Certains somnolent sur leur canne, d’autres grignotent des sucreries en fixant l’écran. En ce 15 février, la police du Hamas a réuni dans une salle de réception les représentants des gouvernorats et des grands clans dans la bande de Gaza, afin de leur présenter le bilan flatteur de ses actions. Les statistiques défilent, les saisies de drogue et les interpellations aussi, dans une vidéo soignée. Le mouvement islamique, qui contrôle le territoire palestinien depuis 2007, est conscient de l’exaspération générale. La population, soumise au blocus israélien et égyptien, n’a aucune perspective de développement et d’émancipation. Le Hamas s’évertue à montrer qu’il n’est pas seulement voué à la lutte contre l’Etat hébreu, mais aussi au bien-être des siens.
Pourtant, en désignant Yahya Sinouar comme son nouveau chef dans la bande de Gaza, le mouvement vient d’opter pour un profil classique. Le successeur d’Ismaël Haniyeh, âgé de 54 ans, jouit d’une réputation indiscutable, en raison du prix qu’il a payé dans la « résistance » contre « l’ennemi sioniste », selon la terminologie en vigueur. Il a passé vingt-deux ans en prison. L’annonce officielle de sa promotion n’a pas été faite, car le processus de renouvellement des cadres, très opaque, se poursuit. Il reste à désigner le successeur de Khaled Meshaal à la tête de l’ensemble du mouvement, qui sera son représentant à l’étranger.
Mais Yahya Sinouar, à défaut d’apparaître en public, est déjà au centre des conversations. La presse israélienne a tôt fait de le décrire comme un fanatique, dont l’émergence signifierait une victoire de l’aile militaire sur l’aile politique du Hamas. La réalité est plus nuancée. Ascète, discret, Sinouar s’inscrit dans la continuité historique du mouvement, qui s’est toujours concentré sur ses capacités militaires, refusant tout compromis avec Israël.
La génération des fondateurs
A la tribune de la conférence se présente Khalil Al-Haya. Ce cadre du bureau politique est le nouvel adjoint de Yahya Sinouar. Mais, au micro, il ne cite même pas son nom, se contentant d’évoquer le processus « démocratique » interne, impliquant des milliers d’activistes. Culture du secret ? Oui, mais aussi méfiance envers la personnalisation du pouvoir, qui représente une forme de vulnérabilité depuis l’assassinat du cheikh Ahmed Yassine, le chef spirituel du Hamas, en 2004. Interrogé par Le Monde, Khalil Al-Haya insiste sur le processus de décision collective dans le mouvement. « La personne élue, quelle qu’elle soit, ne contrôle pas tout, seule. Nous avons un programme politique que nous mettons en œuvre, dit-il. Peu importe qui se trouve à la tête du Hamas, Israël essaie d’effrayer la région et d’isoler les groupes de résistance. »
« Peu importe » ? Pas tout à fait. Même si la direction du Hamas est collégiale, son incarnation donne des indices. Yahya Sinouar est issu d’une famille de réfugiés palestiniens d’Ashkelon, ville côtière israélienne. Le clan est implanté dans la municipalité de Khan Younis. L’un de ses frères est ingénieur, deux autres enseignants ; quant au dernier, il est recherché par les Israéliens. C’est un commandant au sein des Brigades Ezzedine Al-Qassam, la branche armée du Hamas. Yahya Sinouar appartient à la génération des fondateurs du Hamas. Président du conseil étudiant à l’université islamique de Gaza, il a fondé pendant la première Intifada le groupe Al-Majd, indiquent plusieurs sources. L’une de ses prérogatives était la chasse aux collaborateurs avec Tsahal et le Shin Bet (service de sécurité intérieur israélien). Arrêté en 1988 par les Israéliens après l’exécution de deux informateurs, Sinouar a été accusé d’implication dans la mort de soldats.
Pendant vingt-deux ans, la prison sera sa grande école et son poste d’observation de l’ennemi. Il y apprend l’hébreu, lit beaucoup et continue d’être actif derrière les barreaux. Les autres prisonniers palestiniens le désignent comme leur représentant. Il participe aux négociations sur un échange de détenus, impliquant la libération du soldat Gilad Shalit, détenu à Gaza. L’échange se concrétise en 2011 ; il aurait été opposé à ses termes, jugés pas assez favorables. Près de mille Palestiniens recouvrent pourtant la liberté. Sinouar est le plus prestigieux d’entre eux. De retour à Gaza, il intègre le bureau politique en 2012, instance comptant entre 50 et 80 membres, au fonctionnement presque aussi confidentiel que l’aile militaire.
Pénombre
« Depuis, il a voyagé avec Haniyeh au Qatar, au Koweït, en Egypte ou encore aux Emirats arabes unis », affirme l’analyste Hamza Abu Shanab, proche du Hamas. Le contraste entre les deux personnalités est fort. Haniyeh, en campagne depuis des mois pour prendre la tête du mouvement à l’étranger, est une vraie figure politique, un orateur habile au contact facile. Sinouar, lui, a vécu dans la pénombre qui sied aux activités clandestines, en assurant depuis cinq ans la liaison avec l’aile militaire, dont il connaît intimement la direction. Dans ses nouvelles fonctions, il devra forcer un peu sa nature. Pour l’heure, il a changé de téléphone portable et n’accorde pas d’interview, pas plus que ses frères.
« Il est normal que son passé se reflète dans ses actions, prévient Hamza Abu Shanab. Le renforcement militaire sera sa priorité. Pour cela, la seule possibilité est d’améliorer les relations avec l’Iran. » Toutefois, le Hamas ne souhaite pas un nouveau conflit avec Israël dans un futur proche, même si le mouvement a eu le temps, depuis l’été 2014, de rebâtir ses capacités offensives. « On est dans une situation difficile à cause des divisions palestiniennes, de l’arrivée de Trump au pouvoir et du gouvernement israélien extrémiste, reconnaît Ghazi Hamad, haut cadre du Hamas chargé des relations internationales. On doit être très prudent et équilibré dans nos relations extérieures. » Avec une priorité : l’Egypte du maréchal Sissi. Fin janvier, Ismaël Haniyeh s’est rendu au Caire. C’était la visite la plus importante d’un cadre du Hamas depuis la chute en 2013 du président Morsi, issu des Frères musulmans, la maison mère du mouvement.
L’un des dossiers-clés de Sinouar sera la négociation avec Israël au sujet des deux civils entrés et capturés dans la bande de Gaza à l’été 2014, ainsi que des dépouilles de deux soldats, prononcés officiellement morts par l’Etat hébreu pendant l’opération « Bordure protectrice ». Le Hamas entretient le mystère sur leur condition. Le mouvement exige la remise en liberté préalable des prisonniers qui avaient été libérés au moment de l’échange du soldat Gilad Shalit, puis à nouveau arrêtés par les Israéliens en Cisjordanie, en juin 2014.