Lorsque l’Autorité palestinienne a été créée par les accords d’Oslo de 1993, le Conseil législatif palestinien a commencé à rédiger diverses lois, notamment la première version de la loi sur la sécurité sociale. La loi a finalement été promulguée en 2003 et devait entrer en vigueur en 2007 mais la Banque mondiale a recommandé à l’Autorité palestinienne de ne pas appliquer la loi, faute de financement durable face à des coûts d’application élevés. En outre, une grande partie du secteur privé palestinien s’est opposée à la loi car elle aurait obligé les employeurs à verser des cotisations au fonds de sécurité sociale et à supporter ainsi des coûts supplémentaires.
L’Autorité palestinienne a suivi la recommandation de la Banque mondiale et a finalement annulé la loi par un décret présidentiel en 2007. Des analystes ont supposé que les pressions de la Banque et d’autres organisations externes cherchant à soutenir le secteur privé, ainsi que la pression du secteur privé avaient entraîné cette annulation. [1]
La deuxième tentative d’introduction d’une loi sur la sécurité sociale dans les Territoires Palestiniens Occupés a été encore plus controversée. La loi – promulguée par le décret n° 6 de 2016 sur la sécurité sociale – a été mise au point avec l’aide de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) dans le cadre d’un processus décrit par beaucoup comme manquant de transparence et sans participation de la société palestinienne.
En effet, ni les syndicats ni le secteur privé n’ont été consultés. Firas Jaber, chercheur auprès d’Al Marsad – Observatoire des Politiques Sociales et Économiques – a déclaré que les critiques formulées par les organisations de la société civile à l’égard du processus de rédaction du décret, découlaient de l’absence de justice, d’équité et d’égalité.
La nouvelle loi a également révélé le souhait de l’Autorité palestinienne d’avoir accès aux rémunérations des travailleurs.
L’Annexe IV du Protocole de Paris de 1994 – qui détermine les relations économiques entre Israël et les TPO – régit les retenues de la sécurité sociale sur les salaires des Palestiniens qui travaillent en Israël. L’article stipule que les déductions doivent être transférées à l’Autorité palestinienne à l’occasion de la création d’un fonds de sécurité sociale.
De nombreux critiques ont invoqué cette intervention de l’Autorité palestinienne sur les salaires des travailleurs pour justifier l’introduction d’une nouvelle loi sur la sécurité sociale dans les zones contrôlées par l’Autorité palestinienne.
L’AP a d’abord ignoré l’opposition à cette loi. Cependant, au fur et à mesure que l’indignation du public augmentait, elle a entamé un processus de consultation qui a abouti à l’adoption de la loi par le décret n° 19 de 2016 sur la sécurité sociale. Cette version avait été améliorée par rapport à la version initiale en faisant de l’Autorité palestinienne un garant du fonds, l’obligeant ainsi à couvrir tout déficit budgétaire éventuel. La nouvelle loi donnait également aux femmes le droit à un congé de maternité après avoir contribué trois fois au fonds, contre six dans la loi précédente.
En outre, en vertu de la loi précédente, les fonds des travailleurs provenant de comptes d’épargne, de régimes de retraite et de régimes d’assurance maladie seraient transférés dans un fonds complémentaire d’investissement. Les travailleurs se sont opposés à cet arrangement car le fonds complémentaire devait être séparé du système de sécurité sociale et donc plus vulnérable aux risques du marché. La nouvelle loi ne dirigeait plus ces ressources vers un fonds supplémentaire, mais les maintenait dans des institutions pour travailleurs. Elle stipulait également que le fonds complémentaire serait facultatif pour les travailleurs et que sa gestion serait transférée au système de sécurité sociale.
Malgré ces changements, l’opposition à la loi par le secteur privé palestinien et ses travailleurs n’a fait que s’intensifier.
La principale préoccupation du secteur privé est restée la même, à savoir que la loi l’obligerait à contribuer au fonds et à garantir un salaire minimum à ses employés. Selon les données du gouvernement palestinien, 16% de la main-d’œuvre palestinienne en Cisjordanie reçoit un salaire inférieur au salaire minimum officiel. Cependant, il est probable que ce pourcentage soit plus élevé en raison d’un manque de supervision et d’intervention de l’AP.
