Prétexte invoqué :
« détruire les tunnels » sous l’« axe Philadelphie », lesquels serviraient de passages d’armes depuis l’Egypte. C’est par centaines que les maisons sont systématiquement détruites dans cette opération où des milliers de personnes se retrouvent sans toit.
La violence des images et des récits que nous avons reçus, surtout à partir du 18 mai, ont brutalement fait ressurgir dans nos mémoires tant et tant d’autres images et récits, plus anciens, comme si brutalement Rafah devenait un concentré de la politique et des méthodes israéliennes pratiquées depuis le début mais qui se sont systématisées et étalées au grand jour avec l’accession au pouvoir en Israël d’Ariel Sharon : des appels à partir aux menaces d’être tués lancés par hauts-parleurs par l’armée israélienne aux habitants palestiniens, des immeubles désertés avant d’être bombardés, des gens complètement affolés sur les routes (comme en 1948 mais pour aller où ?), des personnes revenues après la dévastation qui cherchent quelques affaires, quelque souvenir dans les décombres (comme en 2002 à Jénine), des ruines, des pleurs, la douleur. Le char couvrant le bulldozer, le bulldozer destructeur, omniprésent, l’arme préférée de l’armée israélienne, le bulldozer qui repart … pour revenir quand ?
L’opération « Arc-en-ciel », précédée par des incursions, est lancée dans la nuit du lundi 17 au mardi 18 mai avec hélicoptères de combat, chars et bulldozers. Le 19, des missiles sont tirés à partir d’hélicoptères de combat et des obus à partir de chars sur des manifestants non armés. Les maisons sont démolies de façon systématique, par rangées. Des protestations de l’ensemble de la communauté internationale se sont élevées mais elles n’intimident guère les dirigeants israéliens qui font preuve encore une fois d’une détermination brutale à poursuivre les destructions qualifiées de « crimes de guerre » par plusieurs organisations de défense des droits humains israéliennes, palestiniennes et internationales et même par l’ancien ministre israélien Yossi Sarid. Malgré les déclarations alarmistes et bien-pensantes de quelques hommes politiques israéliens, dont l’actuel ministre de la Justice Tomi Lapid [1], la population israélienne est encore une fois tétanisée, probablement méfiante devant la « machine de propagande palestinienne » [2] ! Pourtant deux jours auparavant, une manifestation massive avait mis dans la rue des dizaines de milliers de personnes réclamant le retrait d’Israël de la bande de Gaza.
En fait, depuis plus d’un mois, la bande de Gaza est de nouveau à la une de l’actualité proche-orientale, notamment depuis l’annonce par Ariel Sharon d’un plan de retrait unilatéral d’Israël (voir article page 12). Au début du mois de mai, la résistance palestinienne a fait plusieurs morts israéliens dans la bande de Gaza dont treize soldats en une semaine. Ce sont les plus lourdes pertes militaires subies par Israël dans cette région depuis longtemps. Le réflexe de vengeance ne s’est pas fait attendre.
La peur règne sur Rafah
« Dans le camps de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, les forces d’occupation israéliennes ont lancé une incursion jeudi 13 mai à l’aube avec des bulldozers, des hélicoptères de combat, des chars et d’autres blindés. Encore une fois, cette incursion a pris pour cible une zone résidentielle civile très peuplée », écrit le PCHR [3] dans une lettre adressé le 18 mai au président du Conseil européen, poursuivant : « Les actions israéliennes se sont intensifiées après la mort de plusieurs soldats israéliens, tués pendant l’incursion. Cette incursion a entraîné la mort de quatorze civils palestiniens, dont certains tués par des missiles tirés par des hélicoptères sur la foule dans la rue. De plus, au moins quarante-huit civils ont été blessés. Les forces israéliennes se sont
retirées momentanément samedi 14 mai mais les préparatifs d’une opération militaire majeure ont commencé le
17 mai autour de Rafah, dans la perspective d’une offensive militaire prolongée. »
« Le PCHR est tout particulièrement préoccupé par la démolition des maisons palestiniennes, sur une échelle sans précédent à Gaza, qui a caractérisé cette opération à Rafah. Le camp de réfugiés de Rafah, situé près de la frontière avec l’Egypte a été soumis à plusieurs reprises à des opérations de démolition. »
« Depuis le début de cette Intifada en septembre 2000, les forces d’occupation israéliennes ont démoli partiellement ou totalement environ deux mille maisons palestiniennes à Rafah, "nettoyant" une vaste étendue de terre le long de la frontière avec l’Egypte. Des milliers de civils palestiniens se sont retrouvés sans abri, plusieurs d’entre eux pour la deuxième ou la troisième fois. Les démolitions sont en général menées sans donner d’avertissement qui laisse le temps de faire appel contre l’opération et de rassembler ses biens. Un nombre toujours plus grand de Palestiniens ont été tués ou blessés pendant ces opérations. [Depuis lundi 10 mai, au moins 101 maisons ont été détruites ou endommagées dans le camp de Rafah, faisant 1371 sans abris civils]. 23 bâtiments commerciaux ont aussi été détruits ou endommagés. Des responsables israéliens ont déclaré que l’opération de démolition en cours amènera probablement la destruction de plusieurs centaines de maisons. » [4]
De son côté, L’UNRWA [5] a dû ouvrir une école pour abriter les personnes qui se retrouvent sans logements et distribuer des tentes, de la nourriture, de l’eau, du matériel de cuisine, des matelas et des couvertures après les dernières démolitions, indique un communiqué de l’agence.
