Cet événement est devenu sujet de discussions sans fin, d’erreurs d’interprétations et de véritables falsifications. Il serait utile d’évacuer les mythes et de voir les choses dans leur réalité de l’époque.
À LA fin de 1947, il y avait dans le pays – qui portait alors officiellement le nom de Palestine – environ 1,2 million d’Arabes et 635.000 Juifs. Le fossé entre les deux groupes de population était devenue abyssal. Bien qu’imbriquées géographiquement, ils vivaient sur deux planètes différentes. À part un très petit nombre d’exceptions, ils se considéraient l’un l’autre comme des ennemis mortels.
C’était la réalité que la commission des Nations unies chargée de proposer une solution trouva sur place lors de sa visite du pays.
L’un des grands moments de ma vie est lié à l’UNSCOP (Comité Spécial des Nations Unies pour la Palestine). Sur la chaîne de montagne du Carmel, je participais au festival annuel de danse folklorique. Les danses folkloriques jouaient un rôle majeur dans la nouvelle culture hébraïque que nous nous efforcions consciencieusement de créer. La plupart de ces danses étaient dans une certaine mesure artificielles comme beaucoup de nos initiatives, mais elles traduisaient la volonté de créer quelque chose de neuf, de frais, d’enraciné dans le pays, totalement différent de la culture juive de nos parents. Certains parmi nous parlaient d’une nouvelle “Nation hébraïque”.
Dans un immense amphithéâtre naturel, sous le dais des étoiles scintillantes de l’été, des dizaines de milliers de jeunes, garçons et filles, s’étaient rassemblés pour applaudir les nombreux groupes amateurs qui se produisaient sur la scène. C’était une partie joyeuse, imprégnée de camaraderie, rayonnant de sentiments de force et d’assurance.
Aucun d’entre nous n’aurait imaginé que nous allions nous retrouver à nouveau quelques mois plus tard sur les champs de bataille d’une guerre meurtrière.
En plein milieu du spectacle, une voix pleine d’émotion annonça par la sonorisation que plusieurs membres de l’UNSCOP étaient venus nous rendre visite. Comme un seul homme, la foule immense se leva pour entonner l’hymne national, Hatikvah (“L’Espoir”). Je n’ai jamais beaucoup aimé ce chant, mais, à ce moment là il avait les accents d’une fervente prière, emplissant l’espace, répercuté par les collines du Carmel. Je suppose que presque tous les 6000 jeunes Juifs qui donnèrent leur vie au cours de la guerre étaient réunis ce soir là pour la dernière fois, en train de chanter avec une émotion profonde.
CE FUT dans cette ambiance que les membres de l’UNSCOP, représentant de nombreuses nations différentes, eurent à trouver une solution.
Comme chacun sait, la commission adopta un plan de partage de la Palestine entre un État “arabe” indépendant et un État “juif” indépendant. Mais ce n’est pas la totalité de l’histoire.
Si l’on regarde la carte de la résolution de partage de 1947, il faut bien s’étonner du tracé des frontières. Elles ressemblent à un puzzle, avec des éléments arabes et des éléments juifs réunis dans un impossible patchwork, avec Jérusalem et Bethléem représentant des entités séparées. Les frontières paraissaient absurdes. Les deux États auraient été totalement indéfendables.
L’explication tient au fait que le comité n’envisageait pas réellement deux États totalement indépendants et séparés. Le plan comportait explicitement une union économique. Cela aurait exigé une relation très étroite entre les deux entités politiques, quelque chose de l’ordre d’une fédération, avec des frontières ouvertes et une libre circulation des personnes et des biens. Sans cela, les frontières auraient été impossibles à établir.
C’était un scénario très optimiste. Immédiatement après l’adoption du plan de partage du comité par l’Assemblée générale, suite à de nombreuses interventions des dirigeants sionistes en sa faveur, la guerre éclata avec des attaques sporadiques contre la circulation juive sur les voies vitales.
