Boycotter des produits israéliens est-il de bonne politique ? À cette première question, faute de compétence, je m’abstiens de donner publiquement une réponse. A-t-on le droit de les boycotter ? Si je choisis en revanche de répondre (positivement) à cette deuxième question, c’est qu’elle touche aux libertés publiques, qui nous concernent toutes et tous. À l’inverse, est-il légitime de considérer un tel appel au boycott comme une forme de discrimination ? Engagé tant scientifiquement que politiquement, et de longue date, dans la lutte contre les discriminations, je me sens le devoir de répondre à cette troisième question pour protester contre un tel dévoiement de ce combat. C’est pourquoi j’ai signé l’appel de soutien lancé autour de Stéphane Hessel en octobre 2010.
Le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) a annoncé, dans un communiqué du 11 juillet 2010, avoir porté plainte contre Stéphane Hessel, dont le soutien à la campagne BDS (Boycott Désinvestissement Sanction) « contrevien[drai]t à la loi concernant le délit d’appel à boycott et à la discrimination. » C’était répondre à l’invitation de Michèle Alliot-Marie : celle qui était alors ministre de l’intérieur, en réponse à une question du député UMP Éric Raoult sur ces actions de boycott, affirmait le 20 mai 2009 que « si des plaintes précises étaient déposées ou si des infractions pénales étaient constituées, des poursuites auraient lieu. » C’est désormais chose faite.
Entretemps, devenue Garde des sceaux, Michèle Alliot-Marie a adressé, le 12 février 2010, une circulaire aux parquets généraux, concernant les « procédures faisant suite à des appels au boycott des produits israéliens diligentées sur le fondement de la provocation publique à la discrimination ». Sans doute deux personnalités propalestiniennes, la sénatrice Alima Boumediene-Thiery (Verts), et Omar Slaouti (tête de liste NPA aux élections européennes), ont-elles été relaxées le 14 octobre 2010. N’allons pas croire pour autant que le risque soit nul. Le 10 février 2010, une militante de la Ligue des droits de l’homme, Sakina Arnaud, a été condamnée à Bordeaux pour avoir apposé un autocollant « Boycott Apartheid Israël » sur une bouteille de jus d’orange dans un hypermarché. Sa condamnation ayant été confirmée en appel, le 22 octobre, elle se pourvoit aujourd’hui en cassation. Il est clair que la pression est forte : d’autres plaintes sont en cours, à Mulhouse, à Perpignan, à Pontoise.
En quoi peut-on parler de discrimination ? Comme l’a relevé le journaliste Dominique Vidal, le 20 mai 2009, Michèle Alliot-Marie rectifiait encore les propos d’Éric Raoult, qui, lors d’une question au gouvernement, décelait dans la campagne de boycott « un fort relent d’antisémitisme » : « ces opérations, il faut bien le préciser, touchent des produits importés d’Israël et non des produits casher. » De fait, la question a plutôt été, parmi les tenants du boycott, de savoir s’il vaut mieux le limiter aux produits issus des territoires occupés (comme le préconise en particulier Stéphane Hessel), et non de l’étendre aux produits casher. Or le 18 février 2010, annonçant sa récente circulaire lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) de Bordeaux, la ministre oublie cette distinction cruciale : « Je n’accepte pas que des personnes, responsables associatifs, politiques ou simples citoyens, appellent au boycott de produits au motif qu’ils sont casher ou qu’ils proviennent d’Israël. »
D’ailleurs, le premier ministre venait tout juste de lui ouvrir la voie : François Fillon dénonçait en effet, le 4 février lors du dîner annuel du CRIF, « ces scandaleux mouvements de boycott des produits casher ou israéliens. » L’enjeu de la distinction, ou de la confusion, est essentiel : la campagne vise-t-elle une politique, ou une population – l’État d’Israël, en raison de ce qu’il fait, ou bien les Juifs, pour ce qu’ils sont ? Pour le BNVCA, les deux logiques finiraient inéluctablement par se confondre : son communiqué « rappelle que ce type de comportement pousse depuis dix ans à la haine d’Israël qui conduit à l’acte antijuif. »
L’État français doit-il reprendre ce point de vue à son compte ? Le Syndicat de la magistrature s’inquiète à juste titre : « il est désormais interdit de boycotter » . Son secrétaire général adjoint Benoist Hurel accuse ainsi la ministre d’avoir « commis un attentat juridique d’une rare violence contre l’un des moyens les plus anciens et les plus efficaces de la contestation des États par les sociétés civiles. » Et de « rappeler les actions de ce type dans l’histoire : boycott du Royaume-Uni en 1930 initié par Gandhi contre la colonisation, boycott de l’Afrique du Sud dans les années 70 par les militants antiapartheid, boycott, à la même époque, par la communauté homosexuelle américaine d’une marque de bière qui refusait d’embaucher les gays ou, plus récemment, boycott des produits chinois par les soutiens de la cause tibétaine et des produits israéliens par les militants palestiniens… »