« […] il en coûtera 32 millions de dollars pour reloger les 18 382 personnes qui ont perdu leurs foyers dans la bande de Gaza. » « L’intensification des démolitions au cours des derniers jours a entraîné la disparition de nombreux immeubles à Gaza. Et c’est à l’UNRWA qu’il incombe maintenant de gérer la tragédie humaine que génère chaque démolition », a déclaré le haut Commissaire de l’UNRWA, Peter Hansen, qui se dit très inquiet lorsqu’il entend que de nouvelles destructions seraient planifiées. « A Rafah seulement, 12 600 personnes ont perdu leur logement lors de ces destructions, dont 1064 au cours des deux derniers jours » [6], indique l’agence.
Il semble qu’il y ait deux phases dans ces destructions de Rafah. La première phase, que l’on pourrait appeler « punitions collectives », est de l’ordre de la vengeance consécutive au sentiment de rage ressenti par les dirigeants militaires et politiques israéliens après des opérations réussies de la résistance palestinienne contre des cibles militaires en territoire occupé. La deuxième phase, l’opération « Arc-en-ciel » proprement dite, est la mise en œuvre d’un objectif stratégique : il s’agit bel et bien de raser et de rendre totalement déserte une large zone le long de la frontière égyptienne (lire les articles page 10 et page 12). Car tout le battage médiatique autour du « plan de Sharon » est une supercherie : Rafah est dans la bande de Gaza mais dans une zone non comprise dans le « plan de retrait unilatéral » puisque celui-ci maintient et même renforce le contrôle total, terrestre, maritime et aérien de toute la bande de Gaza.
Une pratique ancienne qui s’emballe
Israël a toujours pratiqué les démolitions de maisons, qui sont, avec les assassinats politiques, un élément majeur de sa politique, hérité de la période coloniale britannique. [7]
Combien de destructions ?
Les données concernant le nombre de maisons, bâtiments publics, infrastructures sanitaires, sociales, culturelles détruits sont dispersées et il est donc difficile d’en établir une estimation globale. Cette estimation est encore compliquée par le fait que tantôt il est question de « maisons » ou d’« immeubles », tantôt de « logements ».
Dans le territoire considéré aujourd’hui comme l’Etat d’Israël par la communauté internationale [8], où les Palestiniens ont la citoyenneté israélienne, il y a eu, après 1948, des destructions massives de maisons, des villages rasés, etc. Des maisons de Palestiniens continuent d’y être détruites pour des raisons dites administratives.
Après 1967, les territoires palestiniens occupés ont été la cible de destructions à grande échelle. Dans Jérusalem même, ce fut par exemple le cas de tout le quartier « marocain » près du " Mur occidental " (ou Mur des Lamentations). Deux mille maisons ont été détruites après la guerre de 1967 ; en 1971, sous le commandement militaire d’Ariel Sharon, deux mille maisons ont été rasées à Gaza ; de la fin des années quatre-vingts jusqu’en 1993, encore deux mille maisons ; de 1993 à 2000, en plein « processus de paix » et quels que furent les gouvernements, 1700 maisons en " zone C " ont été dynamitées sur décisions de « justice » [9].
Quant à la période qui suit l’explosion de la seconde Intifada - jusqu’à aujourd’hui (soit trois ans et demi) - avec l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon, la machine de destruction s’emballe. Dans un rapport édifiant publié le 18 mai dernier [10], Amnesty International cite le chiffre de trois mille maisons totalement détruites (dont cinq cents dynamitées à titre punitif), des milliers endommagées au point , bien souvent, qu’elles ne peuvent être réparées, et des dizaines de milliers menacées de destruction, de vastes zones de terres cultivées et des centaines d’autres biens dévastés. Des dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants sont privés de toit et de moyens de subsistance.
