De manifestation, disait-on, il
n’y en avait pas le premier mai
à Gaza. Ou de si petites qu’elles
n’en valaient même pas le déplacement.
Installée en Palestine depuis plusieurs
mois pour enquêter sur le travail dans
les territoires occupés, j’avais pu constater,
c’est vrai, la difficulté des partis et
des organisations de la société civile à
s’intéresser à la question sociale. Mais
je savais aussi qu’à Gaza, depuis plus
de trois ans, existait un fort mouvement
de chômeurs qui avait fait la preuve de
sa capacité de mobilisation. Le 12 mars,
une marche contre la pauvreté avait rassemblé
plusieurs milliers de personnes.
Plus de dix mille chômeurs, représentant
quelque cent cinquante comités de
travailleurs qui existent désormais jusque
dans les camps dévastés de Rafah et
Khan Younis, exigeant de l’Autorité
qu’elle pose les bases d’une politique
sociale pour aider la population à survivre
dans ces zones où le taux de chômage
pouvait dépasser les 70%. Peut-être
était-ce vrai que Gaza ne manifestait pas
le premier mai. Je voulais tout de même
m’en assurer. Si défilé il y avait, m’avaiton
simplement dit, il partirait vers 10h30
de la place Palestine pour rejoindre la
rue Omar al-Mukhtar, artère centrale de
la ville. Postée depuis plus d’une heure
en haut de « la plus belle avenue » de
Gaza, je commençais à désespérer lorsque,
cinq, dix, vingt, puis des centaines de
manifestants sont apparus.
« Pain, protection et dignité »...
« Pain et dignité », « lutte contre la corruption
», « protection sociale », « droit à l’éducation » : plus d’un millier de
personnes, des jeunes et des femmes en
grand nombre, approchaient, les uns
portant des drapeaux palestiniens, d’autres
des drapeaux rouges flanqués du sigle
du FPLP, d’autres enfin les banderoles
des comités de travailleurs de la bande
de Gaza. Comme prévu, tous se dirigeaient
vers le bâtiment du conseil législatif
pour réclamer des députés qu’ils
se mettent à la tâche, dotent enfin la
population de cette sécurité sociale minimale
à laquelle, estiment-ils, elle peut
prétendre.
« Et un, et deux ! Où est passé l’argent
de l’Autorité ? », scandaient des manifestants.
« Ce n’est pas seulement de
pain que nous avons besoin, mais aussi
d’une vie honorable », poursuivaient les
autres... Gaza avait donc aussi sa manifestation.
De mémoire de militants, ce
premier mai a même été l’un des plus
importants jamais organisés sur ce petit
bout de terre. Qu’en aurait-il été si, au
FPLP, s’étaient joints les autres partis,
la centrale syndicale palestinienne et les
organisations de la société civile ? N’y
avait-il pas quelques sérieux sujets à
poser en marge des négociations politiques,
comme le nombre de permis de
travail accordés aux travailleurs palestiniens
pour aller gagner leur vie en
Israël : un tout petit millier seulement
accordés depuis le sommet de Charm
el Sheik alors que, dix ans auparavant,
les effectifs étaient vingt fois plus importants
? Faute de toute possibilité de
développement autonome, la bande de
Gaza n’a jamais pu assurer à ses habitants
les moyens de leur survie. « Un
jour, peut-être... », m’avait dit un jour
un maçon de Khan Younis, autrefois
employé en Israël, depuis septembre
2000 au chômage forcé. « Mais en attendant,
il nous faut vivre. Vivre, donc travailler.
Et de solution, pour l’instant,
je n’en vois que dans l’immigration. »
Que faisait donc l’Autorité ? Que faisait
elle
aussi pour aider tous ceux qui ne
disposaient pas de carte d’identité, à en
obtenir ? Réfugiés pour la plupart revenus
au lendemain des accords d’Oslo,
ils étaient encore soixante mille en Cisjordanie
et à Gaza à ne pouvoir franchir
les barrages faute d’avoir jamais pu obtenir
de papiers de l’armée israélienne.
Début mai, beaucoup espéraient encore
d’Abou Mazen qu’il s’attelle au dossier,
obtienne de la puissance occupante qu’elle règle cet embrouillamini qu’aucune raison
politique ne justifiait si ce n’est,
encore et toujours, la volonté de briser
l’autre, de lui enlever tout espoir, toute
possibilité de penser l’avenir.
La question politique laissait enfin place
à la question sociale.
Mais les élections municipales qui allaient
se tenir, trois jours plus tard, dans les
territoires occupés expliquaient peutêtre
ce raté. Dans ce cas, les débats sur
les politiques économiques et sociales
à mener (les polémiques avaient pris
une dimension nouvelle avec les manifestations
à répétition des chauffeurs de
taxi contre la hausse inconsidérée du
prix de l’essence), mais aussi la répression
dont avait fait l’objet la manifestation
des chômeurs du 12 mars dernier.
