Le paysage est noir, couvert de suie, brûlé. Des milliers d’arbres fruitiers ont dépéri, une maison a récemment été réparée après les dégâts que lui avaient fait subir un incendie allumé en pleine nuit. Le commandant du poste de pompiers, Fadi Hadar, un jeune homme en tenue de camouflage, jette un coup d’œil dans son registre des interventions : le dernier incendie dans le village date du 3 septembre à 16h15 – le feu avait été bouté aux outils sur le chantier de construction de la nouvelle maison que se construit Abed El-Karim Abed El-Hadi, un habitant du village.
Il y a exactement dix ans, nous avions visité cet endroit et nous avions tenté de monter avec les fermiers terrorisés jusqu’à leurs oliveraies, dans les hauteurs. A peine étions-nous arrivés que des émeutiers sont descendus des maisons d’Yitzhar, menaçant de leurs armes et hurlant. Des soldats de l’armée israélienne, appelés sur place, furent contraints de s’enfuir sous la menace des fusils des habitants d’Yitzhar. « Un pas de plus et je tire », avait dit un des colons-terroristes en menaçant le commandant de brigade qui avait alors donné l’ordre de se replier. Cela, je l’ai vu de mes yeux.
Voici ce que j’écrivais alors, à la fin de l’été 1998 : « Alors qui diable est le maître dans les Territoires occupés ? Pendant un moment qui ne fut pas bref, ce dimanche, le tableau était d’une clarté et d’une netteté incroyables : au moins sur un bout de terre, entre Burin et Yitzhar, les seuls seigneurs et maîtres étaient les colons et personne d’autre. Ni l’armée israélienne, ni la police israélienne, ni les garde-frontière israéliens.
« Une bande de colons s’amène, menaçant les forces de sécurité en disant que "des snipers grimpés dans les arbres tireront une balle entre les deux yeux de celui qui ferait encore un pas" ; les officiers l’entendent, les membres de la police des frontières l’entendent, le commandant de brigade le sait, mais rien. Un groupe de fermiers palestiniens demandent à pouvoir se rendre dans l’oliveraie qui leur appartient. Les colons menacent. Le commandant de brigade entend la menace puis interdit aux fermiers d’aller sur leurs lopins de terres. "Y a-t-il quoi que ce soit d’illégal dans le fait que ces fermiers accèdent à leurs terres ?", avais-je demandé au colonel Yehouda (Shouki) Shaked, le commandant du secteur. "Le ciel nous préserve. Il est clair qu’il leur est permis d’entrer sur leur terre", m’a-t-il répondu, mielleux, "Mais le moment, vous comprenez, le moment n’est pas bien choisi" » (Haaretz, 28.08.1998)
Dix ans ont passé et rien n’a changé. Une fois de plus, « le moment n’est pas bien choisi ». La vie à Burin est toujours une vie sous la terreur. Les colons se déchaînent, l’armée et la police israéliennes, censées assurer la sécurité, ne bougent pas le petit doigt. La menace des colons, vous savez ; la sécurité des Arabes, vous savez. On a de nouveau enregistré, au cours des dernières semaines, une augmentation de l’activité des colons. L’escalade a démarré le jeudi noir, 19 juin. Ce jour-là, les colons de Yitzhar et de Brakha ont incendié quelque 3.800 oliviers, dont un millier étaient des arbres d’un grand âge.
Zaki Sadeh, coordinateur des opérations de terrain de l’organisation des « Rabbins pour les droits de l’homme », dit que pour détourner l’attention de la question des avant-postes « illégaux », l’essentiel des troubles proviennent maintenant des colonies « légales », Yitzhar et Brakha. Son organisation prépare un programme de plantation pour réhabiliter les oliveraies incendiées. Les volontaires de l’organisation ont restauré la maison, incendiée elle aussi, de Said Najar vers lequel nous nous tournerons d’abord.
Un petit lit d’enfant, noir de suie, traîne dans la cour de la maison, témoin silencieux des événements de la nuit où les colons ont mis le feu à la maison. C’était la nuit du 28 juillet, jour anniversaire du mariage des Najar qui vivent, avec leurs deux enfants, dans cette maison qu’ils louent. Said assistait à un cours pour officiers de la police palestinienne à Jéricho. Wafa, son épouse, alors enceinte, et Arwah, leur fils d’un an et demi, étaient à la maison.
