Dernièrement, Batya Ungar-Sargon, éditorialiste au Forward [1], a écrit un article sur les « échecs » de l’intersectionnalité [2], et sur l’« échec » spécifique de la gauche à inclure l’anti-sémitisme dans son analyse des oppressions. Elle a aussi affirmé que s’opposer à l’inclusion du sionisme dans les mouvements pour la justice sociale signifie l’exclusion des Juifs.
L’article comporte de graves faiblesses conceptuelles ainsi que des inexactitudes factuelles qui dénaturent et rendent un mauvais service aux mouvements pour la justice, et, par conséquent, lancent des accusations de marginaliser les Juifs qui ne sont pas ancrées dans la réalité.
Dire, comme le fait l’auteur dans son article, que « en tant que paradigme, l’intersectionnalité a trahi les Juifs » n’a pas grand sens. Comme lentille à travers laquelle percevoir les multiples dimensions du pouvoir — où et comment elles interagissent ou se relient vraiment ou pas — l’intersectionnalité ne « trahit » aucun groupe.
En outre, l’auteur écrit, “l’intersectionnalité dicterait que l’oppression des Palestiniens est bien pire que l’oppression des Juifs, et donc de priorité beaucoup plus importante …. C’est en fin de compte une structure hiérarchique, qui crée une hiérarchie de l’oppression et établit des niveaux de menace.”
L’intersectionnalité, terme inventé par la juriste Kimberly Crenshaw, se base précisément sur le principe de ne pas favoriser des hiérarchies de l’oppression (en excluant de ce fait les Juifs), mais est une structure — un outil d’analyse — qui se concentre sur les effets multiples et le chevauchement des oppressions structurelles parmi les communautés qui ont été affectées par l’injustice.
Dans « Qu’est-ce que l’intersectionnalité et pourquoi continuez-vous à exiger que mouvements soient être intersectionnels ? » d’Evonnia Woods, l’auteur précise que :
Une grande partie de la confusion concernant ce qu’est l’intersectionnalité provient de la façon dont nous avons été formés à penser, qui s’est trouvée être la façon-même de penser que le concept vise à surmonter. Nous sommes formés à penser en termes binaires / en dualismes et en terme de hiérarchies...
C’est pourquoi la versatilité de la façon dont l’intersectionnalité peut être employée est perdue dans la compréhension du concept par beaucoup de gens. L’intersectionnalité est un paradigme, une méthodologie et un outil de libération….
Nous pouvons utiliser l’intersectionnalité comme un moyen de recueillir et d’évaluer l’information. Nous pouvons aussi nous en servir dans les mouvements sociaux pour parvenir à la libération, à l’équité et à la justice. Par conséquent, l’intersectionnalité est un concept employé pour nous guider dans la façon dont nous pensons (et donc la façon dont nous nous comportons), pour étudier le monde social et pour combattre en vue d’expériences de vie plus justes. C’est de ce combat pour des expériences de vie plus justes que découle l’idée que les mouvements doivent être intersectionnels.
Dans « Sous les yeux de l’Occident » Révisé : Solidarité féministe par les luttes anticapitalistes, Chandra Talpade Mohanty formule de façon convaincante une conceptualisation des principes de l’intersectionnalité et des réalités selon lesquelles il ne s’agit pas de laisser quelqu’un derrière mais, plutôt, de construire des solidarités pertinentes :
En connaissant les différences et les particularités, nous pouvons mieux voir les relations et les points communs parce qu’aucune frontière ni limite n’est jamais complètement ni rigoureusement déterminante. Le défi est de voir comment les différences nous permettent de mieux, et avec plus de précision, expliquer les relations et les passages de frontière, comme le fait de préciser la différence nous permet de théoriser plus pleinement les questions universelles. C’est cette démarche intellectuelle qui permet à ma préoccupation pour les femmes de différentes communautés et identités de construire des coalitions et des solidarités de part et d’autre des frontières.
Plutôt que de reconnaître et de construire à partir de cette analyse telle qu’exprimée par Mohanty et d’autres, Ungar-Sargon, par une erreur de formulation de l’intersectionnalité en tant que source du problème, se concentre plutôt sur ce qu’elle croit être une insensibilité à l’égard des Juifs, et l’article qu’elle a écrit se poursuit dans cette veine. Par exemple, elle prend à partie certaines féministes et la « gauche » pour ne pas avoir voulu que la Ligue Anti-Diffamation (ADL) [3] participe à l’animation d’une formation antiraciste. Tout en reconnaissant vraiment certains problèmes au sujet de la ADL, elle défend en grande partie cette organisation et son nouveau directeur.
Je trouve inimaginable que l’auteur ne soit pas informée de l’abondance des preuves (voir ici et ici aussi, par exemple) indiquant le rôle de la ADL, dans le passé aussi bien qu’actuellement, en promouvant des politiques anti-palestiniennes et l’islamophobie, et en menaçant les militants de poursuites. Certes, l’auteur mentionne que son actuel Directeur Général, Jonathan Greenblatt, a assisté avec fierté au transfert de l’ambassade à Jérusalem, mais ne semble pas considérer que cela remette en question Greenblatt et la ADL. (Comme si ceci n’était pas suffisant, le joyeux moment passé par Greenblatt a eu lieu alors qu’Israël était en train d’assassiner à Gaza des Palestiniens parce qu’ils manifestaient pour le respect de leurs droits fondamentaux.) Ce seul fait — et il y en a bien d’autres — doit indiquer clairement les raisons pour lesquelles la ADL n’était pas un partenaire convenable pour une formation contre le racisme.
