Cette phrase de Gilles Deleuze fait " choc " et est souvent rappelée. Elle est à rattacher à cette autre affirmation , du même auteur , qui dit :
" La Vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la Vie".
En Palestine, créer pour résister à ce pouvoir de l’occupant, pouvoir qui tue la Vie sous toutes ses formes. Pour résister à la mort : celle de la vie sociale ( le sociocide ) , celle de la vie politique entravée ( le politicide ), celle de la vie psychique asphyxiée, celle qui attaque en permanence l’instruction, la santé , le travail ... celle qui ronge la dignité, obscurcit l’avenir, empoisonne la vie quotidienne, tentant de faire oublier l’idée même de liberté.
Une réponse : la création.
La création, dans chaque discipline, se déploie selon sa propre inventivité .
L’activité créatrice, si elle est solitaire, n’en est pas moins porteuse : "...Mais c’est au nom de ma création que j’ai quelque chose à dire à quelqu’un ...". Toujours selon Deleuze : " L’oeuvre d’art n’est pas un instrument de communication ... En revanche , il y a une affinité fondamentale entre l’oeuvre d’art et l’acte de résistance ...". " ... L’acte de résistance a deux faces. Il est humain, et c’est aussi l’acte de l’art.
Seul l’acte de résistance résiste à la mort , soit sous la forme d’une oeuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes " [1].
Frantz Fanon, dans " les damnés de la Terre", a décrit le cheminement des cultures nationales dans les pays en voie de décolonisation. Allant du " descriptif " au" rappel du passé idéalisé" pour aller vers une " culture révolutionnaire nationaliste ". Il précise , et c’est essentiel , le sens dynamique et ouvert qu’il attribue au mot " Nation ". Mais ces pays là ont eu accès à l’Indépendance" ...
Ce qui se passe en Palestine est marqué singulièrement par la durée, par l’isolement, par l’indifférence de l’Europe et des U S A, indifférence faite de calculs et de mépris, calculs d’intérêts de plusieurs ordres, mépris des hommes et de la Justice .
Et il y a le morcellement ! La " nation" palestinienne, c’est Gaza, c’est la Cisjordanie bantoustanisée, c’est le grand nombre des réfugiés, c’est la réalité des " Palestiniens d’Israël ".
Ce " pays qui n’existe pas " existe justement au travers ce que les Palestiniens eux mêmes créent : en lien avec l’histoire, comment vivre le présent, se projeter dans la vie, dans le futur. Lutter pour penser la VIE contre le " de toutes façons on est déjà morts " ( parole d’enfants recueillies par Sylvie Mansour ).
Dans Le "sociocide "et autres attaques infligées aux Palestiniens il y a l’attaque contre les liens humains, affectifs. Il s’agit d’une forme de "meurtre psychique "dont sont victimes notamment les enfants et les femmes.
Ce "meurtre psychique " est insidieux, bien organisé, passé sous silence : l’ennemi avance masqué ! Cette stratégie de l’occupant paraît sans faille tant elle est habile. Un exemple : lors de l’occupation meurtrière de Jénine, le couvre feu dura longtemps. Dans le camp de réfugiés les familles vivaient enfermées entourées de ruines, les enfants " condamnés " à la réclusion. Puis il y eut un " allégement " : dans l’après midi, un jour, les hauts parleurs annoncèrent à la population une " permission de sortir " de deux heures ! Pendant ces deux heures les rues furent envahies frénétiquement. Mais deux heures c’est peu ! Une jeune femme ce soir là s’est exclamée : " ah aujourd’hui c’était bien !" ... ET puis elle s’est tue, le visage décomposé, comme horrifiée par l’ampleur du piège qu’elle découvrait. "Ils nous détruisent au point qu’on est contents de deux heures !". Elle disait ainsi que l’ennemi la vise même dans sa capacité de penser.
Une nouvelle arme de destruction massive ?
Nous avons été témoins ces derniers temps de manifestations avérées de cette nouvelle (?) forme d’attaques. Annemarie JACIR, la réalisatrice du film " Le Sel de la Mer ", y a été confrontée et a du faire face aux interdits qui touchaient surtout la liberté de circulation pour pouvoir aller au bout de son projet : un film met-il en danger la sécurité d’Israël ? Les comédiens sont ils des terroristes ? La question est autre : en réalisant un film ils " eésistent", et c’est cela qui est insupportable !
Le photographe Mahmud Hams, de Gaza, n’a pu venir recevoir le prix qui lui était décerné et qui devait lui être remis à Bayeux. Il fait partie des 15 photographes dont les oeuvres sont exposées dans le cadre du " mois " de la photo " à Paris. interdiction de sortir de Gaza !
Le journaliste Mohamed Omer recevait à Londres un prix internationa. ( juin 2008 ). Il travaille à Gaza. A son retour, il est arrêté, maltraité .
Ces derniers jours nous sommes alertés par Ziad Medoukh, président de département de français de l’université Al Aqsa à Gaza, fondateur et coordonateur du Centre de la Paix à l’université. Il a obtenu une bourse ( 2008/2009 ) pour terminer sa thèse à Paris 8 . Mais il ne peut sortir de Gaza !
Ces exemples signifient combien les acteurs de la culture sont victimes d’ attaques ciblées. Ces exemples n’excluent pas la dimension de la culture populaire : là aussi les liens sont porteurs et féconds, et donc deviennent des cibles pour la répression israélienne : les manifestations de Bil’in, avec leur inventivité créatrice, leur humour, ont subi des assauts meurtriers.
Et il y a des situations paradoxales, pouvant entraîner des confusions. Vient de se tenir à Jérusalem Ouest, en terrain israélien, une exposition internationale d’art contemporain. Les artistes palestiniens invités ont décidé de ne pas en être.
Leur décision montre bien que rien n’est neutre, que leur créations artistiques ne peuvent être abstraites du contexte . Elle pose des vraies questions : comment lutter contre l’aliénation ? ( aller là où l’on nous permet d’aller ...), être présents au risque d’être utilisés comme " caution " ? Quand une telle manifestation sera t-elle possible à Jérusalem Est ? ou à Ramallah ? .....
Il y aurait encore tant à dire sur " culture et résistance " ! Evoquer l’exigence, la rigueur : qui mieux que Mahmoud Darwich incarne la résistance dans la poésie : la poésie dans la résistance, sans concessions ? Pour conclure, ces mots qu’il nous a livrés [2] :
" Si nous le voulons"
Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres ...
Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur."