Très tôt, les sionistes réalisèrent que les minorités dans le monde arabe représentaient un allié naturel pour leur État d’Israël et qu’ainsi ils pouvaient envisager d’établir des relations avec elles. Les représentants sionistes eurent alors des échanges avec les Kurdes en Iraq, avec la population du sud du Soudan, les maronites au Liban, les Kurdes en Syrie, et les coptes en Égypte ; le sionisme fit sien le principe de diviser pour conquérir, et il vit que le moyen le plus efficace pour fragmenter le monde arabe était de créer des mouvements sécessionnistes en son sein. Ce faisant, il rechercha une redistribution du pouvoir dans la région de manière à former un groupe de pays marginaux, dépourvus d’unité et de souveraineté, tout à l’avantage d’Israël, et ce, en coopération avec des pays non arabes dans le but ultérieur de les contrôler les uns après les autres. Tous les mouvements de rébellion déclenchés par des groupes ethniques et sectaires dans le monde arabe furent soutenus et justifiés par Israël qui opta pour ces mouvements séparatistes, comme on le vit pour les Kurdes en Iraq et le mouvement rebelle dans le sud du Soudan.
Cette situation nous aide à comprendre la stratégie d’Israël à l’égard du monde arabe, une stratégie conçue pour encourager les minorités à s’exprimer et, ultérieurement, à gagner leur autodétermination et indépendance par rapport à l’État. Ce qui aide à aller dans ce sens, c’est que le monde arabe, contrairement à ce que les Arabes prétendent, ne consiste pas en une unité de cultures et de civilisations – la mythique « Nation arabe » -, mais en un mélange de différentes cultures, religions, groupes ethniques et langues. Israël a décrit la région comme une mosaïque comprenant en son milieu un réseau complexe de formes multilinguistiques, multireligieuses et multinationalistes, entre Arabes, Perses, Turcs, Arméniens, et même Israéliens, Kurdes, Bahaïs, Druzes, juifs, protestants, Alaouites, sabéens, chiites, sunnites, maronites, Circassiens, Turkmènes, Assyriens, etc.
Selon la vision d’Israël, quand un pays ou une partie de pays comporte des groupes minoritaires et n’a aucun passé collectif, l’histoire véritable est celle de chacune de ces minorités. Ceci afin d’atteindre deux principaux objectifs :
D’abord, celui de rejeter le concept de nationalisme arabe et l’appel à l’unité arabe ; le nationalisme arabe, dans la perception israélienne, est une idée enveloppée de mystère, si ce n’est hors sujet. L’unité arabe est un mythe parce que même si les Arabes se disent d’une même nation, ils vivent dans des États incompatibles les uns avec les autres. Il est vrai que la plupart sont unis par la langue et la religion, mais ceci est vrai aussi pour les peuples anglophones ou hispanophones, sans que pour autant ceux-ci ne constituent une seule et même nation.
Deuxième objectif, justifier la légitimité de la présence d’Israël dans la région comme un simple plus à ajouter à ce mélange de nationalités, de peuples et de langues, pour lesquels le sentiment d’unité n’est qu’illusion. La conclusion logique d’un tel raisonnement est que chaque groupe de population (qu’on l’appelle nation ou non) ait son propre État ; ainsi, Israël obtient sa propre légitimité en tant que l’un de tous ces États-nations au Moyen-Orient.
La thèse qui précède est tirée d’un manuel, "Israël et le mouvement de libération du Sud Liban", publié en 2003 par le Centre Dayan pour la recherche sur le Moyen-Orient et l’Afrique. L’auteur, Moshe Faraji, est un ancien dirigeant en retraite du Mossad. J’ai eu à le citer plus d’une fois. Il est utile d’observer à nouveau que le travail d’Israël et de ses alliés depuis les années cinquante commence à porter ses fruits.
Un autre responsable israélien, l’ancien ministre de la Sécurité intérieure, Avi Dichter, a évoqué le Soudan au cours d’une conférence en 2008 devant l’Institut national sioniste des Études de sécurité. « Il y a eu des estimations israéliennes après l’indépendance du Soudan, au milieu des années cinquante, selon lesquelles ce pays, bien qu’éloigné de chez nous, ne devait pas être laissé devenir une force qui viendrait s’ajouter à la puissance du monde arabe, car s’il continuait à disposer de ses ressources dans des conditions stables, il pourrait devenir une puissance avec laquelle il faudrait compter. » En conséquence, l’attention d’Israël s’est portée sur le Soudan, dans l’espoir d’exploiter la situation.
Le Soudan donne un prolongement stratégique à l’Égypte. Ceci fut évident après 1967 quand le Soudan et la Libye fournirent des installations pour l’entraînement de l’armée et de l’aviation égyptiennes ; et que des forces soudanaises furent envoyées dans la région du Canal de Suez pendant la guerre d’usure menée par l’Égypte entre 1968 et 1970. Pour ces deux raisons, ajoutait Dichter, Israël dut œuvrer à l’affaiblissement du Soudan et à l’empêcher de devenir un État fort et uni. Cette conception stratégique était indispensable, disait-il, pour la sécurité nationale d’Israël. Il faut noter que la conférence de Dichter se tenait près de trente ans après le traité de paix entre l’Égypte et Israël en 1979.
Interrogé sur l’avenir du sud du Soudan, Dichter répondit : « Il y a des forces internationales conduites par les États-Unis qui sont déterminées à intervenir au Soudan afin que le sud du pays devienne indépendant, de même pour la région du Darfour, comme pour l’indépendance du Kosovo. La situation dans le sud du Soudan n’est pas différente de celle du Darfour et du Kosovo, en ce que ces deux régions aspiraient à l’indépendance et à acquérir le droit à l’autodétermination après que leurs citoyens se soient battus pour cela ».
