Président élu du peuple palestinien, représentant historique de la lutte de libération nationale, Yasser Arafat est aussi mon ami.
Fin mars 2002, une présence internationale semblait indispensable pour empêcher le pire. Sur la suggestion des amis palestiniens du GIPP, avec un groupe d’internationaux je parvenais à pénétrer dans la Muqata’a assiégée. Nous allions y demeurer trente-trois jours pour la majorité des Quarante qui avaient choisi de rester jusqu’à ce que les chars aient quitté la Muqata’a et Ramallah.
Répartis dans les locaux exigus où s’entassent sans eau ni nourriture des centaines de personnes, nous sommes certes une « force de dissuasion », mais nous sommes aussi les hôtes du président assiégé. A notre arrivée il nous accueille avec amitié et respect, nous fait partager un maigre repas, veille personnellement à ce qu’on nous trouve un endroit où dormir, qu’on partage les matelas et couvertures déjà trop rares.
Il s’assure rapidement qu’une grande pièce soit mise à notre disposition, où nous allons pouvoir travailler, nous reposer, vivre en fait et le rencontrer parfois. Les fenêtres et les volets roulants sont criblés de trous de balles et d’obus et quand il s’en approche pour vérifier les lieux, ses gardes se précipitent pour lui faire un rempart. C’est lui qui, gentiment mais fermement, nous demande de diminuer les néons, quand l’électricité n’est pas coupée, afin de limiter la visibilité de la pièce pour les soldats postés sur les toits et dans les bâtiments attenants.
Confiné dans le labyrinthe obscur des vieux bâtiments, il disposait d’un appartement qui a été la cible d’attaques directes des assaillants israéliens. Il s’est donc replié dans une pièce minuscule et dans un bureau où il vit, travaille et reçoit. Ses fenêtres, comme toutes les autres du bâtiment ainsi que les portes, sont bloquées par des protections dérisoires : meubles entassés, coffre-fort... Pas d’air, pas de lumière, pas d’espace. Au fil des jours, je le verrai parfois marcher en rond dans la pièce encombrée d’une grande table ovale pour prendre un peu d’exercice.
Tout au long de ces semaines où je le côtoie quotidiennement, je découvre un homme chaleureux et généreux, toujours attentif à ses visiteurs, qui travaille inlassablement, à la lueur de bougies, jusqu’au cœur de la nuit. Coupé du monde, il est sollicité par les médias de la planète qui me chargent de leurs requêtes mais les communications sont difficiles : les seuls lieux où, perchés sur des chaises dans le noir, on accroche un signal, sont à portée des tirs des soldats et des chars qui nous entourent de toutes parts et sont, bien sûr, impraticables pour lui.
Notre relation devient vite amicale et il me parle volontiers de sa vie de combattant, du Liban ou de l’accident d’avion qui a failli lui être fatal en Libye. La conversation est souvent interrompue par l’entrée de l’un des quelques conseillers qui ont accès à lui en permanence : il se met alors à travailler longuement en silence avant de reprendre son récit là où il l’avait abandonné. Il aime raconter ses confrontations anciennes avec Sharon, l’intensité de la haine et la détermination à le tuer du bourreau de Sabra et Chatila. Il décrit le travail au Koweit, la guerre aux côtés des Egyptiens, parle avec animation mais sans regret de ce passé révolutionnaire qui a construit son image, celle de la Palestine et sa terrible responsabilité historique.
Il me répétera souvent, durant ces longues heures, que seul le peuple palestinien compte, que son sort personnel n’est rien. Il a près de lui l’arme dont on dit qu’elle ne le quitte jamais et il affirme qu’il n’hésitera pas à s’en servir et que, comme le peuple palestinien, il ne se rendra jamais.
Il est aussi étonnamment en forme, physique et mentale, fort comme toujours dans l’adversité. Il n’est pas rare de le rencontrer au détour d’un couloir, au cœur de la nuit, allant inspecter les gardes, vérifier les protections des portes et fenêtres, les fragiles barricades qui doivent retenir un instant l’assaut des troupes israéliennes, le temps, m’assure-t-il, de nous mettre tous à l’abri, nous les internationaux venus les « protéger ».
Notre sécurité et notre bien-être sont sa préoccupation constante, il veille personnellement à ce que nous recevions notre part des maigres rations de nourriture et d’eau que les assiégeants laissent parfois passer. Sa courtoisie ne se dément jamais, il nous rend visite, plaisante avec nous, offre des cadeaux à ceux de nous dont l’anniversaire se fête sous occupation.
Il nous utilise aussi comme relais, bien sûr : quand viennent les diplomates américains, Zinni ou Powell, c’est lui qui leur demande de nous rencontrer et permet que je leur présente les revendications et explications des internationaux. Ainsi, quand Zinni refuse de prendre la lettre que je lui tends, le président me la prend des mains pour la donner à Zinni qui ne peut refuser (il la lira vraiment).
Il se sert aussi de notre présence pour tenter de dire au monde que le procès des militants du Front populaire, accusés d’avoir assassiné un ministre israélien d’extrême droite en représailles à l’assassinat de leur dirigeant, Abou Ali Mustafa, est libre. Parodie de procès pourtant... Le chef politique n’est pas sans état d’âme par rapport à des « frères de combat » mais soumis à une pression internationale énorme et pour que le siège soit levé, il est inflexible. Il n’est alors pas facile de lui parler, la « raison d’Etat » qu’il m’oppose avec force prévaut et les militants qui ont désobéi en prenant les armes contre le ministre israélien seront emprisonnés. Le peuple lui en voudra.
Les soldats de sa garde, disciplinés et courageux, adorent, eux, leur chef et le respectent. La discipline militaire parfois relâchée devient rigoureuse en sa présence, et quand il gifle un jeune géant qu’il surprend endormi pendant sa garde, ce qui fait pleurer le combattant, ce n’est pas la réprimande mais bien d’avoir failli à Abou Ammar. On ne touche pas au Président, ils se feraient hacher menu jusqu’au dernier pour le défendre, m’ont-ils souvent dit.
C’est que, si le président de l’Autorité a pu faillir, si le chef est dur, le combattant qui incarne la Palestine et son combat de libération est un homme attachant et respectueux, d’une humanité profonde, plein de finesse et d’humour aussi.
Quand, le 3 mai, après le départ des occupants, il a salué les derniers internationaux, je l’ai remercié en notre nom à tous de son hospitalité. Après nous avoir remerciés de les avoir « sauvés », d’avoir infléchi ce moment d’histoire, il a ajouté : « J’ai honte, je n’avais rien à vous offrir mais j’ai été honoré et heureux de le partager avec vous ».
Dans cette Muqata’a où nous avons vécu ces moments intenses, où je l’ai souvent retrouvé après, nous n’entendrons plus son pas énergique. Il ne partagera plus un œuf dur ou une pastèque avec ses amis. Il ne recevra plus les ambassadeurs ou les militants de la solidarité. Mais, me disent les soldats, il est toujours ici, parce que son corps repose près des ruines de sa dernière résistance et que son esprit continue à leur insuffler la force de tenir, pour la Palestine.
Claude Léostic, Saint-Brieuc, le 16 décembre 2004