Anderson, Irlandais né en Chine, élevé en Angleterre, maîtrisant plusieurs langues de l’Asie du Sud, a eu une grande influence sur mon univers intellectuel.
Je dois beaucoup à son livre le plus important, “Imagined Communities”.
CHACUN DE NOUS a un petit nombre de livres qui ont formé ou modifié sa vision du monde.
Dans ma prime jeunesse j’ai lu le monumental “Der Untergang des Abendlandes” (Le déclin de l’Occident) d’Oswald Spengler. Il a produit sur moi un effet durable.
Spengler, presque oublié aujourd’hui, croyait que toute l’histoire du monde tient en un certain nombre de cultures qui sont à l’image des êtres vivants : elles sont nées, ont mûri, ont vieilli et sont mortes, en l’espace d’un millénaire.
La culture “ancienne” de la Grèce et de Rome a duré de 500 avant Jésus-Christ jusqu’à 500 après, puis a été remplacée par la “magique” culture orientale qui culmina dans l’Islam et dura jusqu’à l’émergence de l’Occident, qui est sur le point de disparaître pour laisser la place à la Russie. (S’il avait été en vie aujourd’hui, Spengler aurait sans doute remplacé la Russie par la Chine.)
Spengler, qui était une sorte de génie, identifia aussi plusieurs cultures dans d’autres continents.
L’autre œuvre monumentale qui a marqué ma vision du monde fut “A Study of History” (Étude de l’histoire) d’Arnold Toynbee. Comme Spengler, il croyait que l’histoire est une affaire de “civilisations” qui atteignent leur maturité et vieillissent, mais il en ajouta quelques unes de plus à la liste de Spengler.
Spengler, étant allemand, était triste et pessimiste. Toynbee, britannique, était enjoué et optimiste. Il n’acceptait pas la conception selon laquelle les civilisations sont vouées à disparaître après une certaine durée d’existence. Selon lui, c’est en effet ce qui s’est toujours produit jusqu’à ce jour, mais les gens peuvent apprendre des erreurs et modifier leur comportement.
ANDERSON NE S’EST OCCUPÉ que d’une partie de l’histoire : la naissance des nations.
Pour lui, une nation est une création humaine des quelques derniers siècles. Il contestait la conception admise que les nations ont toujours existé et qu’elles n’ont fait que s’adapter aux diverses époques, comme nous l’avons appris à l’école. Il soutenait que les nations avaient été “inventées” il y a seulement quelque 350 ans.
Selon la conception euro-centrée, la “nation”a pris sa forme actuelle lors de la révolution française ou immédiatement avant. Jusqu’alors, l’Humanité vivait suivant diverses formes d’organisation.
L’humanité primitive vivait en tribus, comprenant environ 800 êtres humains chacune. Une telle tribu était suffisamment petite pour vivre sur un petit territoire et suffisamment grande pour se défendre contre les tribus voisines, qui tentaient toujours de s’accaparer leur territoire.
De là diverses formes de collectivités humaines ont émergé, comme les Cités-État grecques, les empires perse et romain, l’État multi-communautés byzantin, la “umma” islamique, les monarchies multi-peuples d’Europe et les empires coloniaux européens.
Chacune de ces créations était adaptée aux réalités de l’époque. L’État-nation moderne était une réponse aux défis modernes (“défi et réponse” était la machine du changement de Toynbee). Les nouvelles réalités – la révolution industrielle, l’invention du chemin de fer et les bateaux à vapeur, des armes modernes de plus en plus meurtrières etc. – rendirent obsolètes les petites principautés.
Une nouvelle conception s’avéra nécessaire, elle trouva sa forme optimale dans un État rassemblant des dizaines de millions de gens, assez pour soutenir une économie industrielle moderne, pour défendre son territoire avec des armées de masse, pour développer une langue commune comme base de communication entre tous les citoyens.