Concernant la bande de Gaza, en plus des rapports des organisations palestiniennes, ceux d’Amnesty International et de l’UNRWA sont particulièrement alarmants : trois mille logements ont été détruits d’octobre 2000 à octobre 2003 dit le premier ; 2150 maisons détruites, 16 000 endommagées, précise le second.
Prétextes, prétextes [11]
Les grandes dates qui marquent la politique israélienne de démolitions : 1948 (création de l’Etat d’Israël), 1967 (occupation par Israël de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem), 1993 (accords d’Oslo et début du processus de paix), 2001 (arrêt du processus de paix et accession au pouvoir d’Ariel Sharon) constituent différentes périodes pendant lesquelles cette politique, sans jamais cesser, a cependant connu des variations dans son application aussi bien que dans les prétextes évoqués pour la justifier.
Il y a les prétextes administratifs, comme l’absence de permis de construire. Ils concernent surtout les Palestiniens d’Israël et ceux de la région de Jérusalem. Il faut noter à ce sujet la discrimination israélienne la plus massive, la plus absolue et la plus flagrante : les refus de permis de construire et donc les ordres de démolition ne concernent que des Palestiniens, jamais des Israéliens juifs, que ce soit dans les zones arabes d’Israël ou pour les colons dans les territoires occupés (essentiellement la région de Jérusalem). Les motifs invoqués pour opposer ces refus sont toujours les mêmes : zone inconstructible parce qu’« agricole » ou parce qu’on doit y construire une infrastructure, ou parce que trop proche d’une colonie, d’une route de contournement, d’un camp militaire….
Puis il y a les prétextes sécuritaires dits pour « nécessités militaires et de sécurité ». Parmi ces derniers, les démolitions-sanctions souvent présentées par les dirigeants israéliens comme des mesures « dissuasives » (pour, disent-ils, dissuader les futurs candidats aux attentats-suicides) sont appelées en droit international des « punitions collectives » et elles sont interdites : on détruit la maison de toute la famille d’un auteur (ou d’un présumé auteur) d’attentat contre des Israéliens (qu’il s’agisse de civils, mais aussi de militaires comme on l’a vu récemment). Cette pratique a été suspendue entre 1997 et 2001 mais, depuis 2001, cinq cents familles se sont trouvées dans ce cas. Récemment, la Haute Cour de justice israélienne a accepté de considérer ces destructions punitives comme parties intégrantes d’« opérations militaires ». Dans le même ordre d’idée il y a les mesures dites préventives : on détruit pour viser un combattant recherché caché dans l’immeuble, ou parce que des tireurs pourraient de là atteindre des Israéliens, soldats ou colons.
Et, évidemment, parmi les prétextes sécuritaires, il y a les mesures justifiées par la « sécurité d’Israël » ; doux euphémisme pour parler de ce qu’il considère comme ses intérêts stratégiques : soit vider la zone de ses habitants palestiniens au profit d’Israéliens juifs (région de Jérusalem par exemple), soit assurer un total contrôle de l’espace et des ressources palestiniens. C’est notamment le cas dans la bande de Gaza ou le long du Jourdain.
Que dit le droit international ?
Le rapport du 19 mai 2004 d’Amnesty international, très clair sur ce point, est largement repris ci-dessous.
Tant en Israël que dans les Territoires occupés, Israël est lié par le droit international relatif aux droits humains, notamment les traités internationaux auxquels Israël est partie, dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ils traitent notamment du droit au logement [12], du droit à la non discrimination [13], de l’interdiction des évictions forcées [14]Dans les Territoires occupés, Israël, en qualité de puissance occupante, doit non seulement respecter le droit international relatif aux droits humains, mais aussi les dispositions du droit international humanitaire applicables à une occupation belligérante, entre autres la Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949. En particulier, sont interdits la destruction des biens et l’usage excessif de la force, d’une part, tout châtiment collectif d’autre part [15].
