Publié le 24 février par Haaretz
Quand j’ai écrit mes questions et demandé au bureau des porte-paroles du Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires [Palestiniens Occupés] l’explication de la destruction, le 13 février, des conduites d’eau dans les villages palestiniens au Sud-Est de Yatta, les doigts se sont mis à me démanger en voulant taper la question suivante : « Dites-moi, n’avez-vous pas honte ? » Vous pouvez l’interpréter comme une envie pédagogique, vous pouvez le considérer comme un reste de foi en la possibilité d’exercer une influence, ou comme un zeste d’espoir qu’il y a quelqu’un là-bas qui n’exécute pas les ordres de façon automatique et qui ressentira un doute tenace. Mais mes démangeaisons aux doigts ont vite disparu.
Ce n’est pas la première fois que je refoule mon envie pédagogique de demander aux représentants des destructeurs, et aux spoliateurs d’eau, s’ils n’ont pas honte. Après tout, chaque jour nos forces effectuent certains actes brutaux de démolition ou empêchent la construction ou aident le colons, qui sont pénétrés d’un sentiment de supériorité raciale, à expulser de leur terre les bergers et les paysans. La grande majorité de ces actes de destruction et d’expulsion ne sont pas rapportés dans les médias israéliens. Après tout, les décrire demanderait l’embauche de deux autres journalistes à plein temps.
Ces actes sont effectués au nom de chaque citoyen israélien, qui paie aussi les impôts pour financer les salaires des fonctionnaires et des officiers de l’armée, et des entrepreneurs en démolition. Quand j’écris au sujet d’un petit échantillon choisi parmi les nombreux actes de destruction, j’ai tous les droits, en tant que citoyen et en tant que journaliste, de demander à ceux qui transmettent les ordres, et à ceux qui les exécutent : « Dites moi, pouvez-vous vous regarder dans la glace ? »
Mais je ne le demande pas. Parce que nous connaissons la réponse : ils sont contents de ce qu’ils voient dans la glace. La honte a disparu de nos vies. Il y a ici un autre axiome qui est parvenu jusqu’à nous depuis le Mont Sinaï : les Juifs ont droit à l’eau, où qu’ils soient. Pas les Palestiniens. S’ils insistent pour habiter en dehors des enclaves que nous leur avons assignées dans la Zone A, en dehors des réserves surpeuplées (la ville de Yatta, par exemple), qu’ils portent la responsabilité de devoir s’habituer à vivre sans eau. C’est impossible sans eau ? Vous vous taisez. Alors s’il vous plaît, que les Palestiniens paient pour l’eau qui est transportée dans des réservoirs, sept fois le coût de l’eau au robinet.
Cela ne nous regarde pas que la majeure partie du revenu de ces communautés villageoises appauvries soit dépensée en eau. Cela ne nous regarde pas que la livraison d’eau soit dangereuse à cause des très mauvaises routes. Cela ne nous regarde pas que les Forces de Défense Israéliennes et l’Administration Civile [1] y creusent des fossés et y fassent des tas de pierres – de façon qu’il soit vraiment impossible de s’en servir pour transporter de l’eau pour environ 1.500 à 2.000 personnes, et 40.000 moutons et chèvres en plus. Qu’est que nous avons à foutre qu’il ne reste qu’une seule route, un long détour qui rend la livraison d’eau encore plus coûteuse ? Après tout, il est écrit dans Torah : ce qui est bon pour nous, nous le refusons aux autres.
Je l’avoue : le fait que la pyramide qui met en oeuvre la politique qui prive d’eau les Palestiniens est maintenant présidée par un Druze [2] (le Gén. de Brig. Kamil Abu Rokon, le Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires) me donne des démangeaisons aux doigts pendant plus longtemps. Peut-être parce que, quand Abu Rokon s’approche du robinet, il pense le mot « assoiffé » dans la même langue que celle utilisée par le vieux Ali Dababseh du village de Khalet al-Daba pour décrire la vie avec un robinet tari et en attente du tracteur qui apportera de l’eau dans un réservoir. Ou peut-être parce que Abu Rokon a en premier appris de sa mère comment dire en arabe qu’il veut boire.
Mais ces démangeaisons prolongées sont irrationnelles, fondées au moins sur l’épreuve de la réalité. L’Administration Civile et le COGAT (Coordination des Activités du Gouvernement dans les Territoires) sont pleins de soldats et d’officiers druzes dont la langue maternelle est l’arabe. Ils exécutent les ordres pour mettre en oeuvre la politique israélienne de colonisation de peuplement, pour expulser les Palestiniens et pour s’emparer d’autant de terres que possible au bénéfice des Juifs, avec la même efficacité résolue que celle de leur collègues dont la langue maternelle est l’hébreu, le russe ou l’espagnol.
De toutes les méthodes israéliennes pour faire partir les Palestiniens de leurs terres, afin de les allouer à des Juifs d’Israël ou de la Diaspora, la politique de privation d’eau est la plus impitoyable. Et voici les principaux éléments de cette politique : Israël ne reconnaît pas le droit de tous les êtres humains vivant sous son contrôle à un égal accès à l’eau et à la même quantité d’eau. Au contraire. Il croit au droit des Juifs, en tant que seigneurs et maîtres, à de beaucoup plus grandes quantités d’eau que les Palestiniens. Il contrôle les ressources en eau partout dans le pays, y compris en Cisjordanie [3]. Il effectue les forages en Cisjordanie et puise l’eau dans les territoires occupés, et en transfère la majeure partie vers Israël et vers les colonies.
Les Palestiniens ont des puits datant de l’époque jordanienne, dont certains se sont déjà taris, et plusieurs nouveaux datant des 20 dernière années, pas aussi profonds que ceux des Israéliens, et tous ensemble ils ne produisent pas des quantités d’eau suffisantes. Par conséquent les Palestiniens sont forcés d’acheter à Israël l’eau qu’Israël est en train de leur voler.
Parce qu’Israël a l’entier contrôle administratif sur plus de 60 % de la surface de la Cisjordanie (entre autres choses il décide des plans directeurs et approuve le permis de construire), il interdit aussi aux Palestiniens qui habitent là-bas de se relier à l’infrastructure hydraulique. La raison de l’interdiction : ils n’ont pas de plans directeurs. Ou c’est une zone de tir. Et bien sûr les zones de tir ont été annoncées sur le Mont Sinaï, et un manque de plan directeur pour le Palestinien n’est pas une omission humaine délibérée mais l’oeuvre de Dieu.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS
Photo : Tuyaux d’eau coupés par l’armée israélienne dans le village de Khalet al-Daba, 17 février 2019. Eliyahu Hershkovitz