CETTE SEMAINE, j’ai vécu une heure de bonheur.
J’étais sur le chemin de la maison, après m’être procuré le nouveau livre de William Polk sur l’Iran. J’admire la sagesse de cet ancien fonctionnaire du Département d’Etat.
Je marchais sur la promenade le long de la mer quand je fus saisi du désir de descendre sur la plage. Je m’assis sur une chaise sur le sable, dégustai un café et fumai un narguilé, la seule chose que je me permette de fumer de temps en temps. Un rayon du doux soleil d’hiver traçait un chemin doré sur l’eau, et un surfer solitaire chevauchait l’écume blanche des vagues.
La plage était presque déserte. Un inconnu me fit signe de loin. Un jeune étranger qui passait me demanda d’essayer ma pipe. De temps en temps, mon regard rencontrait la lointaine Jaffa qui s’avançait dans la mer, un magnifique spectacle.
PENDANT un moment, je me trouvai dans un monde où tout allait bien, loin des sujets importants qui dominaient dans le journal du matin. Et puis je me souvins que j’avais ressenti la même chose il y a de très nombreuses années.
C’était il y a 68 ans, exactement au même endroit. C’était également une agréable journée d’hiver, face à une mer agitée. J’étais au repos pour maladie, après une grave crise de fièvre typhoïde. J’étais assis sur une chaise, me réchauffant au doux soleil de l’hiver. Je sentis mes forces me revenir après la maladie qui m’avait affaibli, j’envoyai aux oubliettes la Guerre mondiale. J’avais 18 ans et le monde était parfait.
Je me souviens du livre que je lisais : “Le déclin de l’Occident” d’Oswald Spengler, un volume imposant qui présentait un tableau entièrement nouveau de l’histoire du monde. Au lieu du paysage alors accepté constitué d’une ligne droite de progrès conduisant de l’Antiquité au Moyen âge, et de là à l’époque moderne, Spengler dépeignait un paysage de chaînes de montagnes, dans lequel une civilisation en suit une autre, chacune d’elle naissant, grandissant, vieillissant et mourant, à peu près comme un être humain.
J’étais assis et lisais, ressentant véritablement mon horizon s’élargir. De temps à autre je posais le volume afin d’assimiler ces nouvelles idées. Et puis, là aussi, j’ai regardé vers Jaffa, à l’époque encore une ville arabe.
Spengler affirmait que chaque civilisation vit environ mille ans, finissant par créer un empire mondial, après quoi une nouvelle civilisation prend sa place. De son point de vue, la civilisation occidentale était sur le point de créer un empire mondial allemand (Spengler était allemand, bien sûr) après lequel la civilisation suivante serait russe. Il avait raison et il avait tort : un empire mondial était sur le point de naître, mais il était américain, et la civilisation prochaine sera probablement chinoise.
EN ATTENDANT, l’Amérique gouverne le monde, et cela nous conduit, naturellement, à Barack Obama.
J’ai suivi son discours d’acceptation du Prix Nobel. Ma première impression fut qu’il était presque impudent : venir à une cérémonie de paix et y justifier la guerre. Mais quand je l’ai relu une seconde puis une troisième fois, j’y ai trouvé d’indéniables vérités. Moi aussi je crois qu’il y a des limites à la non-violence. Aucune non violence n’aurait pu arrêter Hitler. L’ennui est que cette idée sert très souvent de prétexte à l’agression. Quiconque veut lancer une guerre stupide – une guerre qui tout simplement ne résoudra pas le problème qui l’a justifiée – ou une guerre pour un objectif indigne, prétend qu’il n’y a pas d’alternative.
Obama essaie de coller le label “pas d’alternative” sur la guerre afghane – guerre cruelle, superflue et stupide s’il en est, tout comme nos propres trois dernières aventures militaires.
Les observations d’Obama méritent réflexion. Elles invitent au débat, et même l’exigent. Mais il était étrange de les entendre à l’occasion de la remise d’un prix de paix. Il aurait été plus approprié de les prononcer à l’Ecole militaire de West Point, où il s’exprimait une semaine auparavant.
