C’est sans doute plus ou moins vrai de tous les pays depuis l’avènement de la démocratie. Mais cela semble encore plus vrai en Israël. (On pourrait dire avec ironie que les États-Unis n’ont pas de politique étrangère, mais seulement une politique intérieure israélienne.)
Pour comprendre notre politique étrangère, nous devons nous regarder dans la glace. Qui sommes-nous ? À quoi ressemble notre société ?
DANS UN sketch classique, bien connu de tout Israélien d’un certain âge, deux Arabes se tiennent sur le rivage de la mer, regardant un bateau rempli de pionniers juifs russes ramant dans leur direction. “Que votre maison soit détruite !” profèrent-ils.
Puis, les deux mêmes personnages, cette fois deux pionniers juifs russes, se tiennent au même endroit, proférant des malédictions russes à l’encontre d’un bateau rempli d’immigrants yéménites.
Puis, les deux personnages sont des yéménites maudissant des réfugiés juifs allemands qui fuient les nazis. Puis, deux juifs allemands maudissant des Marocains qui arrivent. Lorsque ce sketch fut présenté la première fois, c’était la dernière scène. Mais désormais, on peut ajouter deux Marocains maudissant des immigrants de Russie soviétique, puis deux Russes maudissant les derniers arrivants : des juifs éthiopiens.
Cela pourrait aussi s’avérer de chaque pays d’immigration, des États-Unis à l’Australie. Chaque nouvelle vague d’immigrants est accueillie par le mépris, le dédain et même la franche hostilité de ceux qui sont arrivés avant eux. Lorsque j’étais enfant, au début des années 30, j’ai souvent entendu des gens crier à mes parents “retournez chez Hitler !”
Cependant, le mythe dominant était celui du “melting-pot”. Tous les immigrants allaient être jetés dans le même pot pour être nettoyés de leurs caractères “étrangers” et ressortir en tant que nation nouvelle sans aucune trace de leur origine.
CE MYTHE s’est évanoui il y a quelques décennies. Israël est maintenant une sorte de fédération de plusieurs blocs démographiques et culturels principaux qui dominent notre vie sociale et politique.
Qui sont-ils ? Ce sont (1) les anciens ashkénazes (juifs d’origine européenne) ; (2) les juifs orientaux (ou “sépharades”) ; (3) les religieux (en partie ashkénazes, en partie orientaux) ; (4) les “Russes”, immigrants de l’ancienne Union soviétique ; et (5) les citoyens arabes-palestiniens, qui ne sont venus de nulle part.
Ceci est, bien sûr, une présentation schématique. Aucun de ces blocs n’est complètement homogène. Chaque bloc se divise en plusieurs sous-blocs, certains blocs se chevauchent, il y a quelques mariages entre gens de blocs différents, mais dans l’ensemble, la représentation est précise. Le genre ne joue aucun rôle dans cette classification.
La scène politique reflète de façon presque exacte ces divisions. Le parti travailliste était, à son apogée, le principal instrument du pouvoir ashkénaze. Ce qu’il en reste, avec Kadima et le Méretz, est toujours ashkénaze. Le parti Israel Beytenou d’Avigdor Lieberman est formé principalement de Russes. Il y a trois ou quatre partis religieux. Puis il y a deux partis exclusivement arabes, et le parti communiste qui regroupe aussi principalement des Arabes. Le Likoud rassemble la majeure partie des orientaux, bien que presque tous ses dirigeants soient ashkénazes.
Les relations entre les blocs sont souvent tendues. En ce moment même, tout le pays est en effervescence parce qu’à Kiryat Malakhi, une ville du sud à population majoritairement orientale, des propriétaires immobiliers ont signé un engagement à ne pas vendre d’appartements à des Éthiopiens, tandis que le rabbin de Safed, une ville du nord peuplée en majorité de juifs orthodoxes, a interdit à ses ouailles de louer des appartements à des Arabes.
Mais, en dehors du clivage entre Juifs et Arabes, le principal problème est le ressentiment des orientaux, des Russes et des religieux contre ce qu’ils appellent “l’élite ashkénaze”.