Dès le premier coup de feu, le plan de partage était mort. La fondation sur laquelle reposait tout l’édifice explosa. Pas de frontières ouvertes, pas d’union économique, aucune chance de quelque union que ce soit. Seulement une haine profonde, mortelle.
LE PLAN DE PARTAGE n’aurait, en premier lieu, jamais été adopté s’il n’avait été précédé d’un événement historique qui semblait à l’époque impensable.
Le délégué soviétique aux Nations unies, Andrei Gromyko, prononça soudain ce qu’on ne saurait qualifier autrement que de discours sioniste enflammé. Il soutint qu’après les terribles souffrances de l’Holocauste, les Juifs méritaient d’avoir leur propre État.
Pour appprécier l’extrême surprise qui accueillit ce discours, il faut se souvenir que jusqu’à ce moment précis, les communistes et les sionistes avaient été des ennemis irréconciliables. Il ne s’agissait pas seulement de l’affrontement d’idéologies, mais aussi d’une affaire de famille. Dans la Russie tzariste, les Juifs étaient persécutés par un gouvernement anti-sémite, et les jeunes Juifs, garçons et filles, étaient à l’avant-garde de tous les mouvements révolutionnaires.
Un jeune Juif idéaliste avait le choix de rallier les bolcheviques, l’union juive sociale démocrate ou les sionistes. La compétition était vive et et engendrait de profondes haines réciproques. Plus tard, dans l’Union soviétique, les sionistes furent persécutés sans merci. En Palestine, les communistes locaux, juifs et arabes, étaient accusés de collaborer avec les militants arabes qui attaquaient les quartiers juifs.
Qu’est-ce qui avait entraîné ce brusque changement de la politique soviétique ? Staline n’avait pas cessé d’être anti-sémite pour devenir philo-sémite. Il s’en faut de beaucoup. Mais c’était un pragmatique. C’était l’époque des missiles à moyenne portée qui menaçaient le territoire soviétique de toutes parts. La Palestine était dans la pratique une colonie britannique qui aurait pu facilement devenir une base occidentale de missiles, une menace pour Odessa et au-delà. Plutôt un État juif et arabe que cela.
Au cours de la guerre qui a suivi, presque toutes mes armes venaient du bloc soviétique, principalement de Tchécoslovaquie. L’Union soviétique a reconnu Israël de jure bien avant les États-Unis.
La fin de cette lune de miel contre nature intervint au début des années 50, lorsque David Ben-Gourion prit la décision de faire d’Israël un élément inséparable du bloc occidental. Dans le même temps, Staline reconnut l’importance du nouveau nationalisme pan-arabe de Gamal Abd-al-Nasser et décida de surfer sur cette vague. Son antisémitisme paranoïaque refit surface. Dans l’ensemble de l’Europe de l’Est, des vétérans communistes furent exécutés comme espions sionistes-impérialistes-trotzkistes, et ses médecins juifs furent accusés d’avoir tenté de l’empoisonner. (Heureusement pour eux, Staline mourut juste à temps pour qu’ils soient sauvés.)
AUJOURD’HUI, on se souvient en Israël de la résolution de partage principalement pour ces deux mots : “État Juif”.
Personne en Israël ne souhaite qu’on lui rappelle les frontières de 1947 qui attribuaient à la minorité juive de Palestine “seulement” 55% du pays. (Encore que la moitié de cette attribution était constituée par le désert du Néguev toujours presque vide à ce jour.) Et les Juifs israéliens n’apprécient pas non plus qu’on leur rappelle que presque la moitié de la population du territoire qui leur était attribué était arabe.
À l’époque, la résolution fut reçue par la population juive avec un enthousiasme débordant. Les photos des gens dansant dans les rues de Tel Aviv sont de ce jour là, et non – comme on le prétend souvent, du jour de la fondation de l’État d’Israël. (À l’époque, nous étions engagés dans une guerre sanglante et personne n’était d’humeur à danser.)