On l’aura compris : il ne s’agit pas seulement d’Israël et des Juifs. Hier, nul n’aurait parlé de discrimination à l’encontre des Blancs lorsque le boycott visait l’apartheid que subissaient en Afrique du Sud les Noirs et les Métis. Mais si critiquer la politique de la France en matière d’immigration et d’identité nationale, pour ses effets sur les étrangers mais aussi sur les minorités visibles, expose aujourd’hui à paraître « anti-français », demain, ne risquera-t-on pas de se voir taxer de discrimination, et singulièrement de « racisme anti-Blancs » ? Après tout, les préfets n’hésitent déjà pas à poursuivre en justice les militants qui évoquent la mémoire de Vichy pour dénoncer la « chasse à l’enfant », comme à Tours, ou les « rafles », comme à Pau. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? La lutte contre le racisme et la xénophobie pourrait bien, dans une logique orwéllienne, tomber sous le coup d’une loi qui vise pourtant les discriminations racistes et xénophobes…
S’il faut soutenir Stéphane Hessel, c’est qu’il en va des libertés publiques. La Ligue des droits de l’homme l’a bien compris ; mais d’autres héritiers des Lumières ne semblent guère émus. Il est même des voltairiens autoproclamés pour s’engager aujourd’hui contre la liberté d’expression. Ainsi de Bernard-Henri Lévy. Le 10 février 2008, aux côtés de Rama Yade, membre du gouvernement, ce philosophe prenait la parole lors d’une réunion publique de soutien à Ayaan Hirsi Ali et à son combat contre l’intolérance islamiste : « elle plaide pour les mêmes valeurs de tolérance que Voltaire. » Pour lui, comme pour celle qui était alors secrétaire d’État aux droits de l’homme, il s’agissait donc de défendre le nouveau Voltaire. C’était à l’École normale supérieure.
Or, selon un communiqué du CRIF, ce même Bernard-Henri Lévy, appuyant une autre membre du gouvernement, serait intervenu pour faire annuler la réunion publique de soutien à Stéphane Hessel qui devait avoir lieu, dans cette même École normale supérieure, mardi 18 janvier 2011 : « Valérie Pécresse, Ministre des Universités, ainsi que le rectorat de l’Université de Paris que nous avons contactés en urgence ont réagi sans ambiguïté : je leur rends hommage, ainsi qu’à Claude Cohen-Tannoudji, Prix Nobel de Physique, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut, tous anciens élèves de l’École Normale Supérieure. » Le revirement de Bernard-Henri Lévy mérite d’être souligné : pour empêcher la prise de parole autour de Stéphane Hessel, ce voltairien inconséquent n’hésite pas à prendre le parti de l’État contre les libertés publiques.
Il faut y insister : il ne s’agit pas seulement d’Israël, soit d’une question qui, pour des raisons historiques, ferait figure d’exception. Les libertés publiques sont indivisibles. Pour en témoigner, je terminerai sur le récit d’une expérience personnelle. Membre de l’association Cette France-là, engagée dans l’analyse de la politique d’immigration menée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, j’étais invité à présenter le premier volume de cette chronique du quinquennat, le 10 avril 2009, à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) de Chartres. Or j’apprenais la veille que la réservation de la salle était annulée.
Voici l’explication qui m’a alors été donnée : le président de l’université d’Orléans-Tours, dont dépendait désormais l’IUFM, était intervenu directement auprès de sa directrice ; lui-même aurait été l’objet de pressions du rectorat, à la suite d’une intervention de la préfecture. Il ne m’est pas possible de confirmer les faits : le président de l’université, à qui j’ai écrit à plusieurs reprises pour demander des explications, ne m’a pas répondu. Il semblerait pourtant qu’il ait trouvé le temps d’intervenir pour annuler la réservation d’une salle à Chartres – en plein mouvement anti-LRU, au lendemain d’une brève séquestration dans son bureau d’Orléans par des étudiants qui lui reprochaient de trop céder à sa ministre de tutelle, la même Valérie Pécresse.
Il semblerait que le combat contre les libertés publiques soit devenu prioritaire pour certains ; il est donc indispensable que le combat en leur faveur le reste pour d’autres. Autrement dit, qu’aux intermittents du voltairianisme répondent des voltairiens conséquents. C’est aujourd’hui, pour moi qui enseigne à l’École normale supérieure, une raison supplémentaire de marquer mon soutien à Stéphane Hessel, par ma présence, mardi 18 janvier, non à l’École normale supérieure, qui n’accueille plus cet événement autour de son ancien élève, mais pour un rassemblement à 18h30 devant le Panthéon où fut transférée la dépouille de Voltaire en 1791. À défaut de s’engager pour les libertés publiques, nos voltairiens de peu de foi goûteront-ils cette ironie ?