On connaissait le fil conducteur de cette histoire d’affiche, présentée dans le dossier de presse par l’auteur lui-même : « La martyrisation est une arme de guerre extrêmement présente dans les deux camps. Abou Salem, imprimeur de ces affiches, se retrouve un jour à imprimer celle martyr de son seul fils. Mort par balles lors d’un affrontement avec les soldats qui hantent son camp de réfugiés. Oum Salem, la mère du martyr, ne voit rien d’autre que la haine… La famille se dégrade, la colère ne laisse plus de place à l’humanité. De son côté, Itzhak, le soldat responsable de la mort de Salem, se retrouve submergé par la violence de son geste et par l’impitoyable cruauté de l’occupation… » Et l’on se demandait où l’on allait mettre les pieds.
On ne s’attendait pas à un texte d’une telle force. A la fois petit traité politique de la vie palestinienne sous occupation, recueil sidérant de montagnes de témoignages : réfugiés qui sont d’abord des pères, des mères, des frères ou des sœurs, des enfants, barbiers, rabbis, journalistes étrangers, un docteur, des soldats ou responsables de Tsahal, l’inglorieuse armée israélienne, et l’on en passe… et surtout, chef d’œuvre en écriture. Dans sa capacité à « devenir le vecteur de l’insupportable quotidien » qui est celui des Palestiniens, et dont finalement on ne sait rien puisque c’est irreprésentable. Sa générosité à ne pas nous écraser, nous tétaniser, en nous communiquant la colère qui a été la sienne, « montée en lui, qui a fait bouillir son sang et lui a fait voir rouge ».
L’écriture de Philippe Ducros, donc, dans sa fulgurance et sa poésie, impressionne : « Vous mangez notre terre et vos filles dansent dans les discothèques », « Il est mort au bout de son sang dans les bras d’un soldat », « Ceux qui croient qu’une mère peut être fière de la mort de son enfant n’ont ni mère ni père. Ni enfant. /… Dis aux journaux de chez vous qu’on ne ressent aucune fierté. Aucune. Dis aux journaux de chez vous qu’on ne ressent aucune fierté à voir nos enfants se faire tuer. Tu vas le dire ? », « C’est une mère, elle était belle, maintenant elle rouille », « Demain n’existe pas ». Bref, il y en a comme cela pour une heure cinquante de captivante écoute. Sur laquelle on peut revenir ultérieurement et plus finement grâce à la publication du texte aux éditions Lansman [1].
Philippe Ducros y précise que « le texte doit être joué tel quel, dans son intégralité. Des coupures et modifications ne peuvent être effectuées, compte tenu des enjeux et des passions qu’ils peuvent engendrer, qu’avec l’accord écrit de l’auteur ». Il avait en effet fait la troublante expérience de voir son texte, écrit en 2005 en français, édité et monté en 2009, lui échapper, amputé et raccourci à une heure quinze… en Syrie, en 2006, donc bien avant qu’il existe sur les scènes de langue française !
On mesure alors la capacité explosive, et assumée de ce texte : « Je risque de passer pour un radical », et aussi sa patine. Né à l’issue d’une commande d’écriture de Guy Delamotte pour un atelier de travail de trois semaines en Palestine occupé en 2002, le texte a incubé à la suite de cela (« Rien ne pouvait le préparer à ce qu’implique l’occupation ») et s’est nourri de la densité des six voyages ultérieurs qu’il fera en Syrie, Liban, Palestine, Israël, acceptant la transformation que cela opère en lui : « Parfois le chemin qu’on prend dans la vie nous change complètement. »
Le résultat en est cette pièce ambitieuse : pas moins de dix personnages, « premiers rôles », plus une foultitude d’autres… Evidemment, les scènes se passent en de multiples lieux, à Ramallah, Jénine, Naplouse ou Gaza. On doit y voir concrètement l’occupation, les destructions, le « mur de la honte » de huit mètres de haut et qui court sur 640 kilomètres, détournant les eaux du Jourdain. Le mur qui coupe les Palestiniens des puits artésiens du Nord et les condamne à périr de soif, tandis que de l’autre côté on profite dans la joie des jeux d’eau et de piscines des colons.
On est dans un découpage à la fois fictionnel et documentaire, avec des plans comme au cinéma, sauf qu’on est au théâtre, avec l’impact d’acteurs vivants, transpirant leur révolte, leur douleur, leur douceur, leur rage… palpables, à seulement quelques doigts de nous.
A la hauteur de la pièce, Guy Delamotte s’est révélé pour Philippe Ducros un véritable allié, un metteur en scène exigeant et inventif, rigoureux et créatif. Le rideau s’ouvre sur une curieuse longue table en bois, à la fois table de négociations où sont posés les drapeaux d’Israël, de la Palestine, des Etats-Unis et de l’ONU…, table d’interrogatoire ou simplement de maison. Sept comédiens, tous très bons, sont déjà sur le plateau et ne le quitteront plus, endossant tous les rôles dans un impressionnant jeu virtuose : Patrick Azam, Véro Dahuron, Christine Guénon, Michel Quidu, Martine Schambacher, Alex Selmane et Timo Torikka. Ils changent de costumes et de personnages à vue sur le plateau. Des oiseaux en cage les rejoignent lorsque les humains n’ont plus rien à dire ou qu’il faut faire taire la béance de la peur ou de l’absence au sein d’une famille.
Les intentions du texte vont se révéler immédiatement et rester très claires d’un bout à l’autre de la représentation : « Il n’y a qu’un occupant et un occupé. » La terreur, ce sont les Palestiniens qui la subissent et les Israéliens qui l’exercent. Des menaces d’exécution aux « assassinats ciblés », en passant par les rafles et explosions de maisons jusqu’à la terreur hallucinante des raids de F16 israéliens et leurs conséquences sur les populations, il n’y a aucune tentative de chercher à comprendre un « Orient compliqué », mais bien une volonté de « se mêler de ce qui nous regarde » et de souligner qu’en Palestine se jouent « des retailles de territoire, des miettes du grand festin de la colonisation ».
En même temps, tout reste inattendu et échappe aux stéréotypes ou aux conventions. Abou Salem avec son accent russe qui nous déconcerte : a-t-il une responsabilité quelconque dans la mort de son fils ? Itzhak est-il de la trempe de ces refuzniks qui pourraient sauver Israël du fanatisme de l’extrême droite, ou bien se sent-il tout simplement coupable sur le terrain d’une guerre dont il ne mesurait pas la violence et le traumatisme en lui-même ? Oum Salem tient plus de la révolutionnaire espagnole que de la « mère palestinienne » en deuil ; Shaida, la sœur du martyr, se voile et se dévoile lorsqu’elle le veut, choisit son destin dans ce jeu d’échecs infernal.
Si la résistance est clairement du côté des Palestiniens sur le plateau, elle est aussi du côté des femmes, ce qui ajoute à notre étonnement et plaisir autant d’images qui viennent nourrir notre intelligence et notre espoir.