A la suite du décès du président Arafat, les officiels israéliens et une bonne partie de la presse prédisaient le chaos ; entre autres pour dissimuler le fracas imposé chaque jour par la guerre en Palestine occupée. Jusque dans la presse française, certains commentateurs, pourtant friands de discours sur la démocratie, s’alarmaient également de l’absence de successeur désigné au président Arafat. Comme s’il s’était soudainement agi de griffonner en Palestine un régime héréditaire. C’était ignorer non seulement les assassinats d’un nombre impressionnant de cadres et dirigeants palestiniens par Israël, mais aussi la loi constitutionnelle palestinienne. C’était aussi, ou surtout, mésestimer le désir d’expression démocratique de la société.
Continuité institutionnelle
La continuité du fonctionnement institutionnel est constitutionnellement inscrite. Durant une période de soixante jours, le président du Conseil législatif assure la transition. Il n’y a donc pas de vide juridique. Les procédures de succession prévoient l’expression de la souveraineté populaire, la présidentielle étant fixée au 9 janvier. Pour cette période intérimaire, explique Ilan Halévi, vice-ministre adjoint des Affaires étrangères, les dirigeants palestiniens ont compris la nécessité de la collégialité et de la consensualité. Collégialité qui s’organise autour d’Abou Mazen (Mahmoud Abbas) et d’Abou ‘Ala (Ahmed Qorei’), c’est-à-dire de l’OLP et de l’Autorité nationale palestinienne : continuité humaine du personnel politique, et respect de la légalité institutionnelle.
Mais le processus électoral ne s’arrête pas à la présidentielle, puisque les élections législatives devraient avoir lieu en mai, permettant le renouvellement du Conseil élu en janvier 1996. Au-delà, le Fatah, principale organisation de l’OLP, a prévu de tenir son congrès en août.
Plusieurs questions se posent alors. La première concerne évidemment les conditions des scrutins. Si la communauté internationale, et singulièrement l’Europe, a prévu budget et envoi d’observateurs autour du 9 janvier, la campagne, elle, s’organise sous l’étau des forces d’occupation. Le vote suppose la levée des bouclages et des check-points, le retrait de l’armée des villes, des villages et des camps de réfugiés. Mais comment organiser sérieusement l’inscription sur les listes électorales et une campagne libre lorsque dominent l’insécurité et les bombardements, que la circulation est restreinte, que des candidats sont harcelés, que des milliers de citoyens sont emprisonnés, ou que des centres d’inscription sont fermés par l’armée, comme à Jérusalem ?
Quelle représentativité des institutions ?
La seconde question concerne la représentativité des institutions élues. De même qu’en 1996, elles ne représentent que les Palestiniens des territoires occupés. Les réfugiés à l’extérieur sont exclus du droit de voter. C’est du reste la raison pour laquelle les mécanismes de représentation mis en place sont tels que le Conseil législatif, dont la vocation concerne les territoires palestiniens, demeure lié au Conseil national palestinien, censé, malgré l’absence d’élections en son sein depuis de nombreuses années, représenter le peuple palestinien dispersé entre l’occupation et l’exil. Reste que la majorité des organisations palestiniennes ne s’inscrivent pas dans une démarche de boycott. Lors du précédent scrutin, au contraire, l’essentiel de l’opposition n’avait pas participé aux élections d’institutions dénoncées comme produits illégitimes d’un accord décrié.
La situation a changé et Rami Hamdallah, président de la commission électorale, annonçait début décembre que 1,3 million de Palestiniens, soit 71% de ceux en âge de voter dans les territoires occupés, étaient inscrits sur les listes, tandis que l’on comptait alors dix candidats à la présidentielle. Ils ne sont plus que neuf depuis que Marwan Barghouti a finalement retiré sa candidature.
Parmi eux, des indépendants : Abdel Sattar Kassem, Abdel Karim Chbier, Hassan Kreisheh, Abdel Halim Achkar, Alsaïd Barakah ; et des représentants de partis ou organisations : Bassam Salhi (Parti du peuple, ex-parti communiste), Taïssir Khaled (Front démocratique), Mustapha Barghouti, (Initiative nationale palestinienne) et Mahmoud Abbas - Abou Mazen - (Fatah). Contrairement au scrutin précédent, où Samira Khalil s’était présentée en concurrente de Yasser Arafat, aucune femme n’est cette fois candidate.
Le Hamas, pour sa part, récuse la légitimité de la présidentielle : contestant le processus d’Oslo, il réfute l’Autorité nationale qui en émane. Probablement a-t-il également suivi l’évolution des sondages qui donne le Fatah vainqueur, confirmant la tendance notée lors des dernières élections au conseil universitaire de Naplouse. Pour autant, le Hamas a appelé à la tenue d’élections législatives (même si le conseil émane aussi d’Oslo) et entend bien y présenter ses candidats. Au diapason de l’opinion publique qui n’apprécierait pas une guerre de petits chefs, le mouvement de la résistance islamique en appelle aussi à l’unité nationale et, suivi en cela par le Jihad, annonce vouloir éviter tout débordement. Il fait le double pari de la pérennité institutionnelle et de son intégration au système politique national.
