NAPLOUSE A PEUR
Lorsque je suis arrivée à Naplouse, peu avant midi, j’ai eu l’impression de rentrer dans une ville fantôme. Dans une ville sans vie. Personne dans les rues. Rien ne bougeait hormis les taxis jaunes.
Je me suis rappelée mon premier passage en 2002. Alors que Naplouse vivait ses heures les plus noires - soumise au couvre-feu, cernée par les forces d’occupation israéliennes. Il y avait quantité d’enfants qui jouaient au ballon.
Bref, il y avait encore un semblant de vie dans les rues défoncées. Le changement était brutal. Que s’était-il passé entre deux ?
Côté palestinien :
la perte de confiance dans l’autre.
Un journaliste local m’a donné un début de réponse : « la raison de ce changement était la peur ». La peur de l’armée israélienne, la peur des voisins, la peur des collaborateurs que les services secrets israéliens ont infiltrés, la peur des bandes armées qui, dans le vide laissé par l’Autorité Palestinienne, se sont mises à faire la loi, la peur...
On ne peut plus se fier à personne, les soldats israéliens ont toutes sortes de ruses pour les contrôler.
Ils peuvent arriver par surprise, déguisés, pour obtenir des informations, surveiller de l’intérieur.
Ce journaliste m’a également raconté avec émotion de quelle manière sa fille - qui poursuit ses études à l’Université Al-Najaf - a été obligée de se couvrir les cheveux et les bras sous peine d’en être exclue.
Côté israélien :
briser la société palestinienne.
Quant aux assassinats ciblés perpétrés par les soldats israéliens mon interlocuteur m’a appris que l’armée israélienne a changé de méthodes : "Le couvre-feu n’est plus en vigueur, mais les incursions des soldats israéliens sont désormais ciblées.
Ils arrivent en ville incognito, ils donnent 150 Shekels (35 €) à de jeunes adolescents pour obtenir des renseignements sur les personnes recherchées. Ils peuvent ensuite les faire tomber dans leur piège puis ils les tuent ou les emprisonnent."
Les soldats utilisent aussi une autre technique pour arracher des informations. "Ils investissent la maison d’une personne déjà emprisonnée, cassent tout, menacent la femme de revenir pour la violer ainsi que ses filles si elle ne donne pas d’informations sur les amis de son mari.
Parfois, ils reviennent avec le mari qu’ils ont sorti de prison ou d’interrogatoire, le corps et le visage roués de coups, et disent que si elle ne leur donne pas des informations, des noms, ils vont le tuer.
C’est de cette manière que les unités spéciales israéliennes ont pu assassiner le 15 juin dernier trois Palestiniens en lançant un missile sur leur voiture" .
Lors de ma présence à Naplouse, il y avait une incursion israélienne dans le camp de Balata. Plusieurs jeunes enfants qui défendaient leur territoire en jetant des pierres sur les soldats - bien à l’abri dans leurs véhicules blindés - ont été tués et une dizaine ont été blessés, transportés à l’hôpital Rafidia.
Alors qu’à Balata, les opérations militaires terrorisaient la population et qu’il y avait de nombreuses victimes, les autres quartiers de la ville, tout en suivant les nouvelles, continuaient à vivre normalement.
Le soir venu nous nous sommes rendus sur « les Champs Elysées » de Naplouse, une large avenue, nommée ainsi par les jeunes, qui se situe entre l’Université Al-Najaf et l’hôpital Rafidia.
Les magasins avaient tous leurs volets mi-clos. Les vendeurs nous ont expliqué qu’ils voulaient ouvrir leur commerce, mais qu’en raison des opérations militaires dans le camp de réfugiés proche, ils avaient peur que des jeunes de Balata armés viennent les menacer, en raison de leur manque de solidarité avec le camp en détresse.
L’un des commerçants, très en colère, nous a dit : "Ce qui est terrible, c’est que nous nous sommes habitués à la mort.
Nous sommes tristes pour les victimes et pour leurs familles, mais nous devons impérativement continuer, gagner de quoi vivre si nous ne voulons pas tous mourir. De quel droit viennent-ils nous interdire de travailler ? En nous obligeant à fermer, ils font le jeu des Israéliens".
De fait, une demi-heure plus tard, des jeunes gens, le visage caché d’un keffieh, sont apparus dans l’avenue alors qu’ils venaient de quitter l’hôpital Rafidia.
En quelques minutes, l’avenue s’est vidée et les magasins se sont fermés complètement. Peu rassurés, nous sommes rentrés nous aussi à la maison.