COMME ILS sont arrivés les premiers, longtemps avant la création de l’État, les ashkénazes contrôlent la plupart des centres de pouvoir – social, politique, économique, culturel et autres. En général ils appartiennent à la partie la plus riche de la société, alors que les orientaux, les orthodoxes, les Russes et les Arabes appartiennent en général aux couches socio-économiques les plus basses.
Les orientaux nourrissent de profonds griefs à l’encontre des ashkénazes. Ils pensent – non sans raisons – qu’ils ont subi des humiliations et des discriminations dès le premier jour de leur arrivée dans le pays, et que c’est encore le cas, bien que bon nombre d’entre eux aient atteint de solides positions économiques et politiques. L’autre jour, un haut directeur de l’une des principales institutions financières a causé un scandale en accusant les “blancs” (c’est-à-dire les ashkénazes) de dominer l’ensemble des banques, des tribunaux et des médias. Il s’est fait rapidement limoger, ce qui a causé un nouveau scandale.
Le Likoud est arrivé au pouvoir en 1977, détrônant le parti travailliste. À part de brèves interruptions, il a été au pouvoir depuis lors. Pourtant, la plupart des membres du Likoud ont le sentiment que les ashkénazes dirigent Israël, en les laissant loin derrière. Aujourd’hui, 34 ans plus tard, la vague sombre de législation anti-démocratique que font passer les députés du Likoud se voit justifiée par le slogan “il faut que nous commencions à diriger !”
La scène me rappelle un chantier de construction entouré d’une clôture en bois. L’entrepreneur rusé a laissé quelques brèches dans la clôture pour que les passants curieux puissent jeter un coup d’œil à l’intérieur. Dans notre société, tous les autres blocs ont le sentiment d’être des étrangers qui regardent par les brèches, pleins d’envie pour “l’élite” ashkénaze à l’intérieur qui dispose de toutes les bonnes choses. Ils haïssent tout ce qu’ils associent à cette “élite” : la Cour Suprême, les médias, les organisations de droits humains, et en particulier le camp de la paix. Tous ceux-là sont qualifiés de “de gauche”, un mot assez curieusement assimilé à “élite”.
COMMENT le mot “paix” en est-il venu à être associé aux ashkénazes dominants et dominateurs ?
C’est l’une des grandes tragédies de notre pays.
Des juifs ont vécu pendant des siècles dans le monde musulman. Ils n’ont jamais subi les choses terribles commises en Europe par l’antisémitisme chrétien. L’animosité musulmans-juifs a commencé il y a seulement un siècle, avec l’avènement du sionisme, et pour des raisons évidentes.
Lorsque les juifs de pays musulmans arrivèrent en masse en Israël, ils étaient imprégnés de culture arabe. Mais ils furent reçus ici par une société qui méprisait totalement tout ce qui était arabe. Leur culture arabe était “primitive”, tandis que la vraie culture était européenne. De plus ont les identifiait aux musulmans meurtriers. C’est ainsi que les immigrants se voyaient obligés de se débarrasser de leur propre culture et de leurs traditions, de leur accent, de leurs souvenirs, de leur musique. Afin de montrer à quel point ils étaient devenus profondément israéliens, il leur fallait aussi haïr les Arabes.
C’est là, bien sûr, un phénomène mondialement répandu qui fait que dans les pays multinationaux, la classe la plus opprimée de la nation dominante est aussi l’ennemi nationaliste le plus radical des nations minoritaires. L’appartenance à la nation supérieure est souvent la seule source de fierté qui leur est laissée. Cela aboutit fréquemment à un racisme et une xénophobie virulents.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les orientaux furent attirés par le Likoud, pour lequel le rejet de la paix et la haine des Arabes sont des vertus suprêmes. Par ailleurs, ayant été longtemps dans l’opposition, le Likoud était perçu comme le représentant des gens “du dehors”, en lutte contre ceux “du dedans”. C’est encore le cas.
Le cas des “Russes” est différent. Ils ont grandi dans une société qui méprisait la démocratie, qui admirait les dirigeants forts. Les “blancs”, russes et ukrainiens, méprisaient les peuples “obscurs” du sud – arménien, géorgien, tatars, ouzbeks et autres. (J’ai un jour inventé une formule : “bolchevisme moins marxisme égale fascisme”.)
