PLP : Quelle analyse peut-on faire
du résultat des élections ?
Rami Rabayah : Je ne suis pas surpris
par le résultat des élections. Tout d’abord,
les Palestiniens sont profondément déçus
par le projet d’Oslo et le processus de
paix. Ils ont le sentiment d’avoir été trahis
et que leur situation n’a fait qu’empirer.
Ensuite, le Fatah a été dix ans au pouvoir
et les gens ont envie de changement,
puisqu’il a échoué : il y a eu des failles
dans la pratique de la démocratie la corruption
en est une, donc le Fatah a été
sanctionné. Les gens ont voté Hamas non
parce qu’ils souhaitent la guerre avec
Israël, ni pour l’idéologie du Hamas, mais
contre le Fatah.
- © Monique Etienne
PLP : Mais personne n’avait prévu une
victoire aussi écrasante ?
R. R. : On ne peut pas ignorer l’écho
important du discours islamiste dans la
société. Depuis longtemps, les islamistes
ont entrepris un travail de fond d’opposition
au Fatah et de dénonciation de
ses pratiques qui est entré en écho avec
le vécu des Palestiniens. Il suffisait
d’écouter les discussions dans les taxis
et sur les checkpoints. Ce n’est pas
contradictoire avec ce qui précède. Les
gens souhaitent toujours la paix avec
Israël malgré leur grande déception. La
meilleure preuve est qu’il y a un an, ils
ont élu massivement Mahmoud Abbas
pour obtenir la paix et le retour aux négociations.
Les Palestiniens sont réalistes
et pragmatiques. Ils savent qu’on ne peut pas avancer sans négocier avec
les Israéliens. C’est une évidence, y
compris pour le Hamas.
PLP : N’y avait-il pas également un vrai
travail social du Hamas qu’avaient négligé
le Fatah et la gauche ?
R. R. : C’est surtout vrai à Gaza. J’ai
beaucoup de mal à mesurer l’importance
réelle de ce travail du Hamas ici, à Ramallah.
Je pensais que le Hamas allait gagner
à Gaza. Mais lorsqu’on voit les résultats
à Ramallah, alors que le Hamas n’est pas
présent (ils ont eu beaucoup de voix, ils
ont remporté les municipales), on comprend
que le travail social du Hamas
n’est pas la raison principale de leur succès.
Le peuple a plutôt voté pour l’image
d’honnêteté du Hamas et pour exprimer
un ras-le-bol global.
PLP : Le désengagement de Gaza auraitil
été perçu comme une victoire du Hamas ?
R. R. : Non, je ne crois pas. Depuis
longtemps nous savions que Gaza était
un bourbier pour Israël et que l’occupation
de Gaza lui coûtait plus cher que
ce qu’elle rapportait. Il est vrai que le
désengagement de Gaza a été perçu
comme une victoire de la résistance.
Celle de tout le peuple plutôt que celle
exclusive du Hamas. Après le départ
des colons, les Palestiniens ont une fois
de plus montré leur maturité politique
en se rassemblant autour du drapeau
palestinien et en évitant les récupérations.
Je suis chaque fois étonné de
constater que le peuple ne tombe pas
dans le piège de la division alors que
tout le monde attend le chaos.
PLP : Il y a un an, les Palestiniens
votaient pour Abou Mazen. Qu’est-ce
qui explique un tel revirement ? Les
Palestiniens auraient-ils voulu équilibrer
les pouvoirs et dire au Fatah et au Hamas
qu’ils souhaitaient qu’ils travaillent
ensemble ?
R. R. : Le message donné lors de
l’élection présidentielle était clair. Chaque
fois qu’il y a un espoir d’aller vers la paix,
les Palestiniens foncent.
Pour ces élections législatives, le choix
ne portait pas sur la paix. Le Hamas n’a
pas voulu faire campagne sur la lutte
contre l’occupation. Il s’est contenté de
dire qu’une fois au pouvoir il serait pragmatique.
