Depuis la création de l’État d’Israël, en 1948, un seul des treize premiers ministres est resté au pouvoir plus longtemps que Benjamin Netanyahou : David Ben Gourion. En deux séquences – 1948-1954 puis 1955-1963 –, le fondateur de l’État et du parti travailliste a conservé la tête du gouvernement pendant treize ans. En deux séquences également – 1996-1999 puis 2009-2016 – dont la seconde est toujours en cours, Benjamin Netanyahou en est à dix ans à la tête du gouvernement. Et cette longévité, certains disent cet acharnement, commence à indisposer. Pas seulement ses adversaires.
Principale formation d’une opposition complaisante, le parti travailliste rêve évidemment de mettre un terme à vingt ans de domination idéologique de la droite et de l’extrême droite et d’en finir avec l’arrogance de Netanyahou. Mais d’errements doctrinaux en cautèles politiciennes, il paraît avoir renoncé à offrir une alternance crédible. Dans la coalition gouvernementale, en revanche, les effets manifestes de l’usure du pouvoir sur la personne et la crédibilité politique du premier ministre semblent plus menaçants, sinon pour son avenir politique, du moins pour la stabilité de son gouvernement.
Non seulement les qualités de communicateur de l’ancien conseiller en stratégie du Boston Consulting Group, devenu diplomate puis politicien, ont fini par s’éroder à l’usage ; mais son goût pour les coups de bluff et les effets d’annonce le plus souvent sans suite, sa piètre gouvernance au jour le jour, dictée par l’unique obsession de garder le pouvoir malgré une coalition composite et fragile, et aussi les habitudes dispendieuses et bling bling de sa femme ont épuisé les ressources de son charisme populiste.
Son incapacité à résoudre les véritables problèmes du pays – le développement des inégalités économiques et sociales, la crise du logement, le conflit avec les Palestiniens et l’insécurité qu’il génère, l’isolement diplomatique croissant – a semé le doute, puis provoqué les critiques, et fouetté les ambitions jusqu’au sein de son propre camp : la droite et l’extrême droite. Alors que les attaques contre des soldats ou colons israéliens se poursuivent – elles ont fait depuis le 1er octobre 2015 28 morts israéliens, deux Américains, un Érythréen, un Soudanais et plus de 188 Palestiniens –, le discours guerrier habituel sur la sécurité sonne creux.
Ni la mobilisation de forces de police exceptionnelles, ni les déploiements spectaculaires de soldats, ni la destruction punitive des maisons des auteurs de violences, n’ont pu enrayer ce mouvement de révoltes individuelles provoqué par les humiliations de l’occupation, les frustrations économiques et l’absence de toute perspective de paix et d’indépendance. Ancien ministre de l’intérieur et de l’éducation de Netanyahou, Gideon Sa’ar, qui a démissionné du gouvernement et de la Knesset en octobre 2014, estime aujourd’hui que « le gouvernement a totalement échoué dans sa lutte contre le terrorisme et doit changer de direction. Il faut changer les règles du jeu et faire sentir aux Palestiniens qu’ils sont en train de perdre ».
Sans s’en prendre directement au premier ministre – leur supérieur hiérarchique –, certains généraux n’hésitent pas non plus à discuter publiquement les choix du gouvernement en matière de sécurité ou de stratégie. Loin de partager la posture vigoureuse de Gideon Sa’ar, le général Gadi Eizenkot, chef d’état-major général de l’armée israélienne, plaide plutôt pour la retenue en demandant à ses soldats de faire un usage modéré de la force et de « ne pas vider un chargeur sur une fillette de 13 ans qui a une paire de ciseaux à la main », comme l’a rapporté la radio israélienne.
À l’état-major, des voix ont même suggéré que les mesures punitives contre la Cisjordanie soient allégées, pour détendre le climat, et que le nombre de permis de travail en Israël attribués à des Palestiniens de Cisjordanie soit augmenté. Chef des services de renseignements militaires, le général Herzl Halevi affirme, lui, qu’à Gaza, la reconstruction – après la dernière opération israélienne de l’été 2014 – est à la fois trop lente et insuffisante. À ses yeux, la situation économique est catastrophique et « la souffrance de la population peut déboucher sur des violences anti-israéliennes », comme il l’a déclaré dans une réunion publique.
