Outre la perte de temps, il a eu pour prix de lourdes pertes humaines : sur les quatre dernières années, plus de 950 Israéliens et 3 305 Palestiniens ont été tués, sans compter les 53 000 Palestiniens et les 4 500 Israéliens blessés. L’économie de la Palestine et celle d’Israël ont également payé un lourd tribut : le PIB palestinien a été réduit de moitié, tombant à moins de 1 000 dollars par habitant et condamnant plus de 60 % de la population à vivre sous un seuil de pauvreté de 2 dollars par jour, comme l’a reconnu la Banque mondiale.
Désormais, le temps presse. Pendant que les médias du monde entier décortiquent les plans unilatéraux d’Ariel Sharon, son armée, son mur et le développement des colonies anéantissent la possibilité matérielle d’une paix fondée sur la coexistence entre deux Etats.
Personne ne s’est privé de désigner des coupables mais l’on n’a guère fait d’efforts pour comprendre pourquoi toute solution pacifique est systématiquement contrecarrée. Il faut s’interroger sur la pertinence même de la vision actuelle, une vision déterminée, depuis les accords d’Oslo, par le concept israélien de sécurité. Une sécurité fondée sur la puissance militaire israélienne avec la collaboration d’une forte police palestinienne. Cette manière de voir simpliste a toujours sous-entendu que les Palestiniens ne pouvaient être contrôlés que par la force, dans un Etat policier.
Cette approche résulte des faiblesses fondamentales des accords d’Oslo, et plus particulièrement de l’abandon des critères de la conférence de Madrid - le respect de la légalité internationale et des résolutions des Nations unies -, ce qui a laissé la porte ouverte à une occupation militaire israélienne interminable. (...) Le résultat a été catastrophique. Plus la force militaire israélienne faisait pencher l’équilibre en faveur d’Israël, moins les différents gouvernements de droite avaient de raisons de céder sur les concessions minimes prévues par les accords d’Oslo. Au contraire, voyant que sa supériorité militaire lui permettait d’annexer 58 % de la Cisjordanie, Israël a choisi de s’emparer de tout ce qu’il pouvait plutôt que de se contenter des bribes qu’Oslo lui allouait.
Mais l’ambition israélienne d’assurer la stabilité et la sécurité par la force a échoué. La police palestinienne cooptée par Israël pour servir à sa sécurité s’est effondrée, en partie sous les coups portés par l’armée israélienne au cours de la seconde Intifada, mais aussi en raison des charges financières imposées par cet appareil sécuritaire surdimensionné et complexe, qui employait 39 % des fonctionnaires de l’Autorité palestinienne et absorbait 34 % de son budget (contre 9 % pour le système de santé publique).
Malgré son échec patent, cet arrangement reste le seul système que s’obstine à proposer Ariel Sharon et que reprend désormais à son compte le "Quartet" à travers sa fameuse "feuille de route". Alors que tout au long de leur histoire l’Europe et l’Occident ont bâti la paix sur des fondements diamétralement différents, comment se fait-il qu’ils prônent aujourd’hui un modèle qui va à l’inverse du respect démocratique des principes d’égalité et de justice ?
Dès 1994, j’ai mis en garde contre les risques qu’il y aurait à négliger les ambitions démocratiques de la toute jeune entité palestinienne. Or, au lieu de favoriser cette démocratie, Israël et l’Occident ont toléré - sinon cultivé - le développement de l’anarchie, de la corruption et d’un régime policier, en s’abritant derrière la rhétorique pour le moins spécieuse des "impératifs sécuritaires".
Les Palestiniens ont d’abord besoin que l’on les laisse exercer leur droit à la démocratie, et notamment qu’on les laisse participer à des élections démocratiques. Eux seuls peuvent élire démocratiquement des dirigeants pour négocier en leur nom et en toute confiance. Seule une direction ainsi élue aura la légitimité pour défendre les droits fondamentaux des Palestiniens et exiger l’égalité par la voie de la justice.
Une direction démocratiquement élue et respectueuse de l’Etat de droit devra répondre de ses décisions et ne sera pas manipulable : elle ne pourra pas accepter des arrangements manifestement contraires aux intérêts de ses mandants, qui risqueraient de déboucher sur une révolte ou une nouvelle Intifada. Des instances démocratiquement établies sont en outre la clé des réformes - des véritables réformes, sans commune mesure avec les discours des gouvernements israéliens qui veulent seulement restructurer l’Autorité pour en faire un appareil sécuritaire d’oppression du peuple.
La démocratie ne consiste pas seulement à élire une direction, elle impose aussi que les forces de sécurité ne soient pas aux mains d’une faction politique ou d’un chef de faction. Elle passe par une réforme en profondeur de ces forces de sécurité qui doivent être unifiées, apolitiques et soumises à l’autorité du gouvernement élu. En favorisant la démocratie palestinienne, on permettra à l’appareil de sécurité de devenir un corps qui fera respecter la loi
Un gouvernement démocratiquement élu aura beaucoup plus de chances d’être accepté que s’il est adopté arbitrairement et imposé par un appareil sécuritaire oppressif.
Les pessimistes qui ont peur de la démocratie, peur de la force croissante des groupes fondamentalistes devraient consulter les sondages récemment réalisés dans la société palestinienne. Ils montrent que le Hamas recueillerait 23 % des voix, ce qui est à peu près le même chiffre que celui du Fatah, le parti de l’Autorité. La décision est aux mains des 50 % restants, cette majorité silencieuse qui ne veut pas entrer dans le jeu de cette polarisation et qui, à mon avis, soutiendrait largement une opposition démocratique si elle en avait la possibilité. C’est une majorité dont la voix a été jusqu’à présent étouffée sous le fracas des obus. Une majorité qui ne pourra se faire entendre que si on lui donne l’occasion de voter. 80 % des Palestiniens des territoires occupés ont moins de 33 ans. Et ils sont prêts à participer au processus démocratique dans l’espoir d’un avenir meilleur.
Il est grand temps d’abandonner le rêve illusoire d’imposer des bantoustans palestiniens régis par la police. Le monde occidental doit dès aujourd’hui soutenir et encourager la société civile palestinienne dans son mouvement vers les acquis démocratiques. Il est temps aussi d’adhérer de façon sincère aux déclarations de la Cour internationale de justice : la violation des droits de l’homme et des droits nationaux du peuple palestinien doit cesser ; les Palestiniens ont le même droit que les Israéliens à l’autodétermination, à l’exercice de la démocratie ; ils ont le même droit à avoir leur Etat où ils pourront vivre librement et dignement, sans occupation, sans murs, sans check-points ni oppression.
Cette solution simple suppose que les Israéliens comprennent que, pour leur sécurité, il faut accepter l’idée que les Palestiniens sont des êtres humains comme eux. Je suis profondément convaincu que la seule paix durable que nous puissions espérer sera conclue entre deux démocraties régies par les principes d’égalité et de justice.