Concernant la destruction de biens, aux termes de l’article 53 de la Quatrième Convention de Genève et de l’article 23-g de la Convention de La Haye (1907, il est interdit à Israël, en tant que puissance occupante, de détruire les biens des Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, sauf dans les cas où ces destructions sont rendues nécessaires par des opérations militaires. En vertu de l’article 147 de la Quatrième Convention de Genève, « la destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire » est une « infraction grave » et en conséquence un crime de guerre. Les nécessités militaires ne doivent pas être interprétées dans un sens large et vague qui porterait atteinte aux normes fondamentales du droit international humanitaire et relatif aux droits humains. Des mesures censées avoir des effets préventifs à long terme ne sont pas justifiables par des motifs de nécessités militaires absolues. Dans le cas de territoires occupés de longue date et sur lesquels la puissance occupante exerce un pouvoir réel, la nécessité militaire doit être interprétée de façon extrêmement restreinte en fonction du concept de proportionnalité inhérent aux normes du maintien de l’ordre. Dans tous les cas, les démolitions et les expulsions ne doivent intervenir qu’en dernier recours. « Au cours des trois ans et demi passés, l’armée israélienne a procédé en Cisjordanie et dans la bande de Gaza à des destructions massives de maisons et de biens qui ne sont pas justifiées par des nécessités militaires. Certains de ces actes de destruction s’apparentent à de graves infractions à la Quatrième Convention de Genève et constituent des crimes de guerre », estime Amnesty International.
Sur le deuxième point - l’interdiction du châtiment collectif - l’organisation internationale donne l’appréciation suivante : « La pratique israélienne qui consiste à démolir des maisons appartenant à des proches d’auteurs d’attentats suicides ou d’autres attaquants armés palestiniens, pratique qui s’est récemment accélérée, est une forme flagrante de châtiment collectif. Les peines collectives comprennent aussi des mesures telles que l’attaque menée contre une société dans son ensemble en représailles d’actes commis par des membres de cette société, ou la restriction arbitraire de la liberté de mouvement d’une population entière. »
La justice israélienne
Israël a systématiquement contesté son obligation d’appliquer en Cisjordanie et dans la bande de Gaza les traités des Nations unies relatifs aux droits humains qu’il a ratifiés et a systématiquement contesté l’applicabilité de la Quatrième Convention de Genève. Israël est toutefois isolé dans son désaccord. L’applicabilité aux territoires palestiniens, y compris Jérusalem-est, tant de la Quatrième Convention de Genève que des traités internationaux relatifs aux droits humains, a été réaffirmée à plusieurs reprises par les organes pertinents et la communauté internationale.
La plupart des cas de démolition d’habitations et de destruction de terres et de biens ne sont pas soumis à un contrôle légal et ne sont pas susceptibles de recours légal. En 2002, la Cour suprême a statué que dans les cas de démolitions pour des « raisons militaires et de sécurité », les personnes concernées doivent être autorisées à se pourvoir en appel, sauf si, ce faisant, elles « menacent la vie d’Israéliens » ou « s’il y a des activités de combat à proximité ». La Cour a toutefois statué par la suite qu’une notification préalable n’était pas nécessaire si elle risquait de compromettre le succès de la démolition, ce qui revient à donner pratiquement le feu vert aux démolitions sans possibilité de recours. C’est ce qui se produit dans la plupart des cas.
Dans les cas où une notification préalable de destruction a été donnée et où les propriétaires des biens visés ont interjeté appel, la Cour suprême israélienne a en général accepté l’appréciation de l’armée israélienne de ce qui constitue des « nécessités militaires ou de sécurité » et a autorisé les destructions. Amnesty International estime que la Cour suprême israélienne a accepté trop promptement la définition excessivement large donnée par l’armée israélienne à la « nécessité militaire » et qu’en souscrivant à cette définition, la Cour suprême n’a pas su protéger les Palestiniens des Territoires occupés contre la destruction arbitraire de leurs maisons et de leurs biens, ni des expulsions.
Cela prouve que les juges israéliens, eux aussi soumis à la propagande militaire et à la pression sociale, ne peuvent voir les faits qu’à travers le prisme sécuritaire et pas celui des droits des Palestiniens. Aussi, les dispositions permettant des recours juridiques ne sont-elles qu’un vernis sans portée réelle pour les Palestiniens. La passivité de la communauté devant cet état de fait ne contribue pas à aider la société israélienne à sortir de sa cécité.
Unanimement condamnées par tous les organismes compétents et en général par la communauté internationale, les démolitions individuelles ou massives de maisons comme dans l’opération « Arc-en-ciel » récente représentent une violation flagrante de tous les textes pertinents et certaines d’entre elles ont même plusieurs fois été qualifiées de « crimes de guerre ». Non seulement elles ne diminuent pas mais leur rythme et leur intensité ont pris une nouvelle dimension. L’application de l’article 2 de l’accord d’association entre Israël et l’Union européenne par lequel les deux parties s’engagent au respect des droits humains permettrait à l’Europe d’exprimer son véritable attachement à la primauté du droit sur la force et du même coup sa volonté réelle de faire reculer Sharon et d’ouvrir la voie à une solution politique précisément basée sur le droit.