(Un humoriste allemand fit remarquer qu’Alfred Nobel, qui institua le prix, avait inventé la dynamite. “C’est le bon ordre des choses” dit-il, “d’abord vous faites tout sauter, et puis vous faites la paix.”)
JE M’ATTENDAIS à ce qu’Obama utilise son discours pour présenter une vraie vision à portée mondiale, au lieu de tristes réflexions sur la nature humaine et le caractère inévitable de la guerre. En tant que Président des Etats-Unis, au cours d’une telle occasion festive, alors que l’humanité entière l’écoutait, il aurait dû insister sur la nécessité du nouvel ordre mondial qui doit voir le jour au cours du XXIe siècle.
La grippe porcine est un exemple qui montre comment un phénomène mortel peut se propager sur toute la Planète en quelques jours. La fonte des icebergs au Pôle nord provoque l’engloutissement d’îles dans l’océan Indien. L’effondrement du marché immobilier à Chicago fait que des centaines de milliers d’enfants en Afrique meurent de faim. Les lignes que j’écris en ce moment atteindront Honolulu et le Japon en quelques minutes.
La Planète est devenue une entité – des points de vue politique, économique, militaire, environnemental, de la communication et médical. Un dirigeant qui est aussi un philosophe devrait montrer la voie pour fabriquer un ordre mondial engageant , un ordre qui relèguerait dans le passé les guerres en tant que moyens pour résoudre les problèmes, qui abolirait les régimes tyranniques dans tous les pays et ouvrirait la voie vers un monde libéré de la faim et des épidémies. Pas demain, bien sûr, ni dans notre génération, mais comme un but à atteindre, pour diriger nos efforts.
Obama doit sûrement penser à tout ceci. Mais il représente un pays qui s’oppose à tant d’aspects importants d’un ordre mondial engageant. Il est naturel qu’un empire mondial s’élève contre un ordre mondial qui limiterait ses pouvoirs et les transférerait à des institutions mondiales. C’est pourquoi les Etats-Unis s’opposent à une cour de justice mondiale et empêchent les efforts du monde entier pour sauver la planète et en éliminer toutes les armes nucléaires. C’est pourquoi ils s’opposent à ce qu’une véritable gouvernance mondiale remplace les Nations unies, qui sont presque devenues un instrument de la politique américaine. C’est pourquoi ils font l’éloge de l’OTAN, bras armé des Etats-Unis et refusent l’émergence d’une force internationale réellement efficace.
La décision norvégienne de décerner à Obama le prix Nobel de la paix frise le ridicule. Dans son discours d’Oslo, Obama n’a fait aucun effort pour fournir, post factum, une justification plausible à cette décision. Après tout, ce n’est pas un prix destiné à des philosophes mais à des gens d’action, pas pour des mots mais pour des actes.
QUAND IL fut élu président, nous nous attendions à avoir des déceptions. Nous savions qu’aucun homme politique ne pouvait être réellement aussi parfait que le candidat Obama semblait l’être. Mais la déception est beaucoup plus grande et beaucoup plus douloureuse que nous l’avions prévu.
Cette déception touche en réalité tous les domaines possibles. Obama n’a pas encore quitté l’Irak, mais s’enfonce des deux pieds profondément dans le bourbier afghan – guerre qui menace d’être plus longue et plus stupide même que la guerre du Vietnam. C’est en vain que l’on chercherait un quelconque sens à cette guerre. Elle ne peut pas être gagnée, et il n’est même pas clair de savoir ce qui constituerait une victoire dans ce contexte. Elle est menée contre le mauvais ennemi – le peuple afghan, à la place de l’organisation al Qaida. C’est un peu comme si l’on réduisait une maison en cendres pour la débarrasser des souris.
Il a promis de fermer Guantanamo et les autres camps de torture – pourtant ils sont toujours en fonctionnement.
Il a promis de sauver les masses de chômeurs dans ce pays, mais verse de l’argent dans les poches des riches privilégiés qui sont aussi prédateurs et gloutons que jamais.