Il a axé ses thèmes de campagne
sur la corruption et le bilan de la
gestion de l’Autorité palestinienne. Les
Palestiniens se sont prononcés sur des
affaires internes palestiniennes. C’était
aussi voulu par Mahmoud Abbas. Il a
été élu sur un programme de retour aux
négociations et un agenda de réformes
internes. Alors que tous les observateurs
internationaux se fixaient sur le
premier aspect, j’ai toujours pensé que
les réformes et le rétablissement de la
sécurité étaient fondamentaux. Comme
Sharon n’a pas donné à Mahmoud Abbas
la possibilité d’avancer sur le premier
point en le disqualifiant une fois de plus,
il a beaucoup avancé sur le plan interne.
Ces élections sont aussi le résultat de
ces avancées : démocratisation de la
société et des institutions, mise en place
de réformes importantes et rétablissement
de l’ordre. Même gagnées par le Hamas,
elles sont une victoire de Mahmoud
Abbas qui a renforcé la démocratie et nos
institutions.
PLP : Pourtant, l’un des thèmes de la
campagne du Hamas était l’incapacité
du président à rétablir la sécurité alors
qu’il y consacrait 40% du budget national...
R. R. : Je ne crois pas qu’Abou Mazen
ait échoué sur ces questions de sécurité.
Les problèmes de sécurité ont été
davantage médiatisés qu’en réelle augmentation.
La situation sécuritaire dramatique
n’était due ni au Hamas, ni au
Jihad, ni à la gauche, mais aux fractions
armées du Fatah. Il faut se rappeler que
les forces de sécurité avaient été détruites
par Israël. Depuis son élection, le président
a réussi à rétablir un certain ordre
en Cisjordanie. A Gaza, c’était plus difficile
à cause du désengagement et du
faible armement des forces de sécurité
pour tenir tête aux groupes armés. Les
choses avancent, même si ce sentiment
n’est pas forcément partagé par le Palestinien
moyen.
Mais, avant tout, le peuple palestinien
a voulu sanctionner les dix ans de pratique
du Fatah, dont le Hamas a mis en
avant les erreurs. C’était de bonne guerre.
Il faut cependant relativiser : le Fatah n’a
pas fait que des erreurs et si aujourd’hui
des élections ont pu se dérouler paisiblement
et dans des conditions démocratiques
exemplaires, c’est grâce aux
institutions mises en place par l’Autorité
et le Fatah.
- © Monique Etienne
- Beït’Sira : résistance contre l’expropriation de la terre par l’armée.
PLP : Il y a une grave crise au sein du
Fatah. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’élections,
que des fractions s’affrontent,
n’explique-t-il pas le rejet populaire ?
R. R. : Le problème du Fatah concerne
toute la société palestinienne. La réalité
de l’affrontement, ce n’est pas la
jeune garde contre la vieille garde. C’est
beaucoup plus fondamental. L’obsession
des Israéliens et de Sharon était
de détruire le Fatah qui est le seul parti
réellement nationaliste. Tous les autres
partis, de gauche comme de droite ont
des références idéologiques autres que
la Palestine, alors que le Fatah est un
parti populaire dont le seul objectif est
la libération de la Palestine. C’est le seul
mouvement qui rassemble la société
palestinienne dans sa diversité et ses
contradictions. Le paysan, le notable et
le bourgeois sont assis sur le même
banc au Parlement. Israël en avait peur.
Ce parti a su évoluer au fur et à mesure
que la Palestine changeait. Israël savait
également qu’en détruisant le Fatah, il détruisait l’OLP. C’était l’une des priorités
des dirigeants israéliens parce que
l’OLP représente les Palestiniens dans
leur ensemble, pas seulement les Palestiniens
à l’intérieur de la Cisjordanie et
de Gaza, mais aussi les Palestiniens
israéliens, les réfugiés et les Palestiniens
de l’exil. Si l’OLP survit, ce sera en
défendant le droit au retour, question
plus large que la revendication de l’Etat
palestinien. C’est ce qui effraie Sharon
et Olmert, car cette question ravive toute
la problématique de la survie d’Israël.