Pour les mêmes raisons, d’autres responsables militaires estiment – en désaccord frontal sur ce point avec le premier ministre et le ministre de la défense – qu’il est indispensable de construire, pour ce territoire enclavé et soumis par Israël à un isolement quasi total, un port, qui permettrait de relancer l’activité économique. Répondant indirectement au premier ministre qui s’en tient, soutenu par sa coalition, à un durcissement sécuritaire pour tenter de rassurer une opinion publique déboussolée, le général Halevi juge qu’en Israël, « l’effondrement de la cohésion sociale au cours des dix prochaines années est un plus grand défi que la menace terroriste ».
Faute d’existence d’une majorité alternative dans une Knesset dont le centre de gravité n’a jamais été aussi à droite en près de 70 ans, faute aussi d’irruption sur la scène politique d’une personnalité crédible, capable d’incarner le changement sans déstabiliser un électorat timoré, en demande constante de sécurité, Benjamin Netanyahou n’est pas menacé, à court terme, d’une crise ministérielle. Mais d’ici aux prochaines élections législatives, en 2019 en principe, il n’est pas à l’abri, compte tenu de la minceur de sa majorité – 61 députés sur 120 – d’une fronde parlementaire ou d’une série d’escarmouches de couloirs, coûteuses en concessions qui pourraient affaiblir encore son crédit politique.
Obama ne veut pas partir sans enregistrer un progrès symbolique sur le conflit israélo-palestinien
Selon la presse israélienne, un groupe de politiciens – les uns appartenant à l’opposition, les autres à la majorité – auraient le projet de mettre sur pied un rapprochement de centre-gauche, qui pourrait se transformer le moment venu en une coalition concurrente, destinée à assumer le pouvoir. Les principaux membres de cette conjuration anti-Netanyahou seraient son ancien partenaire Avigdor Lieberman, chef du parti d’extrême droite « Israël notre maison », qui rassemble de nombreux électeurs originaires de l’ex-URSS, l’ancien journaliste Yair Lapid, fondateur du parti centriste « Il y a un futur », l’ancien ministre et député du Likoud Gideon Sa’ar et l’actuel ministre des finances Moshe Kahlon, fondateur du parti de centre-droit Kulanu, membre de l’actuelle coalition. Chacun d’entre eux rêve manifestement d’être candidat au poste de premier ministre.
L’un des événements qui ont donné du crédit à ces bruits de « conjuration anti-Bibi » a été, fin février 2016, la conférence organisée conjointement par Avigdor Lieberman et Yair Lapid sur le thème « Combattre pour le statut international d’Israël ». À cette occasion, les deux politiciens ont insisté sur la nécessité de « sauver ce qui peut encore l’être de la diplomatie israélienne que Netanyahou a systématiquement détruite ». « Le ministère des affaires étrangères n’est le domaine privé de personne, même pas de la famille Netanyahou », a tonné Lieberman, tandis que Lapid affirmait : « Notre statut international n’a jamais, depuis 1948, été aussi bas. » Que ces deux politiciens, en particulier l’incontrôlable ancien ministre des affaires étrangères Lieberman, qui vit dans une colonie au sud de Bethléem et réclame la décapitation des citoyens israéliens arabes infidèles à Israël, soient animés par la volonté de régler de vieux comptes plutôt que par le souci de défendre la grandeur de la diplomatie israélienne, on ne peut l’exclure.
Quoi qu’il en soit, leur alliance – celle de l’extrême droite et du centre-gauche –, forgée lorsqu’ils appartenaient ensemble au précédent gouvernement de Benjamin Netanyahou, pourrait devenir le cœur d’une machine de guerre politique contre le premier ministre. Mais aussi contre l’actuel chef de l’opposition, le travailliste Isaac Herzog, président de l’Union sioniste qui rassemble les travaillistes et les partisans de l’ancienne ministre des affaires étrangères de Netanyahou, Tzipi Livni.