La nouvelle loi aurait également obligé les employeurs du secteur privé à indemniser leurs employés. En vertu du droit du travail palestinien, les travailleurs ont droit à des compensations en cas de licenciement sous la forme d’un salaire mensuel pour chaque année de travail chez leur employeur. Parce que la loi sur la sécurité sociale remplacerait cette disposition, les employeurs seraient obligés de verser à tous leurs employés une indemnité de licenciement – comme s’ils avaient cessé de travailler – pour que le nouveau système de cotisations et d’indemnités commence à fonctionner.
De nombreuses petites, moyennes et grandes entreprises n’auraient pu assurer cette obligation en raison de leur incapacité à payer ces sommes importantes. Naturellement, les employeurs du secteur privé étaient mécontents de tout arrangement qui réduirait leurs profits, augmenterait leurs coûts et pourrait éventuellement les pousser à fermer leurs portes.
Mais les travailleurs palestiniens ont également organisé de nombreuses grèves et manifestations. Bien que les employeurs aient pu encourager leurs travailleurs à manifester en raison de leurs intérêts économiques, cela ne devrait pas faire oublier les intérêts des travailleurs qui s’opposent à la loi. L’opposition a gagné : le 28 juin 2019, un décret présidentiel a gelé l’application de la loi.
Pourquoi les travailleurs palestiniens ont-ils lutté contre un droit qui leur serait apparemment bénéfique ? La réponse réside dans la nature néolibérale de la loi, ainsi que dans la méfiance du public à l’égard de l’Autorité palestinienne.
Privatiser la sécurité sociale
Le cadre dans lequel cette loi fonctionnerait est néolibéral parce que l’Autorité palestinienne ne gère que le fonds et n’y contribue pas. Au contraire, elle peut l’investir dans le secteur privé. [2] Même dans un État souverain à l’économie plus stable, tel que le Chili autrefois néolibéral, une telle privatisation de la sécurité sociale s’est avérée désastreuse.
À l’instar des TPO aujourd’hui, le Chili servait autrefois de laboratoire pour les idéologies néolibérales américaines. Le gouvernement chilien a créé un système de sécurité sociale privatisé, financé uniquement par les cotisations des employés. Cela ressemble beaucoup au système proposé dans les TPO, bien que les employeurs palestiniens soient également tenus de contribuer au fonds. Au Chili, les contributions ont été placées sur des comptes privés. Avec la crise économique mondiale de 2008, la valeur de ces comptes a chuté de 30 à 35%, provoquant un mouvement pour une réforme à grande échelle.
Privatiser le système de sécurité sociale et le confier à un secteur à haut risque, axé sur le profit, comporte donc de nombreux risques. Dans le cas de l’économie palestinienne, il faut également tenir compte des facteurs externes et internes tout à fait particuliers. Comme dans le cas de l’effondrement financier de Wall Street, la croissance actuelle de l’économie palestinienne est alimentée par une expansion insoutenable du crédit à l’Autorité palestinienne, à ses employés et au secteur privé.
Les banques palestiniennes, comme les banques américaines avant 2008, ont des systèmes de prêts et de crédit laxistes. Il suffit de visiter Ramallah, la capitale administrative de l’Autorité palestinienne, pour observer la surabondance de cafés, villas et voitures haut de gamme financés par cette expansion du crédit. De nombreux analystes estiment qu’un éclatement de la bulle de crédit des territoires palestiniens sous occupation [TPO] n’est qu’une question de temps.
En outre, l’économie palestinienne est à la merci de l’occupant israélien qui contrôle les frontières, le commerce, les recettes des taxes de dédouanement palestiniennes et les ressources naturelles. Au moment où les travailleurs palestiniens protestaient contre la loi sur la sécurité sociale, les raids israéliens dans les villes de Cisjordanie, en particulier à Ramallah, rappelaient qui contrôlait en réalité les TPO.
Par conséquent, si la situation en matière de sécurité se détériorait, les raids israéliens, assortis d’un couvre-feu, pourraient coûter à l’économie palestinienne des millions, voire des milliards en pertes de revenus. De telles pertes, qu’elles soient dues à une bulle de crédit ou à l’occupation israélienne, auraient une incidence sur les fonds de sécurité sociale projetés qui seraient placés dans des banques palestiniennes et auraient été investis dans l’économie palestinienne.
