La Russie sous sa neige épaisse et Israël sous son soleil ardent sont deux pôles qui se repoussent et s’attirent. Il n’y a pas deux pays plus différents au monde – que ce soit par leur taille, leur histoire, leur mentalité, leur composition ethnique ou leurs objectifs nationaux – qui soient en même temps aussi liés l’un à l’autre.
J’ai découvert Israël guidé par Dina Roubina. Elle y était installée depuis trois ans et n’était pas encore devenue l’une des écrivaines les plus populaires de Russie, mais j’appréciais déjà son travail. Elle avait alors prononcé une phrase que j’ai retenue comme une explication primordiale : “Israël a été créé par des Juifs russes pour des Juifs russes.” J’étais loin de me douter que, quinze ans plus tard, c’est-à-dire tout récemment, j’entendrais cette même formule sous une forme plus directe. Shmoulik Eviatar, ancien agent du Mossad et ancien conseiller aux Affaires chrétiennes de l’ex-maire de Jérusalem Ehoud Olmert [de 1993 à 2003], m’a en effet déclaré : “Ce pays a été fait par les Russes.” Les Russes en général, et non les seuls Juifs russes.
En 1772, l’Empire russe dut intégrer parmi ses sujets les Juifs qui peuplaient les territoires rattachés à l’issue du partage de la Pologne. Leur société était très fermée, patriarcale. Ils furent cantonnés en deçà d’une limite géographique et il leur fut interdit de s’installer dans les régions de l’intérieur de la Russie. Les réformes d’Alexandre II autorisèrent les marchands juifs, les artisans et les spécialistes, les diplômés des établissements d’enseignement impériaux à s’installer dans l’intérieur de la Russie et dans les grandes villes. Il existait un quota limitant le nombre de lycéens et d’étudiants juifs, mais de plus en plus de jeunes gens aspiraient à une éducation laïque, et, bien sûr, plus ils étaient nombreux là où auparavant il n’y en avait pas, plus ils suscitaient l’exaspération.
Les plus frustrés étaient ceux qui avaient réussi à s’extraire de leur milieu patriarcal. Ces Juifs instruits, qui avaient échappé à une ambiance pesante et étroitement locale, trouvèrent une solution : comprenant qu’on les détestait parce qu’ils n’étaient pas comme tout le monde, ils décidèrent de faire accéder leurs compatriotes à l’éducation, de les ouvrir au monde. Les militants juifs de l’éducation tentèrent de s’intégrer à la société, de partager sa façon de vivre, de devenir des patriotes russes et de suivre toutes les grandes tendances. C’est ainsi qu’ils comptèrent dans leurs rangs beaucoup de libéraux et de populistes [narodniki]. Et de fidèles du culte de l’Etat. La réaction fut double. En 1881, l’assassinat d’Alexandre II [1818-1881] marqua le début des pogroms, encouragés par le pouvoir. Les révolutionnaires narodniki, pensant récupérer la révolte populaire contre les Juifs pour la diriger contre le pouvoir, incitaient aussi à cette violence. Les militants juifs de l’éducation durent changer de tactique : les Juifs auraient la capacité et le droit d’être comme tout le monde, mais dans leur propre pays, pas en Russie.
Le sionisme, mouvement en faveur du retour dans la patrie historique pour la création d’un Etat juif, n’a pas vu le jour en Russie. Mais ce sont bel et bien les Juifs russes, tous ces hommes qui avaient été empêchés de devenir des patriotes russes, qui l’ont adopté comme plan d’action. Ironie de l’histoire, ils ont emporté dans leur patrie historique les idées de la patrie qui les avait rejetés. Tout ce qu’ils n’avaient pas réussi à réaliser en Russie, ils l’ont tenté en Israël. Le plus étonnant, c’est qu’ils ont obtenu beaucoup de bons résultats.
Les révolutions russes ont provoqué des répliques tectoniques en terre d’Israël. La première aliya [“montée” ou “ascension”, le retour des Juifs de la diaspora en Israël] s’est produite dans les années 1880, à la suite de l’attentat – où a péri le tsar Alexandre II – perpétré par les révolutionnaires russes. La vague de pogroms qui a alors déferlé dans le sud de la Russie a jeté sur les rives de la Palestine des Juifs qui voulaient sauver leur vie. C’était une aliya religieuse, dont les traces sont encore visibles : le premier quartier juif de la Jérusalem moderne, apparu presque en même temps que le fameux hospice orthodoxe russe ; la première vodka russe fabriquée en Israël, la Gold, que continuent à produire les descendants des rescapés des pogroms de Russie. Son étiquette comporte toujours l’aigle à deux têtes, emblème de la Russie tsariste.
La deuxième aliya a été un écho de la révolution russe ratée de 1905. Désespérant de parvenir à briser le régime tsariste, les socialistes juifs, dont les actions avaient entraîné une nouvelle vague de pogroms, partirent en Palestine afin de réaliser leur rêve. Amos Oz, auteur classique de la littérature israélienne inspiré par les idées de Tolstoï, a grandi dans un quartier de Jérusalem. Il m’a expliqué que les gens qui l’entouraient étaient incapables d’arroser un gazon, mais qu’ils rêvaient de travailler en tant que paysans sur une terre collective. A cette époque, de telles communautés existaient aussi en Russie et aux Etats-Unis. Mais ce n’est que sur la terre Israël qu’elles ont vraiment pu se développer, pour devenir les kibboutz, fondement économique et structurel du futur Etat. De fait, les kibboutz pratiquaient le communisme.