Sa contribution à la solution de la crise climatique est surtout verbale, comme l’est son engagement pour la destruction des armes de destruction massive.
Certes, la rhétorique a changé. L’arrogance moralisatrice de la période Bush a été remplacée par un style plus réconciliateur et l’apparence d’une recherche d’accord équitable. Ceci doit être dûment apprécié. Mais pas outre mesure.
EN TANT qu’Israélien, je suis naturellement intéressé par son attitude à l’égard de notre conflit. Quand il fut élu, il suscita de grands, et même trop grands espoirs. Comme le chroniqueur du Haaretz Aluf Ben l’a écrit cette semaine : “On l’a considéré comme un croisement entre le prophète Isaïe, la mère Térésa et Uri Avnery.” Je suis flatté de me trouver en si bonne compagnie, mais je suis forcément d’accord : la déception est à la hauteur des espoirs.
Dans tout le long discours d’Oslo, Obama nous a consacré en tout et pour tout seize mots : “Nous le voyons au Moyen-Orient, le conflit entre Arabes et Juifs semble se durcir.”
Bien, d’abord ce n’est pas un conflit entre Arabes et Juifs. Il est entre Palestiniens et Israéliens. C’est une différence importante : quand on veut résoudre un problème, on doit en premier lieu en avoir une image claire.
Plus important : ceci est la remarque d’un spectateur. Quelqu’un assis dans son fauteuil qui regarde l’écran de télévision. Un critique de théâtre qui évalue une pièce. Est-ce ainsi que le Président des Etats-Unis considère le conflit ?
Si le conflit est vraiment en train de se durcir, les Etats-Unis, et Obama personnellement, doivent en porter une grande part de responsabilité. Son recul sur la question des colonies et son total abandon devant le lobby pro-Israël des Etats-Unis a encouragé notre gouvernement à croire qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait.
Au début, Benjamin Netanyahou était inquiet à propos du nouveau président. Mais la crainte s’est dissipée, et aujourd’hui notre gouvernement traite Obama et son équipe avec un dédain frôlant le mépris. Les engagements pris avec la dernière administration ont été violés tout-à-fait ouvertement. Le Président George W. Bush avait reconnu les “blocs de colonies” en échange de l’engagement de geler toutes les autres de façon permanente et de démanteler les avant-postes établis depuis mars 2001. Non seulement pas un seul avant-poste n’a été démantelé, mais cette semaine le gouvernement a accordé le statut de “zone prioritaire” à des dizaines de colonies en dehors des “blocs”, y compris les pires des repaires kahanistes. C’est de l’un d’entre eux que cette semaine des voyous sont sortis pour aller mettre le feu à une mosquée.
Le « gel » est une plaisanterie. Dans ce théâtre de l’absurde, les colons tiennent le rôle d’une opposition violente qui est à la fois invitée et payée par le gouvernement. La police n’emploie pas contre eux des gaz au poivre, des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des matraques – comme elle le fait chaque semaine contre les manifestants israéliens qui protestent contre l’occupation. Pas plus qu’elle ne fait des incursions nocturnes dans les colonies pour arrêter les activistes – comme elle le fait aujourd’hui à Bilin et dans d’autres villages palestiniens.
A Jérusalem, bien sûr, l’activité de colonisation fonctionne à plein régime. Des familles palestiniennes sont jetées hors de leur maison sous les cris de jubilation des colons, et les quelques Israéliens qui protestent contre l’injustice sont envoyés à l’hôpital et en prison. Les groupes de colons engagés dans ces activités reçoivent des donations venant des Etats-Unis qui sont déductibles des impôts – donc Obama paye indirectement les actes même qu’il condamne.
PENDANT une heure heureuse sur la plage, sous le doux soleil de l’hiver, j’ai réussi à repousser au loin cette situation déprimante. Avant d’atteindre la maison, une marche de dix minutes, cette situation m’est revenue et m’est retombé dessus de tout son poids. Ce n’est pas le moment de s’endormir. Il y a encore un combat à mener devant nous, et pour le gagner nous devons nous mobiliser de toutes nos forces.
Et Obama ? Aïe-bama.