A aucun moment de notre séjour à Naplouse, nous n’avons vu la présence de la police palestinienne. Il est vrai qu’un policier palestinien qui ne gagne que 650 Shekels par mois (environ 150 €) n’a ni envie de se trouver pris dans des affrontements entre Palestiniens, ni de risquer de se faire tuer.
S’en prendre aux lieux saints.
Dans la soirée, nous avons entendu trois fortes explosions qui provenaient de la vieille ville. Les soldats israéliens s’en étaient pris aux deux mosquées et à une église.
Le souffle des explosions avait détruit de nombreuses boutiques et brisé toutes les vitres des maisons situées à proximité. Plusieurs personnes qui dormaient dans les chambres donnant sur la ruelle étaient blessées, en état de choc.
Comble de l’affront, en même temps que se déroulait l’opération militaire, plusieurs ministres israéliens étaient venus prier sur la tombe dite de Joseph, toute proche, protégés par toute une armada.
De toutes les villes de Cisjordanie, Naplouse est certainement celle où la vie y est le plus difficile. D’une part, en raison du siège et des nombreuses attaques effectuées par l’armée israélienne mais aussi en raison de la tension présente à chaque coin de rue, où à tout moment, tout peut basculer.
La peur est bien réelle à Naplouse.
M. G. juillet 2004
RETOUR AU PAYS
Cet été je suis allée chez moi pour rendre visite à ma famille - là-bas - et par la même occasion rendre visite à mon pays natal. Quoi de plus banal, me direz-vous, une émigrée qui pendant la période estivale rentre au pays. Cependant, il est peut-être ici quelques précisions que je dois apporter.
En fait d’émigrée je suis plutôt une exilée et je dirai même plus : une réfugiée car je suis née en Palestine, à Gaza précisément (vous comprenez bien sûr qu’on ne choisit pas son lieu de naissance).
Un deuxième fait me paraît important à signaler, des fois qu’on l’aurait oublié, ce qui me semble être le cas actuellement : mon pays est occupé et cela fait 30 ans que je ne l’ai pas vu.
Profitant d’un bonheur inespéré, en l’occurrence ma nationalité française, fraîchement acquise, je prends l’avion pour Tel Aviv dans l’intention de faire mon « alya ». Hé ! oui pourquoi pas moi ?
Dans l’avion je me suis retrouvée en compagnie de mes concitoyens français juifs qui eux aussi faisaient leur « alya » mais contrairement à moi la leur d’ « alya » avait un caractère de validité que j’étais loin de posséder : elle était estampillée État d’Israël, cela faisait toute la différence.
Au départ le voyage s’est passé dans la bonne ambiance. Ils pensaient que j’étais une des leurs mais très vite ils se rendirent compte par je ne sais quel signe, pourtant non ostentatoire qui échappa à mon contrôle, que nous n’étions pas du même bord et disons-le franchement j’étais carrément du mauvais bord.
Du coup ce fut le rideau de fer et ils ne m’adressaient plus la parole et me regardaient avec un mélange d’appréhension et de mépris…
Je remplis ma carte d’embarquement où il m’est demandé de marquer le pays de ma naissance. Évidemment cela me pose un problème. Car de peur de provoquer le courroux des israéliens je n’ose écrire née en Palestine, alors dans un mouvement de désarroi je gribouille un presque illisible : Gaza….
En sachant pertinemment la charge émotionnelle que provoque le mot Gaza sur mes « amis » israéliens.
L’accueil à l’aéroport de Ben Gourion n’était pas des plus aimables ni des plus courts. Au cours de l’interrogatoire j’ai dû prononcer au moins quinze fois le fameux mot : Gaza. J’avais constaté qu’il avait le double effet, d’un côté il les énervait et de l’autre il me procurait un plaisir certain.
Évidemment que j’allais bientôt connaître l’attente aux check points comme tous mes semblables. Et j’ai vu les humiliations et les souffrances que les Israéliens faisaient endurer aux miens.
Cela devient presque banal de le dire.
J’ai vu les villes de Cisjordanie quadrillées, morcelées et étouffées. Et malgré les difficultés d’y entrer, car elle est systématiquement bouclée, j’ai vu Naplouse dont ma mère m’a toujours parlé. J’ai vu un peuple digne, stoïque et debout. C’est cela sa résistance.
S.E. K.
NB : Je n’ai pas pu retourner voir Gaza, je n’ai pas été autorisée à le faire. Ce sera l’an prochain...