La légitimité des urnes
La troisième question concerne programmes et stratégies. Quelles différences entre les candidats ? Trois d’entre eux, jusqu’au retrait de Marwan Barghouti, pouvaient espérer, selon les sondages, obtenir plus de 5% des voix, les autres n’étant crédités que de 1% ou moins. En tête, Mahmoud Abbas, donné début décembre à près de 32 %, suivi par Marwan Barghouti à 26 % puis par Mustapha Barghouti, crédité d’environ 6% des voix. Ancien responsable du PCP puis du PPP, celui-ci, candidat malheureux aux précédentes législatives, se présente volontiers comme émanant de la « société civile ». Médecin, dirigeant de l’UPMRC (Secours médical palestinien) et animateur du Pingo (plateforme des ONG palestiniennes) et du Pengo (coordination d’ONG contre le mur de l’apartheid), Mustapha Bargouthi a construit sa légitimité autour de cette mobilisation populaire durant l’Intifada, et n’a eu de cesse de dénoncer la corruption de l’Autorité nationale palestinienne comme les risques de compromis inacceptables qu’il prédisait - en l’occurrence sans fondement - avant les négociations de Camp David en 2000. Certains militants d’ONG reprochent pour leur part à des associations de sa mouvance leurs tentations hégémoniques, et certaines dérives d’une professionnalisation qui a drainé des fonds extérieurs à la fois pour des activités efficaces mais aussi au profit d’initiatives au faste superfétatoire. Reste que Mustapha Barghouti a su tisser parmi les ONG internationales un vaste réseau de soutien.
Abou Mazen, compagnon de route de la première heure de Yasser Arafat, dirigeant du Fatah et de l’OLP, préside désormais aux destinées de l’OLP ; il n’en apparaît pas moins aux yeux d’une partie de l’opinion comme représentatif d’une certaine élite, ayant fait sienne la capacité de dialogue avec un Occident compliqué. Marwan Barghouti, député, leader populaire de la première et surtout de cette seconde Intifada, apprécié pour sa probité et sa proximité avec la rue, et actuellement emprisonné en Israël, semble davantage représenter la nouvelle génération. Aucun ne peut prétendre au crédit dont bénéficiait le président Arafat, décrit, à tort ou à raison, et avec les écueils que cela implique, comme « le père de la nation ». Le peuple palestinien n’est pas à la recherche d’un homme providentiel. Seules des élections donneront au futur président la légitimité nécessaire. Tandis que se poursuivent dans le même temps la lutte de libération nationale et la construction des embryons d’un Etat à naître.
Marwan Barghouti, ne souhaitant pas risquer l’affaiblissement du Fatah, s’est donc retiré de la course. Les débats demeurent cependant, dont une part se jouera probablement lors du congrès du Fatah, au mois d’août, si sa tenue n’est pas empêchée par les forces d’occupation. Mais quels en sont les enjeux ?
Abou Mazen : « Le recours aux armes doit cesser »
Certains commentateurs ont présenté les deux hommes comme radicalement opposés quant à l’avenir de la Palestine, Abou Mazen étant qualifié de modéré, Marwan Barghouti de plus radical et plus représentatif d’attentes populaires. En réalité, l’essentiel du débat porte non sur les objectifs, mais sur la stratégie et la méthode. Marwan Barghouti articule lutte armée à l’intérieur du territoire occupé et revendication d’une négociation fondée sur le respect réciproque. Abou Mazen se prononce pour sa part pour l’arrêt de la lutte armée, comme il l’a fait lors du sommet d’Aqaba (sous auspices des Etats-Unis) le 4 juin 2003.
« Le recours aux armes dans l’Intifada actuelle nous fait du tort, et cela doit cesser » a-t-il réaffirmé le 14 décembre dans un entretien au quotidien Ash-Sharq al-Awsat. Non qu’il en nie la légitimité ou la légalité, mais il en conteste l’efficacité à la fois dans le combat du peuple palestinien pour l’autodétermination et quant à l’avenir de la société palestinienne elle-même. Il en appelle à la résistance civique, ainsi qu’à la réorganisation et à l’unification des organes de sécurité.
Cette approche stratégique, pas toujours appréciée notamment au sein d’une jeunesse qui a grandi sous la terreur de la guerre coloniale, mais qu’appellent de leurs vœux de nombreux militants d’ONG ou intellectuels palestiniens, ne suppose pour autant aucun compromis quant aux objectifs de la négociation souhaitée. Qu’il s’agisse du territoire, des frontières, des colonies, de Jérusalem, ou du droit au retour des réfugiés, Abou Mazen a fait la démonstration, comme à Camp David, de sa détermination à ne pas brader le droit. Il l’a répété devant le Conseil législatif. Lors d’un séjour officiel mi-décembre au Liban (le premier de cette nature depuis le départ forcé de Yasser Arafat et des combattants de l’OLP voici plus de vingt ans), où se renouent des relations diplomatiques difficiles avec Beyrouth et Damas, Abou Mazen, rendant visite avec Ahmed Qoreï aux réfugiés palestiniens, a affirmé : « Nous n’abandonnerons jamais votre retour dans la patrie », promettant dans le même mouvement l’amélioration de la vie quotidienne de ces centaines de milliers de réfugiés, citoyens sans droits au pays du Cèdre.
Beaucoup se jouera donc ce 9 janvier. La communauté internationale est-elle prête à soutenir le futur président palestinien, et le nouveau Conseil législatif ? Il s’agirait, d’abord, de permettre aux observateurs de devenir l’embryon d’une réelle force de protection du peuple palestinien. Ensuite, de respecter les aspirations démocratiques palestiniennes, restituant aux instances élues leur souveraineté sur un territoire intègre et souverain. Cela suppose de faire prévaloir le droit, quitte à ne plus se priver de pressions efficaces sur la puissance occupante. La communauté internationale, et notamment l’Europe, pourra-t-elle longtemps encore s’y soustraire ?