La mort de Michel Rocard a provoqué une avalanche d’articles consacrés à l’itinéraire et à la personnalité de cet homme politique hors pair. Tous les aspects, toutes les dimensions de sa longue et riche vie politique ont été évoqués. Tous, sauf au moins deux : deux tabous de l’establishement politique français, à gauche comme à droite, et sur lesquels Rocard a toujours marqué sa différence : la Palestine et le désarmement nucléaire.
Je n’évoquerai ici que la Palestine, même si le nucléaire (israélien) n’est pas loin...
Le positionnement clair et permanent de l’ancien secrétaire national du PSU sur la question palestinienne n’est pas le produit d’un emballement subit consécutif à un événement grave comme le fut la guerre des Six jours en juin 1967, il s’intègre dans la prise de conscience de la jeunesse française des années 1950-1960 lorsque celle-ci est directement impliquée dans la guerre d’Algérie.
Déjà sensibilisé au lycée par l’enseignement du grand historien socialiste de l’Afrique du Nord et infatigable artisan de la décolonisation, Charles-André Julien, Rocard rejoint les Etudiants socialistes à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po). Bientôt responsable national des ES il milite à l’Unef alors dominée par la droite et l’extrême droite de JM Le Pen, avant de changer de majorité en 1956. Reçu à l’ENA il est envoyé en Algérie où comme administrateur il découvre l’existence clandestine de camps de regroupement de centaines de milliers d’Algériens déplacés de force de leurs villages bombardés ensuite au napalm...Il réussit à faire un rapport détaillé et accablant qu’il parvient à faire parvenir au cabinet d’Edmond Michelet, alors ministre de la justice. Par une fuite très opportune le rapport est intégralement publié dans Le Monde et dans France Observateur provoquant un grand scandale. En même temps Rocard quitte la SFIO de Guy Mollet et rejoint le PSA (Parti socialiste autonome) qui deviendra plus tard le PSU où il retrouve Charles-André Julien devenu la conscience de toute une génération.
Dans un livre écrit en 1987, Le cœur à l’ouvrage, Rocard précise que sa « détermination anticolonialiste ne l’a jamais quitté » et il ajoute : « La dignité ne s’accommode pas de l’asservissement : les revendications d’autonomie ou d’indépendance (...) sont légitimes ».
Militant du PSU dès 1960 il milite activement an bureau fédéral de Paris contre la « sale » guerre d’Algérie. De 1962 à 1966, Rocard est surtout impliqué dans la réflexion sur la politique économique et monétaire à opposer au gaullisme dominant ; ce sera le contre-plan.
En 1967, en plein congrès, éclate la guerre des Six jours.Michel Rocard, qui s’apprête à devenir secrétaire national du PSU,va se trouver au milieu d’un débat non préparé et passionné sur la question palestinienne. Deux tendances s’opposent durement, d’un côté un courant que l’on peut qualifier de socialiste-sioniste avec Pierre Mendès-France et Daniel Mayer alors président de la LDH, de l’autre, une sensibilité favorable au nationalisme révolutionnaire arabe, qualifié souvent (trop) de socialiste. A ce moment assistent au congrès des représentants du Mapam (parti socialiste-sioniste de gauche) d’un côté, de l’Union socialiste arabe (Nassérien, Egypte) et du Baas syrien. De l’autre. Aucun contact n’est pris de part et d’autre...
Finalement après un très long débat une résolution unanime, produit d’une difficile synthèse entre les deux tendances, est votée. La ligne du PSU peut alors être caractérisée en trois points. La paix doit reposer :
1) « sur la reconnaissance simultanée des droits et des aspirations nationales du peuple israélien et du peuple arabe de Palestine » ;
2) « sur l’indépendance des Etats du Moyen-Orient » ;
3) « sur le développement des forces socialistes et l’éviction des intérêts impérialistes étrangers dans ces Etats ».
Dans l’immédiat, « la discussion doit s’engager entre l’Etat d’Israël d’une part, l’ensemble des pays arabes et les représentants du peuple arabe de Palestine d’autre part, éventuellement sous l’égide des Nations unies ou par tout autre intermédiaire ».
En décembre 1967, le PSU de Rocard appelle à la formation d’un « Etat indépendant » pour les Palestiniens et estime que la création de l’Etat d’Israël est « un fait politique irréversible ».