J’ai envie de délivrer un message
d’espoir : même si l’OLP ou le Fatah
disparaissent, je crois que le peuple
palestinien aura toujours la force de
renaître parce qu’il a le droit avec lui.
Les options d’Israël seront toujours menacées
tant qu’il y aura des Palestiniens pour
revendiquer leur droit au retour. Bien
sûr, ce droit peut être aménagé si Israël
reconnaît sa responsabilité dans la tragédie
palestinienne. Et pourquoi ne seraitil
pas appliqué dans son intégralité, si
Israël devenait un réel Etat démocratique
qui intègrerait toutes les populations ?
PLP : L’OLP a-t-elle été affaiblie depuis
le processus d’Oslo au profit de l’Autorité
palestinienne ?
R. R. : En fait y a comme un paradoxe.
D’un côté, Oslo consacre la reconnaissance
de l’OLP, comme celle de sa légitimité.
De l’autre, avec l’instauration de
l’Autorité nationale palestinienne, dont la
direction mène, de fait, la négociation,
on assiste comme à un effacement de
l’OLP en tant que telle. Cela dit, je crois
que l’OLP était déjà en crise. On oublie
souvent qu’en 1991, les fonds ont été coupés
quand Arafat a soutenu l’Irak contre
la coalition alors en guerre et que l’OLP
a été obligée de vendre ce qu’elle possédait.
Ses cadres sont retournés au
statut de résistants, à ceci près qu’ils
avaient des familles et trente ans de
résistance derrière eux. Cette génération
portait historiquement l’identité du combat
national. Avec Oslo a été amorcé le
premier retour d’une partie de cette génération
de l’exil. Mais un retour encore
incomplet. Si cette génération disparaissait
sans pouvoir retourner sur sa
terre et montrer à ses enfants la réalité
de la Palestine, elle se résumerait aux
camps de réfugiés, perdue, dans un
émiettement de son histoire. Malgré
toutes les erreurs, bien que la Palestine
soit en miettes, elle existe réellement
sur la carte, des institutions ont commencé
de s’y construire. Désormais, elle
est visible.
PLP : La plupart des gens que nous
avons rencontrés, aussi bien les fermiers
que les jeunes ou les militants de
base souhaitent un gouvernement
d’union. Le paradoxe est que les Palestiniens
ont voté pour le Hamas, mais
qu’ils demandent maintenant que le
Fatah et la gauche démocratique participent
au gouvernement. Quelles sont les
perspectives d’avenir immédiat ?
R. R. : Si j’ai une vision globale de la
démocratie en Palestine, c’est-à-dire
d’un pays divers dans sa population,
ses partis politiques, ses religions, je
crois qu’un gouvernement d’union nationale
est la pire chose qui puisse arriver.
Si à chaque élection, le peuple réclame
l’union nationale comment fera-t-il la différence
entre des projets et des idéologies
radicalement différents ? Je crois
que c’est contre la démocratie, que ça
ne peut qu’inciter le peuple à se désintéresser
de la politique et à s’abstenir
de voter.
Je suis beaucoup plus optimiste qu’au
lendemain des élections : finalement,
c’est bien d’avoir le Hamas au pouvoir.
Pendant longtemps, il était dans l’opposition.
Or, c’est une frange importante
de l’opinion ; il est donc hors de question
qu’il soit en dehors du projet porté
par Oslo, d’autant plus que le Hamas
au pouvoir, c’est également un renforcement
du projet d’Oslo.
L’opposition doit se structurer autour
des questions-clés pour l’avenir que sont
la laïcité, la démocratie, les réformes,
les projets économiques et aussi les
négociations avec Israël. Je crois que
l’opposition se suiciderait si elle participait
à un gouvernement d’union nationale.
On dit que le FPLP pourrait entrer au
gouvernement du Hamas, ce qui serait
dramatique. On a vu où ce genre d’union
nationale a mené la gauche en Israël.
PLP : Ne risque-t-il pas d’y avoir un
double pouvoir avec la présidence d’un
côté et le gouvernement de l’autre ? Une
sorte de cohabitation paralysante ?