Lorsque les Juifs russes sont venus nous rejoindre, ils ont apporté avec eux un nationalisme virulent, un total désintérêt pour la démocratie et une haine automatique des Arabes. Ils ne peuvent absolument pas comprendre pourquoi nous leur avons permis de rester ici. Lorsque cette semaine une dame députée (encore que “dame” pourrait bien être un euphémisme) originaire de Saint-Pétersbourg versa un verre d’eau sur la tête d’un député arabe du parti travailliste, personne ne fut très étonné. (Quelqu’un lança une blague : “un bon Arabe est un Arabe mouillé”). Pour les partisans de Lieberman, la paix est un gros mot, et il en va de même pour la démocratie.
Pour les religieux de toutes obédiences – depuis les ultra-orthodoxes jusqu’aux colons nationaux-religieux, il n’y a absolument pas de problème. Depuis le berceau, ils apprennent que les Juifs sont le peuple élu ; que le Tout-Puissant en personne nous a promis ce pays ; que les goys – y compris les Arabes –sont juste des êtres humains inférieurs.
On peut dire à juste titre que je généralise. C’est bien ce que je fais, à seule fin de simplifier les choses. Il y a bien sûr beaucoup d’orientaux, en particulier dans la jeune génération, qui rejettent l’ultranationalisme du Likoud, d’autant plus que le néolibéralisme de Benjamin Nétanyahou (que Shimon Peres a un jour qualifié de “capitalisme répugnant”) est en opposition directe avec les intérêts fondamentaux de leur communauté. Il y a aussi de nombreux religieux honorables, tolérants et pacifiques (je pense à Yeshayahou Leibovitz). Un certain nombre de Russes quittent progressivement le ghetto qu’ils se sont imposé. Mais il s’agit de petites minorités dans leurs communautés. La plupart des membres des trois blocs – oriental, russe et religieux – sont unis dans leur opposition à la paix, et au mieux indifférents à la démocratie.
Ce sont tous ceux-là qui, ensemble, constituent la coalition de droite qui gouverne actuellement Israël. Le problème n’est pas une simple affaire de politique. C’est beaucoup plus profond – et beaucoup plus colossal.
IL Y A DES GENS qui nous critiquent, le mouvement démocratique pour la paix, pour n’avoir pas pris conscience du problème suffisamment tôt et pour ne pas en faire assez pour attirer les membres des divers blocs vers les idéaux de paix et de démocratie. On dit aussi que nous n’avons pas mis en évidence le fait que la justice sociale est inséparablement liée à la démocratie et à la paix.
Il me faut accepter ma part de responsabilité pour cet échec, bien que je me permette de faire remarquer que j’ai tenté de faire le lien dès le début. J’avais demandé à mes amis de concentrer leurs efforts sur la communauté orientale, de leur rappeler les gloires de “l’âge d’or” islamo-juif en Espagne, le considérable impact mutuel des savants juifs et musulmans, des poètes et penseurs religieux au cours des âges.
Il y a quelques jours, j’ai été invité à donner une conférence à la faculté aux étudiants de l’université Ben-Gourion à Beer Sheva. J’ai décrit la situation plus ou moins de la même façon que dans ces lignes. La première question de la nombreuse assistance, faite de Juifs – orientaux comme ashkénazes – et d’Arabes – surtout des bédouins – fut : “Alors, que reste-il comme espoir ? Face à cette réalité, comment les forces de paix peuvent-elles l’emporter ?”
Je leur ai dit que je plaçais mon espoir dans la nouvelle génération. L’énorme mouvement de protestation de l’été dernier, qui avait éclaté de façon tout à fait soudaine et rassemblé (« emporté » ?) des centaines de milliers de gens a montré que oui, cela peut se produire ici. Le mouvement réunissait des ashkénazes et des orientaux. Des villages de tentes avaient surgi à Tel Aviv et à Beer Sheva, partout.
Notre premier travail est d’abattre les barrières entre les blocs, de changer la réalité, de créer une nouvelle société israélienne. Il nous faut des pulvérisateurs de blocs.
Oui, c’est un travail colossal. Mais je crois qu’on peut le mener à bien.