Le soutien israélien aux rebelles dans le sud du Soudan a connu cinq phases, note le colonel Faraji :
La phase 1 commença dans les années cinquante. Pendant près d’une décennie, Israël s’attacha à fournir une aide humanitaire (médicaments, nourritures et médecins) et à apporter des services aux réfugiés qui fuyaient vers l’Éthiopie. Les premières tentatives pour s’engager dans les différends entre les tribus du sud au Soudan lui-même débutèrent avec l’objectif d’attiser le conflit et d’encourager le Sud à faire sécession d’avec le Nord arabe. Les agents de renseignements israéliens présents en Ouganda ouvrirent des réseaux de communication avec les dirigeants des tribus du sud afin d’étudier la carte démographique de la région.
La phase 2 commença dans les années soixante, Israël assurant alors une formation militaire dans des centres spéciaux créés en Éthiopie. À ce stade, le gouvernement israélien devint convaincu que de maintenir Khartoum occupé à des guerres internes suffirait pour assurer son incapacité à apporter un soutien à la lutte de l’Égypte contre l’État sioniste.
Des organisations pratiquant un prosélytisme actif dans le sud incitèrent Israël à envoyer des agents de ses services de renseignements sous couvert d’assistance humanitaire ; le premier objectif était de former des personnes influentes pour maintenir la tension dans la région. À ce stade, Israël accrut également son soutien aux rebelles en leur fournissant des armes via le territoire ougandais ; le premier de ces contrats date de 1962, avec un armement principalement russe qui avait été saisi par Israël lors de sa participation à la campagne agressive de Suez en 1956. Les combattants furent entraînés dans le sud de l’Ouganda, en Éthiopie et au Kenya, avant d’être poussés sur la frontière pour se battre à l’intérieur du Soudan.
La phase 3 se prolongea du milieu des années soixante aux années soixante-dix, quand l’afflux d’armes vers le sud du Soudan s’est trouvé facilité par un marchand d’armes israélien, nommé Gabi Shafine, qui travaillait pour les renseignements israéliens. Des chargements d’armes russes récupérés par Israël en 1967 furent parachutés par des avions-cargos israéliens. Israël créa également une école pour officiers d’infanterie pour former les cadres nécessaires pour diriger les factions rebelles. Des éléments israéliens furent engagés dans les combats pour apporter leur compétence au Sud. Alors, des groupes furent envoyés en Israël pour recevoir une formation militaire. Au début des années soixante-dix, un autre canal pour apporter un soutien israélien au Sud Soudan, via l’Ouganda, fut officiellement ouvert.
Quand il sembla que le mouvement de rébellion était sur le point de s’effondrer, en 1969, Israël développa un effort énorme pour exhorter les rebelles à poursuivre leur combat, et il se servit de tous les moyens à sa disposition pour persuader les sudistes qu’ils étaient engagé dans un combat national contre les musulmans arabes du Nord qui dominaient les animistes chrétiens africains noirs du Sud.
La phase 4, de la fin des années soixante-dix et tout au long des années quatre-vingt, vit le continent africain connaître plusieurs diversions majeures (par exemple en Éthiopie), diversions qui n’arrêtèrent pas Israël dans son soutien aux rebelles ; en effet, le soutien s’intensifia quand l’Éthiopie devint un passage régulier pour la livraison d’armes au Sud. C’est à ce stade qu’apparaît John Garang, en tant que dirigeant soutenu par Israël ; il fut reçu à Tel Aviv et obtint de l’argent et des armes. Israël tint aussi à former ses hommes en différents arts martiaux ; dix pilotes furent formés sur avions de combats légers.
La phase 5 commença à la fin des années quatre-vingt-dix, avec un soutien israélien accru ; des cargaisons arrivaient dans le sud du Soudan via le Kenya et l’Éthiopie. Israël fournit le Sud en armes lourdes antichars et antiaériennes. Début 1993, la coordination entre Israël et le SPLA (l’armée populaire de libération du Soudan) incluait le financement, la formation, l’armement, l’information et la supervision par les techniciens israéliens des opérations militaires.
Il est clair qu’Israël garda l’œil sur le Sud Soudan pendant plus d’un demi-siècle.
Il est important aussi d’observer que l’insurrection dans le Sud débuta en 1955, un an avant la Déclaration d’Indépendance de l’État du Soudan. Ceci illustre bien que la raison souvent invoquée pour la sécession du Sud – à savoir l’application de la loi de la Charia par le gouvernement d’Al-Turabi en 1989 – n’est qu’un prétexte ; cette lutte remonte bien avant que de telles intentions ne furent même suggérées.
Pendant qu’Israël soutenait les rebelles du Sud en armements, les pays occidentaux poursuivirent leurs efforts diplomatiques pour organiser la division du Soudan par un référendum. L’accord de paix signé entre le gouvernement de Khartoum et les rebelles fut conclu sous le parrainage britannique, états-unien et norvégien. Pendant plus de cinquante ans, la population du Soudan a été confrontée à une insurrection armée d’un côté, et à des pressions diplomatiques et à des coups bas de l’autre. Si rien que le quart de tels efforts avait été appliqué à la situation en Palestine, le problème serait résolu depuis des décennies.
L’autodétermination semble acceptable, et même hautement souhaitable, quand elle affaiblit un État à dominance arabe, mais elle est hors de tout agenda dès lors qu’il s’agit de satisfaire les droits des Palestiniens contre l’État sioniste d’Israël.
Ils ont planifié cette division du Soudan, et porté une vue d’ensemble, pour obtenir ce qu’ils voulaient [1]. Quant aux Arabes, ils s’en sont tenus à rester de simples spectateurs. J’espère que cela n’est pas le prélude à de nouvelles déceptions à venir.