Qadoura Farès a la tête des mauvais jours. Dans les locaux de l’association de défense des prisonniers qu’il dirige en lisière de Ramallah, il grille des cigarettes à la chaîne, cherche ses mots et jette des regards inquiets à la télévision qui diffuse des images de Gaza. "C’est la première guerre depuis quarante-trois ans dont le Fatah n’est pas partie prenante, soupire-t-il en référence au parti du président Mahmoud Abbas dont il est un haut responsable. Pour la génération qui monte, le héros, c’est désormais le Hamas. Nous allons payer ce conflit au prix fort."
Dans les rangs du Fatah, matrice du nationalisme palestinien, la gueule de bois est généralisée. Révulsés par les carnages causés par le rouleau compresseur israélien, méfiants à l’égard de la rhétorique incendiaire du Hamas, désorientés par les signaux contradictoires envoyés par leurs dirigeants, les militants ne parviennent pas à se mobiliser en masse pour les manifestations organisées chaque jour à Ramallah.
Vendredi 9 janvier, à l’exception d’une poignée de cadres clairvoyants, les seuls "fatahouis" présents sur la place centrale étaient des chabab (jeunes) fanatisés, venus "casser" du militant Hamas. "Le Fatah ne sait plus ce qu’il est, dit Qadoura Farès, ancien député, ancienne étoile montante du parti dont les ambitions ont été balayées par le triomphe électoral des islamistes en janvier 2006. Un mouvement de résistance ? Un organe de négociations ? Un parti de gouvernement ? Cette guerre nous renvoie à toutes nos contradictions."
Le principal sujet d’empoignade porte sur la part de responsabilité du Hamas dans l’embrasement de Gaza. Une frange importante du parti, toujours sonnée par sa débâcle dans la mini-guerre civile interpalestinienne de juin 2007, voit dans la férule des islamistes la source de - presque - tous les maux endurés par les Gazaouis. "Depuis qu’il a expulsé l’Autorité palestinienne de Gaza, le Hamas est seul responsable de ce qui s’y passe", assure un colonel des moukhabarrat, les services secrets palestiniens, résident de Gaza mais de passage à Ramallah pour des raisons de santé. "Les islamistes ont instauré une dictature", ajoute-t-il en affirmant, comme d’autres sources, que depuis le déclenchement de la guerre, plusieurs militants du Fatah de la bande de Gaza ont été blessés et arrêtés par leurs adversaires.
"Les roquettes du Hamas sont une piqûre de moustique pour Israël mais un désastre pour le Fatah, renchérit Ahmed Abbas, directeur général du ministère du plan et chef du syndicat pro-Fatah de la fonction publique. Le Hamas est téléguidé par l’Iran qui s’en sert, comme le Hezbollah au Liban, pour déstabiliser les régimes arabes modérés." Abou Ali Chahine, l’une des grandes gueules du mouvement et bête noire des islamistes, estime pour sa part que "le Hamas est le meilleur allié d’Israël". "Les sionistes ne s’en débarrasseront jamais car il leur offre une excuse idéale pour ne jamais signer le moindre accord de paix", ajoute-t-il.
Qadoura Farès reste prudent vis-à-vis de ces thèses à la mode dans les cercles revanchards du Fatah. Il impute aux dirigeants du Hamas de nombreuses erreurs, notamment "leur tendance à se considérer comme le centre du monde et à oublier combien le soutien de la communauté internationale nous est vital". Mais, selon lui, le principal responsable de la crise à Gaza demeure in fine l’occupant israélien. "Il n’y a pas de roquettes en Cisjordanie, pas de résistance, et pourtant l’occupation est toujours en place. Après quatre ans et deux jours au pouvoir, Abbas n’a pas obtenu la levée d’un seul check-point et le démantèlement d’une seule colonie. Si le Hamas est responsable à Gaza, qui est le responsable en Cisjordanie ?"
Au début de la guerre, le président Abbas avait publiquement stigmatisé son rival, en estimant que "le massacre aurait pu être évité" si le Hamas avait choisi de renouveler la trêve de six mois conclue en juin 2008 avec Israël. Une déclaration jugée désastreuse par de nombreux cadres du Fatah, affligés par le manque de réaction forte à la tête de l’Autorité palestinienne. "Abbas n’a pas été élu par le peuple français, tempête Qadoura Farès. Il aurait dû libérer des prisonniers du Hamas et annoncer un arrêt officiel des négociations. Cela nous aurait permis de gagner un peu de soutien populaire et de tester le désir de réconciliation du Hamas."
Pour autant, Qadoura Farès ne redoute pas d’être dépassé par une troisième Intifada, en dépit des appels en ce sens de Khaled Mechaal, le chef en exil du Hamas. "Le peuple palestinien n’est pas une armée à qui l’on peut donner l’ordre de partir au combat, dit-il. Tous les soutiers de l’Intifada ont été tués ou bien emprisonnés. En l’absence de sang neuf, il est vain d’imaginer un nouveau soulèvement."
De même, le quadra du Fatah n’est pas non plus impressionné par les faits d’armes du Hamas. "Dans le camp de réfugiés de Jénine, en 2002, les résistants avaient tué une vingtaine de soldats. Sur un territoire cent fois plus grand, le Hamas en a tué deux fois moins." De la réalité à sa perception par l’opinion publique, il y a néanmoins un gouffre. Qadoura Farès le sait et il redoute que, sitôt la guerre achevée, son parti n’y dégringole très rapidement.