Le premier ministre français Manuel Valls, qui doit arriver vendredi 21 mai dans la soirée à Tel Aviv pour une visite de quatre jours en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés avec la mission de réparer des relations franco-israéliennes délabrées, va trouver un gouvernement israélien en proie à une tempête politique majeure. À la recherche depuis longtemps d’alliés pour renforcer sa coalition parlementaire, qui ne dispose que d’une seule voix de majorité à la Knesset (61 députés sur 120), son homologue israélien, Benjamin Netanyahou, avait d’abord entamé des travaux d’approche avec le chef du Parti travailliste Isaac Herzog, fort des 24 députés de son alliance électorale l’Union centriste.
L’objectif annoncé était, outre l’élargissement et la consolidation de la coalition gouvernementale, la constitution d’un gouvernement d’union nationale, destiné à recentrer la coalition et à améliorer l’image d’une équipe fondée sur la majorité d’extrême droite issue des élections législatives de mars 2015. Les dirigeants israéliens disaient vouloir stabiliser et crédibiliser leur gouvernement en prévision des décisions que pourrait prendre, sur le dossier israélo-palestinien, Barack Obama, entre l’élection de son successeur en novembre et son départ officiel de la Maison Blanche en janvier. Il s’agissait aussi, éventuellement, de faire face dans les meilleures conditions politiques possibles à l’initiative diplomatique française, sur le même dossier, si elle va jusqu’à son terme.
Les discussions étaient encore en cours avec Isaac Herzog lorsque Benjamin Netanyahou a décidé de faire volte-face et, au lieu de recentrer son gouvernement, de faire glisser le centre de gravité de sa coalition encore plus à droite en proposant une alliance politique au parti ultranationaliste laïc « Israël Beitenou » (Israël notre maison), qui dispose de six députés. Enracinée dans l’émigration russe des années 90, cette formation est dirigée depuis sa naissance par un démagogue populiste né en Moldavie, Avigdor Lieberman, ancien videur de boîte de nuit, connu pour ses coups de gueule et ses coups d’éclat autant que pour ses prises de position racistes et va-t-en-guerre. Plus stupéfiant encore : c’est à cet aventurier incontrôlable dont il dénonçait encore il y a quelques jours l’incompétence, la paresse, la pleutrerie que le chef du gouvernement israélien a proposé le portefeuille de ministre de la défense, comme l’exigeait l’intéressé pour entrer dans la coalition.
Ainsi, un politicien chassé du ministère des affaires étrangères en 2012 sous l’accusation de corruption, qui veut renforcer l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est et étendre les colonies, qui tient les citoyens arabes d’Israël pour une « nuisance » et leurs élus à la Knesset pour des « traîtres », qui veut « réoccuper » la bande de Gaza, qui réclame la destruction de l’Autorité palestinienne et l’application de la peine de mort pour les « terroristes », et qui considère le président palestinien Mahmoud Abbas comme un « terroriste-diplomate », va devenir le responsable d’une armée surpuissante, dotée de la bombe atomique. Ainsi le tribun, résident d’une colonie de Cisjordanie qui tient pour un héros le soldat franco-israélien Elor Azaria, qui a tué de sang-froid un Palestinien gisant au sol gravement blessé, qui considère les soldats lanceurs d’alerte de l’association « Rompre le silence » comme des « mercenaires dont l’âme a été vendue à Satan », sera le chef de la puissante machinerie politico-militaire de l’occupation et de la colonisation. « Il est difficile d’imaginer le premier ministre Benjamin Netanyahou prendre une décision plus imprudente et irresponsable que de choisir Avigdor Lieberman comme ministre de la défense », constatait jeudi le quotidien Haaretz tandis que, dans le même journal, l’éditorialiste Gideon Levy lançait cet avertissement : « Nous devons préparer les abris, car nous risquons d’en avoir besoin bientôt. »
C’est dans ce climat d’incrédulité et de stupéfaction, y compris chez l’ancien chef d’état-major, Moshe Ya’alon, ministre de la défense démissionnaire – et faucon notoire – qui évoque la « perte de toute boussole morale sur les questions fondamentales », que Manuel Valls va devoir, dans le sillage de Jean-Marc Ayrault en visite sur le terrain au début de la semaine, s’acquitter de ses deux tâches prioritaires : convaincre les dirigeants israéliens de l’utilité de l’initiative diplomatique française dans le dossier israélo-palestinien et tenter d’apaiser la crise diplomatique provoquée par l’affaire de la résolution de l’Unesco sur Jérusalem.
