage d’une seule des deux sociétés -et de ses dangers.
A l’instar d’Enzo Traverso [3] ou d’Idith
Zerthal [4], Sylvain Cypel revient sur les
avatars de la perception du nazisme et
de la Shoah dans la société israélienne.
Il souligne le danger « d’évoquer le
nazisme à tout propos », au risque de la
diabolisation de l’autre, mais aussi de la
banalisation de cette monstruosité que
des sociétés européennes ont pu produire
au XXè siècle.
Sylvain Cypel produit une véritable
somme. Le lecteur s’interroge cependant
sur sa méthodologie. Et notamment
sur le peu d’approche sociale économique
et culturelle des deux sociétés où
s’ancrent les mécanismes collectifs qu’il
observe. Ainsi de la société israélienne :
si les tendances de fond qu’il décrit
cimentent des consensus et transcendent
les appartenances sociales et les
références identitaires, comment les
évolutions politiques, économiques, culturelles,
pèsent-elles ?
On s’interroge de même sur le prisme
par lequel Sylvain Cypel visite l’histoire
des stratégies palestiniennes, analysant
le terrorisme comme un fil rouge.
Et sur la relative homogénéité du regard
qu’il porte sur l’Autorité palestinienne
et sur Yasser Arafat dont il met en
exergue inertie, mutisme, laisser faire,
corruption - tout en plaidant l’altérité surdéterminante
entre ceux de l’« extérieur »
et ceux de l’« intérieur ».
Murs et enfermements. Pour Sylvain
Cypel, la « paix froide » aura besoin de
temps avant la réconciliation.
Isabelle Avran