Face à cette possible offensive de déstabilisation de sa majorité, Netanyahou dispose d’une marge de manœuvre dérisoire, à la mesure de sa majorité d’une unique voix. Ses alliés d’extrême droite ou ultraorthodoxes ne manquent d’ailleurs aucune occasion de lui rappeler que leurs voix lui sont indispensables et que la moindre concession à leurs adversaires pourrait mettre en péril sa coalition.
Par ailleurs, compte tenu du poids des partisans et des acteurs de la colonisation dans la majorité, il est peu probable que le premier ministre ait les moyens politiques – à supposer qu’il en ait la volonté, ce qui n’est pas évident – de reprendre des négociations avec les Palestiniens, comme l’y invitent Paris et Washington.
La proposition française, qui devrait être présentée en avril aux pays du « groupe international de soutien » – actuellement en formation – avant de déboucher sur une conférence internationale l’été prochain à Paris, a été accueillie fraîchement par le gouvernement israélien. On ignore si cette initiative française, dont la conduite a été confiée à l’ambassadeur Pierre Vimont, s’articulera avec le projet de Barack Obama qui envisage de rappeler dans un discours solennel ou d’inscrire dans une résolution que Washington présenterait au Conseil de sécurité des Nations unies les conditions d’un accord de paix entre Israël et les Palestiniens reposant sur la coexistence de deux États.
Benjamin Netanyahou déteste autant les conférences internationales sur le conflit israélo-palestinien que les ingérences de l’ONU dans ce dossier, qu’il entend confiner au format bilatéral – avec, à la rigueur, une médiation américaine. Il espérait sans doute être dispensé de la recherche d’une solution au problème palestinien par la dislocation de la Syrie et la poursuite de la guerre internationale contre l’État islamique. Mauvais calcul.
Car Obama, qui ne veut pas quitter la Maison Blanche sans enregistrer au moins un progrès symbolique sur cette question où il a investi beaucoup de temps et d’énergie, en a apparemment jugé autrement. C’est d’autant plus gênant pour le premier ministre israélien que ces échanges diplomatiques interfèrent avec une autre négociation, beaucoup plus importante à ses yeux, sur le renouvellement de l’aide financière militaire des États-Unis à Israël.
Évaluée depuis 1962 à 124 milliards de dollars, cette aide s’élève aujourd’hui à 3 milliards de dollars par an. En invoquant la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, qui ferait peser sur Israël des périls nouveaux – ce que Washington conteste –, le premier ministre israélien et son ministre de la défense Moshe Ya’alon réclament qu’à l’expiration de l’actuel programme d’aide – fin 2017 – le montant soit porté à 5 milliards de dollars par an, pour les dix prochaines années.
Pour l’instant, Washington propose que le montant annuel soit graduellement augmenté jusqu’à atteindre 40 milliards sur dix ans. En outre, les États-Unis fourniraient à Israël un escadron supplémentaire du nouvel avion furtif F-35, dont l’armée de l’air israélienne a déjà commandé 19 exemplaires, plusieurs dizaines d’appareils de combat F-15 et plusieurs avions-cargos à ailes et moteurs pivotants V-22, capables de décoller et atterrir à la verticale comme des hélicoptères, tout en volant aussi vite que des avions de transport.
C’est insuffisant pour Benjamin Netanyahou, qui souhaite obtenir 5 milliards de dollars annuels sur dix ans et menace de négocier directement avec le Congrès, puis de signer l’accord avec le successeur d’Obama à la Maison Blanche. Pour manifester clairement sa mauvaise humeur, le premier ministre israélien vient d’annuler un voyage à Washington où il devait notamment rencontrer le président américain. Une nouvelle fois, un bras de fer vient de s’engager entre Obama et Netanyahou.
Mais Netanyahou doit prendre garde aux représailles éventuelles de Barack Obama, qui pourraient être redoutables pour la diplomatie israélienne si le président américain, rompant le soutien historique apporté à Israël au sein des instances internationales par Washington, décidait de déposer ou de soutenir au Conseil de sécurité de l’ONU une résolution appelant Israéliens et Palestiniens au compromis.