Une première conséquence de ce reniement est le titrage de plus en plus systématique sur les « violences en Israël », même quand ces violences ont lieu précisément dans les territoires occupés par Israël — Gaza où la Cisjordanie — et qu’elles sont le fait de l’occupant.
Une deuxième conséquence réside dans le fait que tout recours palestinien à une forme de violence à l’occupation est rabattu sur le « terrorisme ». Nous venons d’en voir dans les derniers jours une illustration flagrante. Il y a deux jours, la « résistance » palestinienne — s’il y a fait colonial, il s’agit bien de « résistance » — a attaqué des soldats israéliens occupant son territoire, en Cisjordanie. Au cours du combat, avec des moyens militaires complètement dissymétriques, trois de ces soldats ont été tués. S’agit-il en l’occurrence de « terrorisme » ou de « lutte armée » ou de « libération » ? Rappelons que le recours à la lutte armée a été reconnu comme parfaitement légitime et adapté dans toutes les « luttes de libération nationale » au cours du dernier siècle.
Sharon ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Sa réaction à cette attaque a été pire encore, si cela est possible, que la réaction de représailles habituelle, en cas par exemple d’opération suicide. Il a signifié par là sa reconnaissance « politique » du caractère authentiquement colonial de la situation. Au cours de cinq raids en douze heures, avec tirs de missiles par avions et hélicoptères dans les rues surpeuplées du bidonville de Gaza, l’aviation israélienne a tué dix personnes et en a blessé 70. Il s’agit de représailles parfaitement démesurées et en contradiction avec la quatrième convention protégeant les droits des populations civiles contre les mesures sécuritaires d’une force d’occupation. On peut d’ailleurs remarquer à cette occasion la pertinence de l’attitude adoptée par les pilotes israéliens qui refusent de servir au-dessus des territoires palestiniens.
Que ce soit l’Allemagne nazie en France, la France en Algérie, les USA au Vietnam, la Russie en Tchétchénie… les forces occupantes, quelque soit la nature - démocratique ou non - de l’Etat qui les envoie, ont toujours recouru à des prétextes de pacification ou de lutte contre les « terroristes ». Dans les années 50 ou 60, les intellectuels ne se laissaient pas impressionner par cette supercherie. On en trouvait même 121 pour signer un manifeste de soutien implicite à la lutte de libération algérienne et certains devenaient même porteurs de valises ! Dans le cas du conflit proche-oriental, c’est l’anomie et le silence total. Hormis, précisément chez les intellectuels juifs qui, par leur courage, sauvent non seulement l’honneur des prétendues « élites démocratiques » mais, de surcroît, préservent leur communauté de la tentation paranoïaque et du repli identitaire absolu derrière les banderoles de l’état d’Israël, quelque soit sa politique. (Ce sont précisément ces intellectuels qui alimentent le débat sur les causes et les solutions du conflit et permettent de préserver leur communauté d’une véritable montée de l’antisémitisme).
Qu’est-ce qui interdit donc à un journaliste français, à un chercheur, à un homme politique, à un manifestant dans la rue ou à un simple citoyen de dire que ce combat entre des résistants palestiniens et des troupes d’occupation s’inscrit dans le cadre d’une lutte de libération légitime contre une puissance colonisatrice ? Est-ce tout simplement que les trois soldats tués dans ce combat sont juifs ? Alors, où se cache le véritable antisémitisme ?
On peut discuter la pertinence tactique des formes de lutte armée palestinienne contre l’occupant dans les territoires occupés ; on peut penser qu’avec des moyens aussi dissymétriques, cette forme de lutte est contre-productive, mais à mon avis on ne peut discuter sa légitimité et l’assimiler à du terrorisme. (Y compris quand il y a recours à des kamikazes contre des chars ou contre des troupes de ratissage, comme ce fut le cas, semble-t-il, à Jénine.)
Une fois de plus, Sharon a utilisé la mort de ses trois soldats pour en faire retomber le sang sur Arafat-le-terroriste. Une fois de plus, il a prétendu que « le principal obstacle à la paix c’est Arafat ! » Comment contrecarrer cette propagande ? Comment faire comprendre que le principal obstacle à la paix c’est la colonisation et l’expansion continue de l’état d’Israël depuis cinquante ans ?
Nos télés exhibent de temps en temps ces malheureux enfants doubles que la médecine s’efforce de séparer. Les cas les plus spectaculaires sont ceux dont les têtes sont soudées. Le problème posé aux équipes médicales est angoissant : si l’on intervient pas, la vie est impossible ou s’achèvera rapidement, si l’on intervient, on court le risque - où la chance - de voir mourir les deux, de n’en sauver qu’un… ou de sauver les deux, qui pourront accéder à des conditions de vie acceptables. Les médecins américains ont tenté et réussi cette prouesse technique et humaine il y a quelques jours.
On a bien compris la métaphore politique que l’on peut décliner à partir de cette anomalie biologique. Pour aller vite, puisque la « médecine américaine » n’ose pas affronter la question du Proche-Orient, il serait grand temps que l’Europe mette sur pied une équipe qui s’attaque au problème et aide à vivre cet enfant double du Proche-Orient qui est d’abord le sien.
Pour cacher la cicatrice, on pourra conseiller le chapeau, la kippa, le voile, le foulard ou le cheich, selon préférence. M’est égal.