Depuis le joli balcon de pierre de cette maison ancienne, se découvre un paysage toscan. Dans le verger, poussent des figuiers et des oliviers. Dans la soirée, Wafa a téléphoné à Said pour lui dire que des colons étaient descendus de la colline, venant de Brakha, leur malédiction, et qu’ils rôdaient dans le village en s’adonnant à des actes de violence. Wafa lui a dit qu’elle avait peur. Said lui a conseillé d’aller avec l’enfant chez ses parents à elle, pour ne pas être seuls dans cette maison qui donne sur la rue principale du village. Wafa, tout en laissant les lumières allumées dans la maison pour plus de sécurité, s’est enfuie pour se rendre chez ses parents. Au petit matin, le frère de Said lui a téléphoné à Jéricho et lui a dit : viens vite, la maison a été incendiée.
La maison était tout entière couverte de suie et toute fumante, deux cocktails Molotov furent trouvés dans la chambre à coucher commune au couple et à son bébé dont le lit était entièrement brûlé. Said est arrivé sur place deux heures plus tard, alors que l’incendie était déjà éteint. Il dit que l’on sent maintenant encore l’odeur de fumée dans la maison qui a été retapée et nettoyée par des membres des « Rabbins pour les droits de l’homme ». Le lit d’enfant, à l’entrée, est la seule trace qui reste de ce qui est arrivé. Les Rabbins ont aussi acheté un nouveau lit dans lequel dort Mahmoud, le bébé qui est né entre temps. Wafa ne souhaite pas continuer à habiter cette maison. Said était sur le point de lui bâtir une maison à la limite du village, mais toutes ses économies, 9.800 dinars jordaniens en cash, ont, selon ses dires, disparu dans l’incendie des colons. Pas d’économies, pas de nouvelle maison.
Najar dit que les colons viennent quasiment tous les jours dans le village, menaçant tous les habitants. Ils sont essentiellement actifs en fin de semaine, le vendredi et le samedi (shabbat hamalka). Un tracteur Ferguson s’est approché de la cour de la maison, conduit par le vieux fermier Walid Ayd. Hier, raconte ce voisin moustachu et brûlé par le soleil, les colons ont encore essayé de descendre dans le village. Seul un rassemblement des jeunes les en a empêchés. Il y a quelques jours, les colons ont empoisonné six moutons, dont trois lui appartenaient. Les choses sont comme autrefois, Ayd et d’autres fermiers se voient empêchés de se rendre sur une partie de leurs terres, à cause des menaces de leurs voisins de Brakha et Yitzhar. Ils appréhendent surtout maintenant le moment de la récolte des olives qui débute le mois prochain. Ayd ne sait pas comment ni même s’il parviendra à faire sa récolte qui constitue sa seule source de revenus.
« Nous vivons pour Al-Qouds, capitale de la Palestine », annonce une affiche à l’entrée du bureau du chef du conseil, Ali Ayd. Burin compte 3.200 habitants. « Chaque fois qu’on parle de paix, il y a davantage de problèmes avec les colons », dit-il pour essayer d’expliquer l’escalade dans les actions des colons, aux cours de ces dernières semaines, pas seulement ici, mais sur toute l’étendue de la Cisjordanie. Les colons seraient-ils les seuls à prendre au sérieux les conversations entre Ehoud Olmert et Mahmoud Abbas (Abou Mazen) ? Agissent-ils dans les petites choses comme dans les grandes, embrasant le territoire même quand il n’y a qu’une apparence d’avancée politique ? D’Hébron à Naplouse, cette escalade est perceptible ces derniers temps et personne en Israël ne s’en émeut. C’est à se demander si quelqu’un en a entendu parler.
Assis sous un portrait de Yasser Arafat, le chef du conseil égrène les derniers malheurs, les énumérant comme pour leur donner plus de poids : poteaux électriques incendiés, troupeau empoisonné, vol de chevaux, incendie d’une maison et par-dessus tout, tirs de « missiles »– apparemment des obus de mortiers ou des fusées éclairantes, aux dires de la police – dont neuf ont été tirés, ces dernières semaines, sur Burin, sans atteindre personne ni faire aucun dégât, mais en semant la terreur.
Le premier tir a eu lieu le 1er août, alors que tout le village était à un mariage. Ayd dit qu’ils savent exactement de quelle maison de Brakha partent les tirs : c’est celle d’où partent généralement les pogromes. Ayd dit qu’après chaque tir, des soldats de l’armée israéliennes viennent ramasser les débris des engins explosifs. Est-ce que ce sont eux qui appellent l’armée israélienne ? Non. Alors comment l’armée sait-elle ? « Tout comme elle sait qu’un missile est tiré depuis l’Irak », répond Ayd. Malgré les opérations de l’armée israélienne, de gros débris de métal sont déposés sur la bibliothque d’Ayd, restes de bombe ou de roquette. D’après lui, l’engin a été lancé il y a quelques semaines depuis Yitzhar et a atterri dans des champs, entre Oudala et Awarta, deux villages situés tout près, à trois kilomètres de Burin.
Les 3.800 oliviers qui ont été incendiés en juin appartenaient à 75 habitants du village. Autrefois, cinq à six cents villageois partaient chaque matin pour aller travailler en Israël. Aujourd’hui, pas plus qu’un dixième de ce nombre continue de le faire. Le chef du conseil lui-même a fermé depuis longtemps l’entreprise de pierres qu’il avait à Naplouse et un demi million de shekels ont été perdus, selon ses dires, du seul fait que Naplouse est placé en état de siège.
Tôt matin. En Palestine, on est déjà passé à l’heure d’hiver, dernier signe d’indépendance à l’égard d’Israël, et les rues de ce beau village ancien sont vides. Le chef du conseil critique durement la police et l’armée israéliennes qui, selon lui, ne font rien pour protéger les habitants de son village contre les pogromistes. « L’armée et la police ne font rien, strictement rien, pour protéger la vie des Palestiniens. Elles se contentent de mentir. » Ayd raconte un cas où un colon a brandi une arme et tiré sur les habitants. La police a déclaré que le jeune homme avait été arrêté, mais finalement il est apparu qu’il était libre. Il y a quelques mois, des colons de Yitzhar ont confisqué, de force, le cheval d’un villageois, Ayman Soufan. Celui-ci est allé se plaindre à la police où, selon les dires du chef du conseil, on lui aurait dit que des colons de Yitzhar prétendaient eux aussi qu’un cheval leur avait été volé. Tant que leur cheval ne leur était pas rendu, avaient expliqué les colons à la police, ils ne libéreraient pas son cheval. Un Etat de droit, version Yitzhar.
Le porte-parole de l’armée israélienne a communiqué ceci : suite aux incidents graves survenus dans le secteur, la police d’Israël a lancé, avec l’aide de l’armée, une série d’opérations contre des agents provocateurs dans les colonies. Lors de ces événements, un certain nombre de citoyens ont été arrêtés et font l’objet d’un examen par la police. L’armée israélienne participe en permanence au maintien de l’ordre public dans les régions de Judée et de Samarie.
Le porte-parole du secteur de Judée-Samarie (Cisjordanie), Dany Poleg, a adressé cette réponse : une plainte a été reçue, dans la zone de Samarie, le 28 juillet, pour une maison incendiée à Burin. A ce stade, l’enquête est en cours au niveau du renseignement afin d’identifier les suspects. Sur la question des cultures incendiées, des enquêtes sont réalisées mais ne sont pas encore assez avancées pour permettre des arrestations et le dépôt d’actes d’accusation. La police du secteur de Judée-Samarie n’a pas connaissance d’un incident comportant des tirs de roquettes, mais on peut dire que lors d’un incident où il avait été rapporté qu’un bruit d’explosion avait été entendu dans le secteur du village, l’enquête des sapeurs de la police, qui avait reçu des Palestiniens un objet trouvé sur le terrain, avait montré qu’il s’agissait des restes d’une fusée éclairante manuelle. A ce stade, aucun suspect n’a été arrêté.
Haaretz, 12 septembre 2008