Sur le fond, quoi qu’il en soit, les problèmes
étaient posés : les revendications
reprises par les manifestants ne différaient
en rien de celles qu’avaient exprimées
les demandeurs d’emploi un mois
et demi auparavant. Création d’emplois
et allocation chômage pour tous, accès
gratuit aux soins et à l’éducation et encadrement
des prix des produits de première
nécessité : la population palestinienne
avait besoin de
mesures d’urgence, de
droits nouveaux dégagés
de toute relation
clientéliste. Une fois de
plus, des hommes et des
femmes le disaient, proposant
d’en assurer le
financement par une
réorientation d’une partie
des fonds des pays
donateurs. En soit,
c’était un événement.
A Gaza comme en Cisjordanie,
c’est la fédération
des syndicats
palestiniens qui, depuis
le début de la deuxième
Intifada, distribue les
maigres subsides
qu’assure l’Autorité à
ceux qui n’ont plus
rien : 600 shekels pendant
trois mois tout au
plus, en échange de travaux
d’intérêt général à ceux qui ont
perdu leur travail, elle qui accorde à ses
adhérents la gratuité des consultations
médicales et des médicaments. Un rôle
qui, bon gré mal gré, l’éloigne de l’action
syndicale. Revendication de plus de
démocratie, plus de transparence : un
autre visage de la Palestine se découvrait,
celui d’un pays doté d’un mouvement
social naissant que ces comités,
dont on compte déjà plusieurs dizaines
de milliers de membres dans la bande
de Gaza, symbolisent. Des organisations
créées en 2001 avec le soutien du Centre
pour la démocratie et les droits du travail
qui exigeaent depuis de l’Autorité
qu’elle assume ses responsabilités : qu’elle
pose les bases d’un développement économique
autonome et fonde celles d’une
vie sociale démocratique tout en assurant
une protection sociale minimale.
Des responsabilités partagées
Qu’Israël soit le premier responsable
du désastre économique dans lequel
s’enfoncent les camps de réfugiés de la
bande de Gaza, cette organisation ne l’a
jamais nié. D’autant que, tout simplement,
son acte de naissance l’en empêche. En
effet, si, au printemps
2001, plusieurs
dizaines de milliers
d’hommes et de
femmes des camps de
réfugiés de Jabaliya,
Gaza, Nuseirat, Khan
Younis ou d’ailleurs
se sont retrouvés
devant le siège de
l’Autorité, la raison en
est simple. En décidant
de renvoyer chez
eux les 20.000 Palestiniens
qui se rendaient
encore jusque là en
Israël pour travailler,
Tel Aviv a contraint
la bande de Gaza à la
misère. Après avoir
enfermé des dizaines
de milliers de réfugiés
sur 360 km2 de terre,
après avoir volé l’eau
et la terre, empêché
tout développement
autonome jusqu’à vider les territoires
occupés de leurs forces vives en attirant
dès le milieu des années 70 ceux qui
désespéraient de trouver enfin un emploi,
la puissance occupante a sciemment
organisé la pauvreté. La responsabilité
première lui en incombe.
Mais pourquoi l’Autorité nationale n’at-
elle jamais instauré un salaire minimum
dans les territoires palestiniens
pour protéger les travailleurs contre tous
les abus possibles sur une terre où plus
de la moitié de la population active est
à la recherche d’un emploi ? Pourquoi
s’est-elle toujours refusée à bâtir un
corps d’inspection du travail ? A Gaza,
il est des employés qui travaillent dix,
douze heures par jour pour un salaire
de 1.200 shekels (215 euros environ)tout
au plus et des ouvrières agricoles qui
ne gagnent pas plus de 3 shekels (cinquante-
sept centimes d’euros) de
l’heure...
Etait-il vraiment utile, par exemple, de
s’empresser de promulguer dès 1998
une loi d’encouragement à l’investissement
bien avant que de présenter au Parlement
un code du travail susceptible de
protéger les travailleurs de Cisjordanie
et de Gaza encore placés sous les lois
jordanienne et égyptienne datant d’avant-
1967 ?
« Pain, protection et dignité »...Depuis près
de cinq ans, les chômeurs de Gaza demandent
à l’Autorité nationale, non qu’elle
décroche la lune, mais qu’elle use à bon
escient des fonds que lui verse la communauté
internationale pour donner à la
population les moyens de vivre dans la
dignité. Au lendemain des manifestations
du printemps 2001, des promesses
avaient été faites, jamais suivies d’effet.
Aux élections du 4 mai dernier, le Hamas
a remporté les municipalités de Rafah,
Beit Layia et El Burej. N’est-ce là seulement
que la marque d’une influence
croissante de la religion sur une population
cloîtrée depuis plus de soixante
mois ? A Gaza, la manifestation du premier
mai en a rappelé une autre raison...
Martine Hassoun