Les Palestiniens comprennent bien cette situation et, à ce titre, ils ont exprimé leur colère et leur mécontentement vis-à-vis de la loi, même vis-à-vis de l’Autorité palestinienne qui se veut pourtant garante des fonds. En effet, la profonde méfiance du public à l’égard du fonctionnement politique et économique de l’Autorité palestinienne a renforcé son opposition.
Une Autorité Palestinienne corrompue et incompétente
Un sondage mené en 2017 indiquait que les Palestiniens considéraient la corruption de l’AP comme le deuxième plus grand problème auquel ils étaient confrontés, la crise économique se situant au premier rang et l’occupation au troisième.
Il n’est donc guère surprenant que de nombreux Palestiniens soutiennent que le manque de confiance du public dans l’Autorité palestinienne est la principale raison de leur rejet de la loi sur la sécurité sociale.
L’AP fonctionne selon un système de néo-patrimonialisme – selon Marwa Fatafta, « un modèle hybride dans lequel les structures, les lois et les réglementations de l’État sont formellement en place mais supplantées par la politique informelle et les réseaux de patronage, de parenté et tribalisme ».
Par conséquent, les postes publics sont souvent proposés en accord avec la loyauté envers les personnes au sommet de la hiérarchie politique plutôt qu’en raison de leur mérite. Dans ce système, les fonctionnaires utilisent leurs postes à des fins personnelles et les exploitent souvent pour accéder aux ressources de l’État et renforcer leur pouvoir ou leur influence. [3]
Un rapport de 2017 de la Coalition for Accountability and Integrity (AMAN) a documenté huit cas dans lesquels des fonctionnaires n’avaient pas acquitté les droits de douane et les taxes sur l’achat de véhicules privés, soit une somme 357 600 dollars, qui auraient pu être versée au trésor public. Le rapport indiquait que ces fonds étaient suffisants pour couvrir trois mois d’un programme du ministère du Développement social fournissant des subsides à 1 670 familles dans le besoin.
L’incapacité de l’Autorité palestinienne à gérer et à garantir les fonds appartenant au peuple palestinien s’est également manifestée en 2016 lorsqu’elle a emprunté près de 2 milliards de dollars auprès du fonds de pension de l’État. Cela a entraîné un déficit budgétaire dans le fonds en question et une détérioration supplémentaire de la confiance du public envers les dirigeants.
La crise financière actuelle illustre également les politiques économiques à courte vue de l’Autorité palestinienne. Ces dernières années, l’Autorité palestinienne s’est en partie affranchie de l’aide des donateurs et est devenue plus dépendante des revenus tirés de diverses opérations financières et de l’expansion du crédit. Bien que l’abandon de l’aide des donateurs puisse être souhaitable, ces politiques sont insoutenables. En effet, l’Autorité palestinienne a mis l’accent sur l’augmentation des importations et la perception de recettes provenant de taxes à l’importation pour répondre aux demandes du marché plutôt que d’investir dans une économie locale productive qui deviendrait une source de revenus essentielle via les taxes locales.
Comme l’a souligné Yasser Salah, le passage de l’Autorité palestinienne aux recettes provenant des taxes à l’importation en tant que principale source de revenus témoigne de son orientation vers le profit à court terme et de son incapacité à élaborer des politiques de développement sur le long terme.
Les dangers de cette approche ont été démontrés en février 2019, lorsque le gouvernement israélien a mis en œuvre une loi de juillet 2018 en vertu de laquelle les autorités israéliennes s’autorisent à déduire environ 6% (en plus des 3% qu’elles déduisent sur la base des accords d’Oslo) des recettes de dédouanement qu’elles ont perçues au nom de l’Autorité palestinienne – un montant qu’ils jugent équivalent à la somme que l’AP verse aux familles des martyrs et des prisonniers palestiniens.
En réponse, l’Autorité palestinienne a rejeté tout transfert de recettes de dédouanement, qui représente 65% de ses revenus et couvre plus de la moitié de ses dépenses. Pour s’acquitter de ses obligations de base et verser les salaires des employés des entreprises et administrations publiques, l’Autorité palestinienne a commencé à emprunter auprès des banques locales, mais jusqu’à présent, elle n’a pu payer que 50 à 60% des salaires des travailleurs de ce secteur.
La crise met en question l’Autorité palestinienne et la viabilité de l’économie palestinienne. Il n’est pas surprenant que l’un des principaux slogans de la campagne contre la loi sur la sécurité sociale soit : « Cette loi sur la sécurité sociale n’a aucune sécurité ». L’Autorité palestinienne n’a pas seulement démontré qu’elle était incapable de créer des conditions de vie égales pour tous et bénéfiques pour les Palestiniens, mais aussi que ses techniques de survie ressemblent à un jeu de roulette russe, où la chance s’épuise avec le temps.
La colère du public palestinien à l’égard de la loi sur la sécurité sociale est donc née de la volonté de l’Autorité palestinienne de s’octroyer une partie des salaires de ses administrés, de son incapacité à se porter garante et de sa longue histoire de mauvaise gestion des fonds publics. Que peut-on faire pour inverser – ou du moins modifier – cette tendance ?
Les voies à suivre : responsabilité et démocratie
Une loi pour une sécurité sociale bénéfique au peuple palestinien serait très différente de celle proposée par l’Autorité palestinienne. Cette loi ne serait pas soumise à des mécanismes d’investissement privé à haut risque. La question du profit ne devrait même pas entrer en ligne de compte, la loi devant viser à garantir des droits réels à la sécurité sociale pour les travailleurs palestiniens. Les investissements devraient donc être facultatifs et le fonds devrait être géré par les syndicats de travailleurs eux-mêmes.
Une telle caisse de sécurité sociale tirerait ses cotisations de l’Autorité palestinienne, de l’impôt sur le revenu (les personnes à faible revenu étant dispensées de cotiser) et des employeurs, dont les cotisations dépassant le minimum requis dépendraient de leurs bénéfices. Cela signifierait que si un employeur réalise plus de bénéfices qu’un autre, il devrait contribuer plus que son homologue.
Pour créer les conditions propices à une telle loi, de profonds changements sont nécessaires.
Premièrement, l’Autorité palestinienne devrait faire pression pour la tenue d’élections présidentielle et législatives et lancer une campagne nationale de lutte contre la corruption aux niveaux institutionnel et individuel. Les responsables ne peuvent être tenus responsables devant les électeurs en l’absence de démocratie. Sans de véritables efforts pour lutter contre la corruption publique, le statu quo va probablement perdurer. Bien que de telles réformes ne changeront pas le fait que les TPO sont sous occupation militaire, de véritables efforts de l’Autorité palestinienne sont susceptibles de générer la confiance du public et de gagner son soutien aux politiques futures.
Des efforts sont également nécessaires pour parvenir à un accord de réconciliation entre les deux partis au pouvoir [en Cisjordanie et à Gaza], le Fatah et le Hamas. La division qui dure depuis plus de 12 ans, a été un obstacle majeur au projet de l’AP. Lorsque le Hamas a remporté les élections législatives de 2006, l’Autorité palestinienne, dirigée par le Fatah, aurait dû respecter la décision des électeurs palestiniens en ne cédant pas à la campagne internationale de boycott et aux pressions exercées à l’encontre du Hamas. L’Autorité palestinienne devrait maintenant s’efforcer de remédier à ce passif en dialoguant politiquement avec le Hamas.
La campagne contre la loi sur la sécurité sociale a réussi à stopper le projet de loi, ce qui constitue une grande réussite. Mais cette victoire peut signaler quelque chose d’encore plus important : la naissance d’un mouvement issu du public palestinien. Comme l’a écrit Majed Al-Arouri, avant la loi sur la sécurité sociale la rue palestinienne grognait mais ne mordait pas. La capacité des Palestiniens à mener avec succès une campagne contre l’un des projets politiques de l’Autorité palestinienne pourrait être le point de départ d’un mouvement de défense des droits qui imposera des changements plus profonds dans un système déficient et corrompu.
*Karam Omar est chercheur en droit à l’Institut de droit de l’Université de Birzeit. Il est titulaire d’une maîtrise en droit de l’Université d’Essex. Karam a également été admis au barreau anglais par l’honorable Society of the Inner Temple en 2016.
Traduit par Chronique de Palestine