Un afflux de forces vives en provenance de l’URSS
Les réfugiés qui ont échappé à la révolution de 1917 et à la guerre civile qui s’est ensuivie ont constitué la troisième aliya, avec laquelle a réellement débuté la création de la nouvelle Palestine juive, indépendante, comptant sur ses propres forces, sous-tendue par des motivations idéologiques. Une fois de plus, c’est le pouvoir soviétique qui l’a encouragée, en entamant dès le début une lutte farouche contre le sionisme, interdisant la pratique de l’hébreu, mais autorisant l’immigration. Israël [1] a vu affluer de jeunes forces vives en provenance de l’URSS.
C’est l’interdiction de l’hébreu en Union soviétique qui a permis la naissance du premier théâtre professionnel en Israël. Ne pouvant plus jouer dans sa langue, le studio théâtral juif créé par Vakhtangov à Moscou se transporta en Palestine, pour devenir le théâtre Gabima, qui est encore le plus important d’Israël. Jusqu’à la fin de leur vie, ses acteurs ont parlé un hébreu fortement teinté d’accent russe, accent qui est longtemps resté la marque de ce jeu théâtral.
Les sionistes russes socialistes qui s’étaient installés en Palestine ont continué à suivre avec attention les événements qui se déroulaient dans la patrie du socialisme. Dans les années 1930, lorsqu’une campagne de création de kolkhozes juifs en Crimée a été lancée, beaucoup se sont inscrits, par kibboutz entiers, et sont retournés dans leur patrie d’origine. Presque tous ont été victimes de Staline.
Pour autant, la grande majorité des Juifs de Palestine n’ont pas changé d’attitude envers l’URSS. La Seconde Guerre mondiale, dans laquelle l’Union soviétique a supporté l’essentiel du poids de la résistance au nazisme, a suscité chez eux un énorme élan de solidarité et un vrai culte de Staline. Les jours de fête soviétiques et juifs, les kibboutz s’ornaient de drapeaux rouges et de portraits du tyran couverts de fleurs. Aujourd’hui encore, les chansons patriotiques de l’URSS, traduites en hébreu et interprétées dans le style de la radio soviétique, sont considérées comme des chansons populaires israéliennes.
Dans les années 1990, la zone militaire nord était commandée par le général Iosi Peled, c’est-à-dire Joseph Staline en hébreu (peled signifie “acier” [comme stal en russe]). Tel est le nom qui avait été donné à ce garçon d’origine belge, sauvé par une famille chrétienne pendant l’occupation, à son arrivée dans un kibboutz communiste. Il m’a raconté comment, lors de sa bar-mitsva, il avait lu, au lieu de la Torah, un extrait des œuvres de Staline.
Les Soviétiques n’étaient censés aimer que leur propre pays
Le dirigeant soviétique ne pouvait manquer de le savoir. Il décida alors que les Juifs devaient avoir leur Etat, qui deviendrait ainsi le poste avancé de l’URSS au Proche-Orient. C’est pour cela que l’Union soviétique fut la première grande puissance à soutenir la création d’Israël. En novembre 1947, devant l’Assemblé générale des Nations Unies où se décidait le sort de la Palestine après la fin du mandat britannique, Andreï Gromyko prononça un discours incroyablement projuif et prosioniste. En Palestine, il provoqua un nouvel élan d’amour envers l’URSS, tandis qu’en URSS même il fut totalement passé sous silence. Une seule personne s’en fit l’écho : le grand acteur et metteur en scène juif Solomon Michoels, président du Comité antifasciste juif, qui en parla lors d’une soirée au Musée polytechnique de Moscou. Le public qui emplissait la salle était majoritairement juif, et il fit une ovation à cette nouvelle. Cela marqua l’arrêt de mort des Juifs soviétiques en général, et de Michoels en particulier [il fut tué en juillet 1948 dans un accident suspect, à Minsk].
Tout en éliminant les Juifs de son pays, Staline continuait à soutenir la création d’un Etat juif en Palestine, envoyant par l’intermédiaire de la Tchécoslovaquie les armes sans lesquelles Israël n’aurait sans doute pas gagné sa guerre d’indépendance, qui éclata juste après la fondation de l’Etat. Cela ne fit que renforcer l’amour porté à l’URSS, un pays où, en revanche, proclamer son amour pour Israël était considéré comme de la haute trahison. Staline fut saisi d’une jalousie violente, car les Soviétiques n’étaient censés aimer que leur propre pays. Cette crise de rage du dirigeant tout-puissant se traduisit par un projet de vengeance mortel à l’égard du peuple qui se comportait en traître à la patrie : il ordonna une campagne contre les “cosmopolites sans racines”.
Les dirigeants socialistes d’Israël n’avaient aucune idée de ce qui se passait. Dans le rapport récemment publié de M. Namir, l’ambassadeur d’Israël à Moscou, sur la campagne antisémite déployée en URSS, on retrouve telles quelles les thèses de la propagande soviétique, qui niait tout antisémitisme et assurait que les Juifs eux-mêmes étaient les seuls responsables de ce qui leur arrivait : ils avaient trop tendance à vouloir s’immiscer dans tout.