(Je demande pardon si je mêle mes propres pensées primaires à celles d’Anderson. Je suis trop paresseux pour en faire le tri.)
DÈS AVANT l’essor des nations nouvelles, l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande furent réunies de force pour former la Grande Bretagne, une nation suffisamment grande et forte pour conquérir une grande partie du monde. Les Français, les Bretons, les Provençaux, les Corses et beaucoup d’autres s’unirent pour constituer la France, s’enorgueillissant de leur langue commune, stimulée par la presse écrite et les médias de masse.
L’Allemagne, entrée tardivement en scène, rassembla des douzaines de principautés et de royaumes souverains. Les Prussiens et les Bavarois se détestaient, des villes comme Hambourg étaient fières de leur indépendance. Ce n’est qu’au cours de la guerre franco-prussienne de 1870 que fut fondé le nouveau Reich allemand – pratiquement sur le champ de bataille. L’unification de l’“Italie” se fit encore plus tard.
Chacune de ces nouvelles entités avait besoin d’une conscience commune et d’une langue commune, et c’est là qu’intervint le “nationalisme”. “Deutschland Über Alles”, écrit avant l’unification, ne signifiait pas à l’origine que l’Allemagne se mettait au-dessus de toutes les nations, mais que la patrie allemande commune se mettait au-dessus de toutes les principautés locales.
Toutes ces nouvelles “nations” se lancèrent dans des conquêtes – mais avant tout elles “conquirent”, pour l’annexer, leur propre passé. Philosophes, historiens, enseignants et hommes politiques se mirent tous activement à réécrire leur passé, transformant tout en histoire “nationale”.
Par exemple, la bataille de la forêt de Teutoburg (9e siècle), au cours de laquelle trois tribus germaniques infligèrent une défaite décisive à une armée romaine, devint un événement “national” allemand. Le chef, Hermann (Arminius), devint à titre posthume un héros “national” ancestral.
C’est ainsi qu’ont pris naissance les communautés “imaginés” d’Anderson.
Mais pour Anderson, ce n’est pas du tout en Europe que la nation moderne a pris naissance, mais dans l’hémisphère occidental. Lorsque les communautés blanches qui avaient émigré en Amérique du Sud et du Nord en eurent assez de l’oppression de leurs maîtres européens, elles développèrent un patriotisme (blanc) local et devinrent des “nations” nouvelles – Argentine, Brésil, États-Unis et toutes les autres – chacune de ces nations ayant sa propre histoire nationale. De là l’idée s’est répandue en Europe, jusqu’à ce que toute l’Humanité fut divisée en nations.
À la mort d’Anderson, des nations commençaient déjà à éclater comme des icebergs antartiques. L’État-nation devient obsolète et devient rapidement une fiction. Une économie mondiale, des alliances militaires supranationales, les vols spatiaux, les communications planétaires, le changement climatique et beaucoup d’autres facteurs façonnent une nouvelle réalité. Des organisations comme l’Union européenne et l’OTAN prennent en charge des fonctions naguère assurées par des États-nations.
Ce n’est pas une coïncidence si l’unification de blocs géographiques et idéologiques s’accompagne de ce qui semble une tendance opposée, mais qui relève en réalité d’un processus complémentaire. Des États-nations se démembrent. Les Écossais, les Basques, les Catalans, les Québecois, les Kurdes et beaucoup d’autres réclament leur indépendance , après l’éclatement de l’Union soviétique, de la Yougoslavie, de la Serbie, du Soudan et de plusieurs autres entités supranationales. Pourquoi la Catalogne et le Pays Basque doivent-ils vivre sous le même toit espagnol, si chacun d’eux peut devenir un membre distinct et indépendant de l’Union européenne ?
UN SIÈCLE après la révolution française, Theodor Hertzl et ses collègues “inventèrent” la nation juive.
