J’ai rencontré Mahmoud Abbas pour la première fois à Tunis au début de 1983.
Je savais qu’il avait la responsabilité du dossier Israël à la direction de l’OLP. Said Hamami et Issam Sartawi, les délégués de l’OLP avec qui j’étais en contact permanent depuis 1974 m’avaient dit qu’il en était chargé. Mais il n’était pas présent lors de ma première rencontre avec Yasser Arafat pendant le siège.
J’étais venu à Tunis avec le général Matti Peled et Yaakov Arnon, au sein d’une délégation du Conseil Israélien pour la paix israélo-palestinienne, que nous avions fondé en 1975. Avant notre rencontre avec Arafat lui-même, on nous avait demandé de rencontrer Abou Mazen (comme on appelle Abbas) pour discuter de nos idées afin de présenter au leader des propositions détaillées sur lesquelles nous nous serions mis d’accord. Cela fut aussi la procédure dans toutes les nombreuses rencontres qui suivirent.
Abou Mazen était très différent d’Arafat. Arafat était exubérant, spontané, extraverti. Abou Mazen est plutôt réservé, introverti, prudent, méticuleux. La première impression qu’il me fit fut celle d’un maître d’école.
Lorsque Arafat fut assassiné (comme je le crois), il y avait deux candidats évidents pour lui succéder : Mahmoud Abbas et Farouk Kaddoumi, tous deux membres de la génération fondatrice de l’OLP. Kaddoumi était bien plus extrémiste, il ne pensait pas qu’Israël voudrait jamais faire la paix et il admirait le régime syrien de Hafez al-Assad. La direction de l’OLP choisit Abbas.
Quand ABBAS prit le “pouvoir” (entre guillemets) – il se trouva dans une situation presque impossible.
Arafat avait accepté le statut de l’Autorité palestinienne sous occupation israélienne comme un risque calculé.
Tout d’abord, il avait confiance en Yitzhak Rabin, comme nous tous (et je le lui avais conseillé). Nous pensions tous que Rabin était bien disposé à admettre un État palestinien à côté d’Israël. En l’espace de cinq années, l’État de Palestine entrerait dans les faits. Personne n’aurait pu prévoir le meurtre de Rabin, la lâcheté de Shimon Peres et l’ascension de Benjamin Nétanyahou.
Même avant cela, Rabin avait cédé à la pression de ses “patrons de la sécurité” pour revenir sur des éléments importants des accords d’Oslo, comme la libre circulation entre la Cisjordanie et la bande de Gaza.
C’est cette situation que trouva Abou Mazen – Rabin était mort, les accords d’Oslo n’étaient plus que l’ombre de ce qu’ils avaient été, l’occupation et l’entreprise de colonisation étaient en pleine expansion.
C’était une tâche presque impossible dès le début : une autonomie discutable sous occupation. Selon les accords d’Oslo, qui étaient censés durer cinq ans au plus, la majeure partie de la Cisjordanie (la “zone C”) était sous autorité israélienne directe et entière, et l’armée israélienne était par ailleurs libre d’intervenir dans les deux autres zones (“A” et “B”). De plus, un retrait israélien, prévu dans Oslo, ne s’est jamais concrétisé.
Des élections palestiniennes tenues dans de telles conditions aboutirent à une victoire du Hamas, facilitée par une compétition entre les candidats du Fatah. Lorsque Israël et les États-Unis empêchèrent le Hamas d’exercer le pouvoir, le Hamas s’empara de la bande de Gaza par la force. Les dirigeants israéliens jubilaient : la vieille maxime romaine “diviser pour régner” convenait tout à fait à leurs desseins.
Depuis lors les gouvernements israéliens ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour maintenir Abbas au “pouvoir” tout en le réduisant à un état de simple subordination. L’Autorité palestinienne, conçue au départ comme l’embryon de l’État palestinien, était dépouillée de toute autorité réelle. Ariel Sharon avait coutume de parler d’Abou Mazen comme d’un “poulet plumé”.
POUR MESURER l’extrême danger de la situation d’Abou Mazen il suffit de se rappeler le précédent historique le plus récent d’“autonomie” sous occupation : Vichy.
À l’été de 1940, quand les Allemands envahirent le nord de la France et occupèrent Paris, les Français se rendirent. La France fut divisée en deux parties : le nord, avec Paris, restait sous occupation allemande directe, le sud obtenait l’autonomie. Un vénérable maréchal, Henri Pétain, un héros de la Première Guerre mondiale, fut nommé à la tête de la zone non-occupée, dont la capitale fut installée dans la ville provinciale de Vichy.
Un seul général français résista à la reddition. Charles de Gaulle, avec une petite troupe de partisans, s’envola pour Londres d’où il s’efforça par la radio d’amener le peuple français à résister. L’effet fut négligeable.
Contre toute attente, les Britanniques poursuivirent la guerre (“Eh bien alors, seuls !”) et le régime allemand en France se fit inévitablement de plus en plus dur. Des otages furent exécutés, des Juifs déportés, Vichy devint de plus en plus synonyme de collaboration avec l’ennemi. Lentement la “résistance” gagna du terrain. À la fin les alliés envahirent la France, les Allemands occupèrent le territoire de Vichy et furent vaincus, de Gaulle revint en vainqueur. Pétain fut condamné à mort mais ne fut pas exécuté.