Rude défi. De l’initiative française, officiellement présentée aux deux protagonistes – Israël et les Palestiniens – en février par les collaborateurs de Laurent Fabius, les responsables israéliens ont déjà dit, souvent sous des formes brutales, parfois désobligeantes, toujours assez peu diplomatiques, tout le mal qu’ils pensaient. Hostiles par principe à toute internationalisation de la négociation et défenseurs acharnés d’une architecture – face-à-face israélo-palestinien sous parrainage bienveillant de Washington – qui a démontré son échec total en 2014, après 21 ans de pourparlers avortés, ils refusent aussi bien le recours à l’ONU, tentation et menace récurrentes des dirigeants palestiniens, que la formule originale d’un dialogue accompagné par un « groupe de soutien » international, comme le propose Paris.
L’idée de base du Quai d’Orsay, expliquée sans relâche aux intéressés comme aux principales chancelleries par l’ambassadeur Pierre Vimont, chargé du pilotage de cette initiative, est, comme on le sait, d’organiser deux réunions internationales, l’une dans quelques semaines, l’autre avant la fin de l’année. L’objectif de la première, qui doit réunir à Paris une vingtaine de ministres des affaires étrangères et les représentants de l’ONU, de l’Union européenne et de la Ligue arabe, est de mettre au net l’état actuel de la négociation et des propositions avancées de part et d’autre sur les dossiers majeurs sous la forme d’une série de documents en cours de rédaction. Ces « papiers » diplomatiques devront déboucher sur une description plus ou moins consensuelle de la situation sur le terrain. Après quoi plusieurs groupes de travail, chacun dirigé par le représentant d’un pays, prépareront des « documents de position » sur les principaux dossiers du conflit israélo-palestinien qui seront discutés dans quelques mois, lors d’une conférence internationale de la paix. Conférence où Israéliens et Palestiniens se retrouveront face à face, assistés par un « groupe de soutien » international dont le contour reste à préciser.
Pour la première conférence, l’hostilité israélienne que Valls, après Ayrault, va tenter de circonvenir, constitue aux yeux des dirigeants français un inconvénient politique et électoral de taille mais ne pose pas de problème d’organisation majeur : ni les représentants du gouvernement israélien, ni les Palestiniens ne sont invités à participer à ses travaux. En revanche, pour des raisons évidentes de crédibilité, sinon de légitimité internationale, la participation des États-Unis et de la Russie, membres avec les Nations unies et l’Union européenne du « quartette », est requise.
Pour permettre au secrétaire d’État américain John Kerry d’être présent, la réunion a donc été repoussée du 30 mai au 3 juin. Pour l’instant, le ministre des affaires étrangères russe, Serguei Lavrov, irrité par cette initiative française lancée sans véritable coordination avec Moscou, n’a pas encore annoncé sa participation. Mais la confirmation de la présence de Kerry et des autres invités rend sa propre présence presque indispensable. Sauf conflagration majeure dans les prochaines semaines, la conférence ministérielle de Paris devrait donc avoir lieu. Si c’est le cas, ce sera à la vive déception de Nicolas Sarkozy qui en avait annoncé l’échec la semaine dernière, prédisant un « désastre diplomatique comme rarement on en a vu ».
Cela provoquera aussi la colère de Benjamin Netanyahou qui aura tout tenté, jusqu’au dernier moment, pour l’empêcher ou pour en pourrir le climat, proclamant que Paris n’était pas un organisateur « impartial » en raison notamment de la « décision scandaleuse » que fut le vote par la France, le 14 avril, d’une résolution de l’Unesco (La retrouver ici) (pdf, 38.5 kB) sur Jérusalem. Consacré essentiellement à la sauvegarde du « patrimoine culturel palestinien et [du] caractère distinctif de Jérusalem-Est », ce texte, dont la version française comporte quatre pages, « déplore » la poursuite des fouilles, par Israël, « dans Jérusalem-Est en particulier à l’intérieur et aux alentours de la vieille ville », les « irruptions persistantes d’extrémistes de la droite israélienne et de forces en uniforme sur le site de la mosquée al-Aqsa/al-Haaram al-Sharif [communément appelé « Esplanade des Mosquées] », « dénonce les agressions constantes commises par les Israéliens contre les civils, y compris des cheiks et des prêtres », « désapprouve la limitation de l’accès à la mosquée al-Aqsa/al-Haram al-Sharif imposée par les Israéliens pendant l’Aïd al-Adha 2015 », proteste contre les « confiscations de certaines parties » d’un cimetière musulman et « l’installation de fausses tombes juives » dans d’autres cimetières musulmans et « regrette profondément le refus d’Israël d’accorder des visas aux experts de l’Unesco chargés du projet de restauration des manuscrits islamiques de la mosquée al-Aqsa ».
Rien d’extraordinaire ni de nouveau dans ces dénonciations, protestations, désapprobations, réprobations ou regrets. La plupart des faits dont il est question ont déjà été relevés dans d’autres documents des Nations unies, et certains ont même été dénoncés par les rapports annuels que rédigent les chefs de missions diplomatiques (consuls ou consuls généraux) des pays de l’Union européenne à Jérusalem. Où est alors le « scandale » dénoncé par le gouvernement israélien et ses partisans à l’étranger, notamment en France ? Selon Benjamin Netanyahou, « l’Unesco ignore le lien historique unique entre le judaïsme et le mont du Temple où les deux temples se sont dressés pendant un millier d’années et vers lequel chaque juif, à travers le monde, a prié depuis des milliers d’années ». Accusation que d’autres, en Israël comme à l’étranger, ont résumé en une formule plus brutale, simplificatrice, voire provocatrice : « L’Unesco nie tout lien entre le peuple juif et le mont du Temple. »
Une lecture plus rigoureuse de la résolution ne confirme pas cette accusation. Certes, le lien entre le peuple juif et le mont du Temple n’est pas mentionné, mais à quel titre devait-il l’être dans un document consacré à Jérusalem-Est, à l’Esplanade des mosquées et au patrimoine culturel palestinien ? En fait, ce document qui recourt, pour désigner les lieux, au vocabulaire constant des Nations unies mentionne à deux reprises ce qui est communément appelé le « Mur des lamentations » en ne lui donnant pas son nom hébreu, mais son nom arabe (la place Al-Buraq) et le nom qui lui est donné dans les documents officiels, et aussi d’ailleurs sur les cartes et plans disponibles en Israël : « le Mur occidental ». Il n’y a ni négation – ni d’ailleurs affirmation – de lien sacré dans ce document. Faudra-t-il demain que l’ONU baptise la Cisjordanie occupée et colonisée « Judée-Samarie », comme l’a déjà fait l’État d’Israël, pour ne pas être accusée de nier l’existence d’Israël ?
Il est clair, avec le recul, que si le gouvernement israélien a choisi de lancer cette offensive contre le texte de l’Unesco plutôt que de répondre aux accusations – fondées, celles-là, et graves – qu’il contient, ce n’est pas seulement par habitude et facilité, mais surtout parce qu’il comptait exploiter l’émoi provoqué par cette manipulation du texte pour alourdir l’accusation de partialité portée, depuis des mois, contre Paris et rendre suspecte la volonté de la France de relancer les négociations israélo-palestiniennes. Grâce à la complaisance des dirigeants français, qui se sont empressés d’emboîter le pas aux porte-parole et aux principales institutions de la communauté juive, l’objectif a été partiellement atteint. Certes, la conférence ministérielle aura probablement lieu. Mais de Bernard Cazeneuve à François Hollande, en passant par Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls – avant même son arrivée en Israël –, chacun a fait part, plus ou moins officiellement, de ses regrets et de sa condamnation de la résolution de l’Unesco. Comme si ce texte avait été voté accidentellement ou précipitamment, alors que la délégation française disposait du document plus de deux semaines avant le vote.
« Texte mal rédigé, qui n’aurait pas dû être voté » (Cazeneuve, lors d’une conférence des Amis du Crif)). « Formulation malencontreuse et blessante, qui crée des malentendus » (Ayrault, lors de son entretien avec Netanyahou). « Amendement fâcheux, je dis fâcheux, des Jordaniens […]. Puisqu’il y aura une nouvelle résolution au mois d’octobre, je serai extrêmement vigilant et je le regarderai personnellement, il n’est pas possible que les lieux saints puissent être mis en cause ou en doute quant à l’appartenance aux trois religions » (Hollande, à Europe 1). « Il y a dans cette résolution de l’Unesco des formulations malheureuses, maladroites, qui heurtent et qui auraient dû être incontestablement évitées, comme ce vote » (Valls, à l’Assemblée nationale).
Difficile d’aller au-delà en matière de contrition. L’avenir proche nous dira si cette attitude de Paris a bénéficié ou nui au crédit de la France et si cette posture d’accusé, assumée au sommet de l’État, est la meilleure pour convaincre Israël que le statu quo n’est pas une réponse au problème israélo-palestinien. Il nous montrera aussi, peut-être, quels mots Paris aura mobilisés pour saluer la nomination par un pays ami, au ministère de la défense, d’un homme qui rêvait en 2000 de bombarder le barrage d’Assouan pour punir les Égyptiens de leur soutien à l’Intifada et qui menace de « décapiter à la hache » les citoyens arabes d’Israël qui seraient « déloyaux ».