R. R. : Je ne crois pas. Il y aura une
cohabitation saine. N’oublions pas
qu’Abou Mazen reste le chef de l’OLP
et qu’il doit donner les lignes directrices
au gouvernement et à l’Autorité. C’est
dans la Constitution. Est-ce qu’il y aura
des affrontements qui vont affaiblir les
deux camps ? Abou Mazen ne cherche
pas l’affrontement. C’est un politicien
très fin.
PLP : N’est-ce pas l’occasion pour le
Fatah et la gauche de recomposer un pôle
démocratique et une opposition sur un
programme clair ?
R. R. : Je crois que c’est l’occasion
de construire une réelle opposition indépendante
du pouvoir. Il faut proposer un
projet nouveau. La deuxième opportunité,
c’est que le Fatah n’étant plus au
pouvoir, on va lui couper les fonds et il
sera forcé de se réorganiser en tant que
parti avec un appareil militaire beaucoup
plus faible, ce qui évitera toutes les
dérives. Depuis les élections, le Fatah
s’est calmé parce qu’il a conscience que
son désaveu porte un coup à la Palestine
dans son ensemble. Cela ne veut pas
dire qu’il faut nettoyer le parti de sa vieille
garde parce que les anciens sont essentiels
pour l’histoire du parti, pour la transmission
du projet national palestinien.
On ne peut pas bâtir l’avenir sans
mémoire. Cette génération, celle de mes
parents qui se sont battus dans les camps
de réfugiés, qui ont fait la bataille de
Karameh, qui ont apporté la dignité au
monde arabe après la défaite de 1967,
ce sont des pierres importantes pour la
construction de l’Etat palestinien.
PLP : Est-ce un sentiment partagé par
la jeunesse ?
R. R. : La jeunesse, surtout à l’intérieur
de la Cisjordanie et de Gaza, ne partage
pas ce sentiment pour la simple
raison qu’elle a toujours été enfermée.
Elle n’a pas connu le Liban, la Jordanie, encore moins le monde. Elle ne voit
dans cette génération de fedayins que
les ministres, ceux qui ont des privilèges.
Il y a un gros travail de transmission à
faire.
PLP : Que faut-il penser des réactions
de la communauté internationale, plus
particulièrement de l’Europe ?
R. R. : Il est irresponsable de plonger
les Palestiniens dans une crise humanitaire.
Cette communauté internationale
a créé Israël. Elle a laissé les deux
peuples s’affronter, en refusant d’intervenir
ou de faire pression sur la puissance
occupante pour mettre fin à ce
conflit.
Il est irresponsable que cette communauté,
qui a insisté pour qu’on tienne
les élections, qui a pu observer qu’elles
ont été transparentes et démocratiques,
refuse d’en reconnaître le résultat, sachant
que le Hamas était présent et avait toutes
les chances de les remporter.
La communauté internationale doit être
aussi ferme avec Israël qu’avec les Palestiniens
parce que le sens du droit suppose
un Etat palestinien. Le vote des
Palestiniens est très mûr. Il affirme :
« vous voulez nous aider aujourd’hui,
soutenez la construction d’un Etat palestinien
viable, avec une souveraineté et
un contrôle des frontières. Ce n’est pas
d’argent que nous avons besoin, c’est du
droit international et que l’Europe le fasse
appliquer. » La Cour internationale de
justice a condamné le mur mais l’Europe
n’a rien fait pour faire accepter cette
décision par Israël. Et pourtant, le conflit
israélo-palestinien est le danger le plus
important pour l’Europe. Il mine les relations
internationales, il alimente les discours
les plus extrémistes. Si l’Europe
ne veut pas un conflit généralisé entre
la civilisation arabo-musulmane et la
civilisation occidentale à laquelle on
essaie de coller une essence chrétienne,
elle doit chercher à mettre fin à ce conflit
en s‘appuyant sur ses valeurs et en
utilisant ses propres moyens de pression
économique sur Israël.
Entretien réalisé par Monique Etienne à Ramallah,
le 24 février 2006.