Le moment n’était pas fortuit. L’Europe dans son ensemble était en train de devenir “nationale”. Les Juifs étaient une diaspora ethnico-religieuse internationale, un vestige du monde ethnico-religieux de l’empire byzantin. Comme tels ils suscitaient la méfiance et l’hostilité. Hertzl, ardent admirateur du nouveau Reich Allemand et de l’empire britannique, pensait qu’en redéfinissant les Juifs en nation territoriale, il pouvait mettre fin à l’antisémitisme.
Avec du retard, lui et ses disciples firent ce qu’avaient fait auparavant toutes les autres nations : ils inventèrent une histoire “nationale”, fondée sur des mythes bibliques, légendes et réalités, et l’appelèrent sionisme. Avec pour slogan : “Si vous le voulez, ce n’est pas un conte de fées”.
Le sionisme, aidé par un anti-sémitisme profond, rencontra un succès incroyable. Des Juifs s’installèrent en Palestine, créèrent un État à eux, et, dans la suite des événements, devinrent une nation réelle. “Une nation comme toutes les autres”, selon le fameux slogan.
L’ennui c’est que, dans le processus, le nationalisme sioniste ne supplanta en réalité jamais la vieille identité religieuse juive. Des compromis difficiles trouvés par opportunisme surgirent de temps à autre. Du fait que le nouvel État voulait tirer profit du pouvoir et des moyens financiers du judaïsme mondial, il était particulièrement heureux de ne pas couper les liens avec lui en prétendant que la nouvelle nation de Palestine (“Eretz Israël”) n’était que l’une des nombreuses communautés juives, bien que dominante.
À la différence du processus de rupture avec la mère patrie, tel que le décrit Anderson, les timides tentatives pour constituer en Palestine une nouvelle nation “hébraïque” séparée, comme l’Argentine et le Canada, échouèrent. (Elles sont exposées dans le livre de Shlomo Sand.)
Sous le gouvernement israélien actuel, Israël devient de moins en moins israélien, et de plus en plus juif. Des Juifs religieux portant kippa prennent de plus en plus de fonctions dans le gouvernement central, l’éducation devient de plus en plus religieuse.
Maintenant le gouvernement veut promulguer une loi en faveur de l’“État-nation du peuple juif”, rejetant la fiction actuelle d’un “État juif et démocratique”. La lutte autour de cette loi pourrait bien être la bataille décisive pour l’identité d’Israël.
Le concept lui-même est, évidemment, ridicule. Un peuple et une nation sont deux concepts différents. Un État-nation est une entité territoriale qui appartient à ses citoyens. Il ne peut pas appartenir aux membres d’une communauté mondiale, appartenant à des nations différentes, servant dans des armées différentes, versant leur sang pour des causes différentes.
Il signifie aussi que l’État n’appartient pas à 20% ou plus de ses propres citoyens, qui ne sont pas juifs. Peut-on imaginer un changement constitutionnel aux États-Unis, déclarant que tous les anglo-saxons du monde sont citoyens des États-Unis, tandis que les afro-américains et les hispaniques ne le seraient pas ?
Bon, peut-être pour Donald Trump. Peut-être pas.
JE N’AI JAMAIS rencontré Benedict Anderson en personne. Dommage. J’aurais aimé discuter quelques uns de ces concepts avec lui.
Uri Avnery, journaliste israélien et militant de paix d’origine allemande émigré en Palestine en 1933 à l’âge de 10 ans, écrit chaque semaine à l’intention d’abord de ses compatriotes, un article qui lui est inspiré par la situation politique de son pays ou en lien avec lui. Ces articles, écrits en hébreu et en anglais sont publiés sur le site de Gush Shalom, mouvement de paix israélien dont il est l’un des fondateurs. À partir de son expérience et avec son regard, Uri Avnery raconte et commente.
Depuis 2004, l’AFPS réalise et publie la traduction en français de cette chronique, excepté les rares articles qui n’ont aucun lien avec la Palestine. Retrouvez l’ensemble des articles d’Uri Avnery sur le site de l’AFPS : http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+