C’est une chose de suggérer que nous avons tous besoin d’ouvrir notre cœur et de travailler avec de nouvelles personnes et de nouvelles association s ; ça en est tout à fait une autre de suggérer qu’il est « anti-juif » de ne pas être d’accord pour travailler avec une organisation comme la ADL qui, tout en se présentant comme une organisation anti-diffamation, vise des organisations ayant une longue tradition d’opposition au racisme et à l’injustice structurels aux Etats-Unis, ainsi que celles qui soutiennent les droits des Palestiniens. Minimiser ce fait est incroyablement irrespectueux envers les nombreuses associations qui ont fait les frais des positions discriminatoires de la ADL et dont les vies par conséquent ont été endommagées.
La logique erronée est représentée non seulement par la présentation par l’auteur de l’opposition à la ADL comme étant anti-juive ; une des plus monstrueuses accusations de sa part est d’affirmer que, puisque la plupart des Juifs soutiennent le sionisme, si vous excluez le sionisme des luttes pour la justice sociale, vous dites alors que les Juifs ne sont pas les bienvenus. Elle n’apporte pas de preuve justifiant sa déclaration que la plupart des Juifs soutiennent le sionisme, et il y a en fait la preuve du contraire. Mais, même si cela était vrai, le fait que s’opposer au sionisme — qui est responsable de la Nakba, la spoliation de 750.000 Palestiniens de leur maison et de leur terre — soit confondu avec l’exclusion des Juifs, à nouveau, est le signe d’une déformation des faits pour faire passer son argument au sujet de l’exclusion des Juifs. Le sionisme est une idéologie, et même si des Juifs y adhèrent, il n’est pas “anti-juif” de s’y opposer. Il s’agit de contester des structures d’oppression.
Elle réaffirme constamment l’idée fausse et dangereuse que s’opposer au sionisme est être contre les Juifs : “D’autre part, les Juifs ont l’impression que lorsqu’ils apparaissent, il y a toujours quelque chose en eux qui ne va pas. Ils sont censés laisser leur sionisme au vestiaire, par exemple, ou soutenir une politique de Black Lives Matter qui accuse Israël de génocide (on peut être très critique des violations flagrantes par Israël des droits civiques et humains et quand même penser qu’il serait impossible d’approuver une telle exagération absurde).” Elle dit très clairement qu’elle n’a aucun respect pour l’accusation de génocide faite contre Israël, néanmoins je me demande à quel point elle s’est mise au défi et analysé le fait que beaucoup a été écrit en montrant du doigt les façons dont le traitement des Palestiniens par Israël a de façon pertinente été qualifié de génocide. Cependant quelle que soit sa position sur l’usage du terme de génocide pour décrire Israël, c’est une accusation au sujet de la conduite d’Israël en tant que nation-état, et non au sujet des Juifs.
Enfin, l’auteur met dans le même sac l’ensemble de la gauche, en révélant apparemment une animosité sous-jacente, et ce qu’elle écrit au sujet des opinions de celle-ci sur les Juifs révèle à nouveau son amalgame constant entre les Juifs et les critiques du sionisme ou d’Israël. Elle écrit (sans aucune preuve) : “c’est révélateur d’un défaut fondamental à gauche — son ardeur à critiquer les Juifs tout en étant réticent à reconnaître l’anti-sémitisme.” Cette affirmation est en contradiction avec l’engagement profond, bien exprimé parmi tant d’associations pour la justice sociale, de s’opposer à toutes les formes d’oppression, y compris l’antisémitisme. Mais — et c’est ce qui semble en réalité contrarier l’auteur— cet engagement comprend aussi l’opposition au sionisme. En outre, personne ne suggère qu’il n’y a aucun antisémitisme parmi tous ceux de gauche — cela serait une affirmation stupide — mais ceci est considérablement différent de l’affirmation faite de façon générale selon laquelle ceux de « GAUCHE » font preuve d’une “ardeur à critiquer les Juifs.”
Cette sorte de représentation erronée et de mauvaise interprétation n’est pas une voie vers la construction d’un véritable partenariat ou d’être de véritables partenaires dans la lutte pour la justice. Critiquer le sionisme n’est pas la même chose que critiquer les Juifs. C’est une formulation insultante et nuisible. En fait, contester l’antisémitisme et contester le sionisme sont toutes les deux des attitudes nécessaires dans les luttes intersectionnelles pour parvenir à la justice.
Donna Nevel, psychologue et éducatrice associative, est co-directrice de PARCEO, un centre de recherche participatif. Elle est membre de l’équipe coordinatrice de Facing the Nakba (Faire face à la Nakba), co-organisatrice des Jews Against Anti-Muslim Racism (Juifs Contre le racisme Anti-Musulman) et co-fondatrice des Jews for Racial and Economic Justice (Juifs pour la Justice Raciale et Economique). Plus récemment, elle est co-rédactrice de « Moving Forward (Aller de l’Avant) », une édition spéciale sur la Nakba et le Fonds National Juif, publiée par Jews Say No ! (Les Juifs Disent Non).
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers)