A force d’entendre des “Ça ne se fait pas”, “Tu n’as pas honte”, “Ce n’est pas convenable”, elle a eu envie de défier la société et d’entreprendre quelque chose de symboliquement fort. Elle a donc décidé de braver les normes et d’enfourcher sa bicyclette. Asma Al-Ghoul, journaliste et blogueuse palestinienne de 28 ans, s’est baladée à vélo dans la bande de Gaza avec trois amis, deux Italiens et une Américaine, militants au sein d’associations de défense des droits de l’homme. Une telle expérience ne pouvait qu’étonner, surtout dans un territoire gouverné depuis trois années par le Hamas.
Malgré la chaleur étouffante de l’été, ils sont donc partis de Rafah, à la frontière égyptienne, pour se diriger vers Gaza, 30 kilomètres plus au nord. Ce périple est lourd de sens pour Asma, à qui la bicyclette était interdite depuis l’enfance. La société palestinienne en général, et celle de Gaza en particulier, réprouve l’utilisation du vélo par les filles. “Mes amis étrangers y voient un simple moyen de transport agréable, explique-t-elle, mais, pour moi, cela signifie beaucoup plus. A Gaza, on ne croise à peu près jamais une femme à vélo. Aucune loi ne l’interdit expressément, mais les gens ne voient pas ça d’un bon œil. En plus, le Hamas a promulgué une série de règles discriminatoires à l’égard des femmes. C’est injuste et stupide. Ce voyage était une sorte de défi. Je voulais voir comment les gens allaient réagir.”
Soumises et obéissantes
“Mais cela a été une bonne surprise. Je m’attendais à rencontrer des problèmes sans fin, à commencer par le fait que je n’étais pas sûre de savoir encore faire du vélo après tant d’années. Mais il a suffi que je l’enfourche pour que ça reparte. Ensuite, la plupart des gens que nous avons rencontrés ont été aimables et n’ont pas été avares d’encouragements. Personne ne s’est formalisé de nous voir à vélo, Chantal et moi”, ajoute-t-elle. Ainsi, le voyage a été un vrai plaisir. Toutefois, Asma rappelle deux expériences négatives. “A un moment, un groupe de jeunes à moto s’est mis à nous poursuivre en prétendant qu’ils étaient de la police du Hamas. Je ne les ai pas crus parce qu’ils étaient trop jeunes et parce qu’ils refusaient de montrer leur carte quand je le leur ai demandé. Je les ai priés de nous laisser tranquilles. Quand une voiture de police est passée, j’en ai profité pour demander de l’aide. Les vrais policiers ont chassé les motards et ont été très sympathiques. J’ai vraiment été étonnée qu’ils ne nous disent rien sur le fait même de faire du vélo. Je crois que c’est la présence de mes accompagnateurs étrangers qui les a rendus si accommodants. Le second incident a été plus ennuyeux. C’était encore des jeunes à moto. Ils nous ont dépassés, puis ont fait demi-tour pour nous coincer en nous collant de près. Nous avons été obligés de nous arrêter au bord de la route. Au deuxième passage, l’un d’eux a tapé Chantal dans le dos et m’a craché au visage. Je n’ai pas hésité à répliquer du tac au tac. Je m’étais préparée à de telles éventualités. Il y en a souvent qui agissent ainsi avec moi, parce que je ne suis pas voilée et qu’ils n’ont pas l’habitude de voir une Gazaouie tête nue.”
C’est en effet depuis l’enfance que le refus d’Asma de se plier aux normes sociales lui a valu des brimades. “J’avais six ans quand j’ai compris que la société considérait le corps féminin comme quelque chose de honteux. C’est quelqu’un de la famille qui m’a grondée pour m’obliger à mettre un pantalon sous ma robe. J’avais l’impression qu’il allait me frapper. Et puis, il y a cette incessante injonction : ‘Assieds-toi bien’. Cette phrase accompagne la femme de la naissance jusqu’à la mort.” Asma a aussi fait partie d’un groupe récemment arrêté par la police des mœurs sur une plage de Gaza. “Nous y étions avec des amies, au milieu de familles en goguette. On papotait comme tout le monde quand, soudainement, la police a fondu sur nous. J’ai été accusée d’avoir ri et d’être sortie sans tuteur mâle. C’est là que j’ai compris à quel point notre société se focalise sur les aspects les plus formels pour juger les gens.”
C’est surtout la situation faite aux femmes dans la bande de Gaza qu’elle dénonce. “Pourquoi les femmes doivent-elles toujours veiller à se montrer soumises et obéissantes vis-à-vis de normes aberrantes ? Quels que soient leurs diplômes et leur situation professionnelle, elles sont tenues en lisière par la société, qui ne cesse de chipoter sur leur manière de se vêtir. Un simple regard de leur famille suffit à les tétaniser, même si elles sont chefs d’entreprise, dirigent des centaines de salariés ou gèrent des millions de dollars. Pourquoi n’arrivent-elles pas à être indépendantes et autonomes ?” s’interroge-t-elle.
Etrangers dans notre ville
Depuis que le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza, à l’été 2007, il a imposé une série de limitation des libertés publiques qui pénalisent surtout les femmes. Elles n’ont par exemple plus le droit de fumer la pipe à eau [le narguilé] dans des lieux publics sous prétexte que cela serait “contraire aux us et coutumes de la société”. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur du Hamas a déclaré qu’il n’était “pas convenable qu’une femme croise les jambes et fume le narguilé en public. Cela entache l’image du peuple palestinien qui souffre déjà du blocus.” De même, il a imposé l’an dernier aux avocates de porter une longue robe noire couvrant entièrement le corps et de se couvrir les cheveux. Cette décision s’est heurtée à l’hostilité populaire et à des organisations de défense des droits de l’homme palestiniennes et internationales. Le Hamas a dû faire marche arrière. Le syndicat des avocats palestiniens a parlé d’une grave atteinte aux libertés publiques, contraire à tous les principes juridiques et aux us de la profession. Par ailleurs, au début de l’année scolaire, les filles qui portaient l’uniforme scolaire officiel – à savoir une longue jupe et une blouse – ont été renvoyées à la maison par les directeurs et les directrices d’école, avec l’ordre de mettre le voile.
Selon Human Rights Watch, cela s’est fait en dehors de tout cadre légal. Il s’agissait d’une campagne de “promotion de la vertu” et, selon des responsables du Hamas, elle aurait été motivée par “l’inquiétante progression des comportements amoraux” à Gaza. Par ailleurs, la même ONG rapporte des témoignages de Palestiniens selon lesquels des femmes se trouvant en compagnie d’hommes dans l’espace public ont été interpellées par la police du Hamas pour savoir s’ils étaient bien membres de la même famille. On apprend également qu’en juillet 2009 trois hommes ont été battus pour s’être baignés torse nu.
Lorsqu’on demande à Asma si elle a déjà pensé à l’émigration, elle répond que “le simple fait de m’imaginer loin de Gaza me rend triste. C’est au moment où un lieu vous blesse que commence l’histoire d’amour qui vous lie à lui. Gaza aujourd’hui a bien changé, et nous sommes devenus étrangers dans notre propre ville. Je me demande tous les matins quand je pourrai vivre dans ma ville comme je le souhaite et non comme on me l’impose.”