A partir de ce moment, l’occupation des territoires arabes devient l’objet central des représentations d’Israël au sein du PSU et constitue le principal obstacle à la paix. Pour les instances dirigeantes et par conséquent pour Michel Rocard, l’Etat juif mène une politique de force, d’annexion rampante et de faits accomplis. Ce qui justifie le droit du peuple palestinien à mener une lutte armée. Désormais les responsables du PSU refusent de se rendre en Israël et déclinent l’invitation au congrès du Mapaï que leur adresse Golda Meïr (ce que celle-ci ne pardonnera pas à Rocard, surtout quand celui-ci l’informe que le PSU après avoir rompu avec le Mapam (ancêtre du Meretz) aura comme interlocuteur israélien le Matzpen qui regroupe quelques centaines de militants anti-sionistes.
Au cours des premières années 1970, la période dite gauchiste du PSU, on assiste à une radicalisation des positions du PSU, y compris sur la Palestine. La commission internationale du PSU est composée très majoritairement par la gauche du Parti où domine une tendance tiers-mondiste maoïsante à un moment où la Chine communiste soutient fortement « la guerre populaire prolongée » qu’entend mener le Fatah. A la fin de l’année 1970 le terme « révolution palestinienne » supplante celui de « résistance palestinienne ». Une équipe de la Commission internationale sort alors une brochure intitulée : « Pour une Palestine unifiée » tout en notant qu’ « il faudra préciser les conditions de fonctionnement d’un tel Etat et notamment les formes de participation et d’expression des communautés qui le composeront ». A ce moment est créé le BARP (Bureau d’aide à la Révolution palestinienne) dont le trésorier est François della Sudda et à partir duquel vont se développer les premiers comités Palestine.
Rocard, préoccupé par les problèmes de politique intérieure, laisse volontiers la commission internationale dans les mains de la gauche. Mais il va se trouver confronté en 1972 à l’attentat de Munich du groupe Septembre noir contre l’équipe israélienne aux JO. La réaction du BN du PSU, produit d’une confrontation entre la Commission internationale et le BN dirigé par Rocard, est confuse et inappropriée. Tout en « rejetant des actions comme celles de Munich », le communiqué appelle « à soutenir la cause du peuple palestinien » sans une claire condamnation de cette action explicitement terroriste et totalement contre-productive pour la cause palestinienne. Bien entendu le lobby pro-israélien s’emparera de ce communiqué pour dénoncer les « scandaleuses » positions pro-palestiniennes de Michel Rocard.
L’année suivante, en 1973, à l’initiative de la Ligue des Etats arabes, un voyage est organisé avec pour but de renforcer les liens du PSU avec la Résistance palestinienne et les forces progressistes arabes. Bernard Langlois accompagne Michel Rocard vers ce Moyen-Orient compliqué. Cf Politis du 7 juillet. Rocard a un entretien d’une heure avec Yasser Arafat. Le compte-rendu de ce voyage dans l’hebdo du PSU, Tribune socialiste, est illustré par une grande photo de cette rencontre entre les deux hommes « militants d’une même lutte anti-impérialiste »... Rocard aura aussi rencontré Georges Habache du FPLP et Nayef Hawatmeh du FDPLP seule organisation de référence marxiste reconnaissant les droits nationaux du peuple israélien, et qui dialogue avec le Matzpen.
Lorsque Rocard passe au PS à la fin de 1974 pour rejoindre Mitterrand, pour des raisons de politique intérieure, la question palestinienne n’est pas abordée. C’est alors qu’en Israël et qu’à l’intérieur du PS va se déclencher une violente campagne contre les positions de Rocard sur la question palestinienne.Tout est mis en œuvre y compris pour forcer Rocard à abandonner sa position. Les pressions, les humiliations, le dénigrement, les caricatures, les photos manipulées, rien n’est négligé pour faire reculer Rocard.
Pourquoi cette si vaste entreprise de disqualification ? Pour ma part j’y vois une raison majeure. Tout le monde politique sait que Rocard vise l’élection présidentielle et que ses chances sont réelles.
Pour les dirigeants d’Israël la perspective de l’élection d’’un président français de la République favorable à la cause palestinienne est un problème majeur, quasi existentiel. Il est impensable qu’un président français ne puisse avoir la même lecture de la question palestinienne que le pouvoir israélien. Tout doit être fait pour barrer la route à Rocard.
Face à ces attaques multiformes, dont il faudrait recenser les méthodes et les acteurs, Rocard isolé, harcelé, probablement conscient de l’enjeu, est contraint à une défense difficile. Il est amené à donner sa version de son positionnement quand il était au PSU. C’est ce qu’il raconte dans Le cœur à l’ouvrage lorsqu’il évoque le congrès de 1967 qui se déroula en pleine guerre des Six jours et qui, on l’a vu, obligea le PSU à se positionner à chaud. « Nous assistâmes (alors), stupéfaits, à l’émergence d’un courant inconditionnellement et fanatiquement pro-palestinien. Autant je tenais pour légitime la revendication d’identité nationale du peuple palestinien, autant il n’était pas question pour moi, ni d’ailleurs pour la majorité du PSU, de voir mis en cause le droit d’Israël à l’existence, à la sécurité et à des frontières reconnues. L’extraordinaire sectarisme antisioniste habillait d’un discours pseudo-marxiste des attitudes qui confinaient au racisme pur et simple. Ce fut un rude combat que d’imposer le respect des droits nationaux du peuple juif aussi. Je le gagnai en soulignant l’urgence d’une recherche de la paix par la négociation. (…) A la vérité, ce conflit empoisonnerait la vie du PSU pendant bien des années, mais ma ligne n’a pas varié ».
Dans ce même livre Rocard propose une brève synthèse de sa position d’ensemble sur le Proche-Orient.Il fait au moins cinq propositions pour résoudre le problème :
« (…) Adopter la pratique mendésienne : il n’y a de paix qu’entre ceux qui se battent. Ce qui signifie aujourd’hui Israéliens et Palestiniens d’abord. Et pour cela, constater que les guerres qui ont consolidé Israël ont fait naître une force palestinienne indépendante et, comme on dit, incontournable, qui a vocation à s’établir comme Etat.
Aider les Israéliens à prendre conscience que leur sécurité passe désormais par l’acceptation de ceux qui ont habité en Palestine depuis des millénaires. (…)
Ne jamais accepter, pour respecter le droit à la différence,que le judaïsme et l’islam, le nationalisme juif ou le nationalisme palestinien s’écartent des principes universels de l’Etat de droit.
Mais ne jamais admettre non plus que la défense de l’Occident puisse passer par la résurrection masquée de l’oppression d’un peuple par un autre.
Considérer que le jour où des milliers d’Israéliens sont descendus dans la rue pour protester contre les massacres de Sabra et Chatila a vu naître le premier espoir d’une vraie entente entre les peuples qui veulent la même terre ». (pp 297-298).
En dernière analyse, le raisonnement de Rocard vise à faire comprendre à ses interlocuteurs que la sécurité d’Israël dépend directement de la création d’un Etat palestinien souverain, c’est-à-dire de l’abandon de sa politique d’occupation et de son insertion dans la réalité du Moyen-Orient.
Rocard n’abandonnera jamais cette conception du problème. Il essaiera de convaincre Mitterrand (comme l’a rappelé Jean-Pierre Filiu) et peut-être Hollande... Son dernier éclat public se produisit à l’occasion des obsèques de son ami d’au moins 50 ans, Stéphane Hessel, au cimetière de Montparnasse où il tacla sévèrement Hollande qui venait de désavouer Stéphane sur la Palestine au cours de l’hommage national aux Invalides. Edgar Morin fit de même. Cette rencontre entre la personnalité de gauche la plus populaire et l’intellectuel le plus renommé symbolise alors la rupture éthique entre un Président (socialiste) de la Républiqueet une gauche restée fidèle à ses valeurs cardinales, à l’internationalisme, à la Palestine opprimée.
Quelques mois avant sa mort, Michel, très pessimiste sur l’avenir du monde, avait, parmi les crimes commis par la dite communauté internationale, cité « l’acquiescement tacite de la communauté internationale à l’assassinat de la nation palestinienne ». Et puis, je ne peux, pour conclure, m’empêcher de rapporter ce qu’il me répondit il y a à peine quelques mois, au cours d’un de ces nombreux entretiens que j’ai réalisés avec lui pour mon travail sur l’histoire du PSU. L’interrogeant sur la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire par Israël, la réponse fut aussi nette que concise : « Absolument ». Ce ne fut pas la moindre raison de son action internationale pour le désarmement nucléaire…