Nous savons maintenant que Ben-Gourion ne songeait pas à accepter les frontières du plan de partage, et encore moins la population arabe à l’intérieur de ces frontières. Le célèbre “Plan Dalet” de l’armée au début de la guerre était une nécessité stratégique, mais il représentait aussi une solution aux deux problèmes : il ajoutait à Israël 22% du pays en plus et il en faisait partir la population arabe. Seul un petit reliquat de la population arabe est resté – et il s’est développé pour atteindre aujourd’hui 1,5 million d’habitants.
Mais tout cela, c’est de l’histoire. Ce qui avait trait à l’avenir sont les mots “État juif”. Les israéliens de droite, qui ont la résolution de partage en horreur dans tout autre contexte, font valoir qu’elle fournit une base légale à Israël pour se faire reconnaître comme “État juif” – ce qui veut dire en pratique que l’État appartient à tous les Juifs du monde entier, mais pas à ses citoyens arabes, dont les familles vivent ici depuis au moins 13 siècles, sinon beaucoup plus (tout dépend de qui fait le décompte).
Mais les Nations unies ont utilisé le mot “juif” faute de toute autre définition. Pendant le mandat britannique, les deux peuples du pays étaient désignés en anglais sous le nom de “Juifs” et “Arabes”. Mais nous-mêmes parlions d’un État “hébreu” (medina Ivrit). Dans des coupures de journaux de l’époque, c’est le seul terme que l’on rencontre. Les gens de ma génération se souviennent de dizaines de manifestations dans lesquelles nous scandions invariablement “immigration libre – État hébreu”. Les accents en résonnent encore à nos oreilles.
Les Nations Unies ne se sont pas préoccupées du maquillage idéologique des futurs États. Ils considéraient certainement qu’ils seraient démocratiques, qu’ils appartiendraient à l’ensemble de leurs habitants. Sinon elles auraient évité de tracer des frontières qui laissaient une population arabe substantielle dans l’État “juif”.
La déclaration d’indépendance d’Israël se fonde sur la résolution des Nations unies. La phrase correspondante dit : “… ET SUR LA BASE DE LA RÉSOLUTION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES, (NOUS) DÉCLARONS PAR LES PRÉSENTES L’ÉTABLISSEMENT D’UN ÉTAT JUIF EN ERETZ-ISRAËL, QUI PREND LE NOM D’ÉTAT D’ISRAËL.”
Les gens d’extrême droite qui dominent maintenant la Knesset veulent prendre prétexte de ces mots pour remplacer la démocratie par une doctrine de suprématie nationaliste-religieuse juive. Un ancien chef du Shin Bet en membre actuel du parti Kadima à la Knesset a soumis un projet de loi qui abolirait l’égalité entre les deux termes “juif” et “démocratique” dans la doctrine légale officielle et qui stipule clairement que la “judéïté” de l’État l’emporte sur son caractère “démocratique”. Cela enlèverait aux citoyens arabes tout reste d’égalité. (Au dernier moment, face aux réactions de l’opinion publique, le parti Kadima l’a obligé à retirer son projet de loi.)
Le plan de partage de 1947 était un document exceptionnellement intelligent. Ses détails sont maintenant obsolètes, mais son idée de base garde aujourd’hui sa pertinence comme il y a 64 ans : deux nations vivent dans ce pays, elles ne peuvent pas vivre ensemble dans un seul État sans une guerre civile permanente, elles peuvent vivre ensemble dans deux États, les deux États doivent établir des liens étroits l’un avec l’autre.
Ben-Gourion était décidé à empêcher la création de l’État arabe palestinien, et il y a réussi avec l’aide du roi Abdallah de Transjordanie. Tous ses successeurs, à l’exception peut-être d’Yitzhak Rabin, ont suivi cette ligne de conduite, aujourd’hui plus que jamais. Nous avons payé – et nous payons encore – un prix élevé pour cette folie.
Pour le 64e anniversaire de cet événement historique, nous devons revenir à son principe de base : Israël et Palestine, deux États pour deux peuples.