Les opinions sur Pétain furent partagées et le sont encore. D’un côté il sauva Paris de la destruction et évita aux Français beaucoup de cruautés de la part des nazis. Après la guerre, la France se redressa rapidement tandis que d’autres pays étaient en ruines.
D’un autre côté, Pétain est considéré par beaucoup comme un traître, un ancien héros qui a collaboré avec l’ennemi en temps de guerre et qui a livré des combattants de la résistance et des Juifs aux nazis.
BIEN ENTENDU des situations historiques différentes ne peuvent pas être traitées de la même façon. Les Israéliens sont des occupants durs, mais ce ne sont pas des nazis. Abou Mazen n’est certainement pas un autre Pétain. Mais certaines comparaisons sont possibles.
Une façon de juger une politique est de poser la question : quelles sont les alternatives ?
Il n’est pas exagéré de dire que toutes les formes de résistance palestinienne ont été tentées, sans succès.
Au début, certains Palestiniens rêvaient d’une désobéissance civile à l’indienne. Cela a échoué complètement. Les Palestiniens ne sont pas des Indiens, et l’armée d’occupation qui ne dispose d’aucun moyen réel pour contrer une désobéissance civile, s’est simplement mise à tirer, obligeant les Palestiniens à recourir à la violence.
La violence a échoué. La partie israélienne bénéficie d’une supériorité militaire illimitée. Aidée par des informateurs et par le recours à la torture, des cellules palestiniennes clandestines sont régulièrement découvertes, dont la dernière cette semaine.
Beaucoup de Palestiniens espèrent une intervention internationale. Les administrations américaines successives ont empêché cela, chacune d’elles se mettant au service de l’occupation à la demande de l’establishment juif aux États-Unis. Le sympathisants de la cause palestinienne, comme le mouvement international de boycott (BDS) sont trop faibles pour faire la différence.
Les pays arabes sont forts pour faire des déclarations et proposer des plans, mais largement peu disposés à aider les Palestiniens de quelque façon concrète.
Que reste-t-il ? Très peu de choses.
ABOU MAZEN croit – ou affecte de croire – à une “pression internationale”. Beaucoup de militants de la paix israéliens, désespérant de leur propre peuple, en sont arrivés à la même conclusion.
Avec des trésors de patience, Abbas accumule lentement des points aux Nations unies. Cette semaine le drapeau palestinien a été hissé aux Nations unies parmi les drapeaux des autres nations membres. Cela a suscité une fierté nationale (je me souviens d’un événement semblable dans notre propre passé), mais ne change en réalité rien.
Abbas peut aussi espérer que l’antagonisme croissant entre le président Obama et le Premier ministre Nétanyahou va conduire les Américains à ne pas opposer leur véto au Conseil de Sécurité la prochaine fois où sera proposée une résolution contre l’occupation. J’en doute. Mais si c’était le cas – le gouvernement israélien se contenterait de l’ignorer. C’est ce qui se passera aussi si Abbas réussit à faire inculper des officiers israéliens de crimes de guerre à la Cour pénale internationale. Les Israéliens ne croient qu’à des “Faits de terrain”.
Je présume qu’Abou Mazen sait tout cela. Il cherche à gagner du temps. Il essaie de prévenir un soulèvement violent, qu’il pense ne pouvoir profiter qu’à l’occupation, avec le déploiement de ses “forces de sécurité” formées par les Américains et qui coopèrent avec l’armée d’occupation. On est au bord du gouffre.
Il lui reste une consolation : le pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza en est visiblement venu à la même conclusion et est en train de conclure une sorte d’armistice (“hudna”) avec Israël.
L’UNE DES principales différences entre les Juifs israéliens et les Arabes est leur façon de considérer le temps. Les Israéliens sont impatients par nature, les Arabes sont patients au mal. Les Arabes admirent le chameau, un animal d’une patience infinie. Les Arabes ont une très longue histoire, alors que les Israéliens n’en ont quasiment pas.
Je suppose qu’Abou Mazen pense qu’à ce stade il y a très peu de choses que les Palestiniens puissent faire. Il est donc à la tête d’une opération d’endiguement : supporter l’occupation, éviter les confrontations violentes dont les Palestiniens sont sûrs de sortir perdants, attendre que la situation change. Les Arabes excellent à ce genre de stratégie, qu’ils qualifient de soumoud.
Cependant l’occupation n’est pas simplement stationnaire. Elle est active, expropriant des terres arabes, construisant et développant sans arrêt des colonies israéliennes.
À long terme il s’agit d’un combat de volontés et d’endurance. Comme cela a été dit, un combat entre une force irrésistible et une masse inébranlable.
COMMENT SERA jugé Abbas par l’histoire ?
Il est beaucoup trop tôt pour le dire.
Je crois que c’est un vrai patriote, pas moins que ne l’était Arafat. Mais il court le danger de glisser, contre son gré, dans une situation à la Pétain.
Je ne pense absolument pas qu’il soit corrompu, ou qu’il soit le représentant d’une petite classe de “nantis” qui s’enrichissent sous et de l’occupation.
L’Histoire l’a placé dans une situation qui est presque impossible. Il fait preuve de beaucoup de courage en essayant de diriger son peuple dans ce contexte.
Ce n’est pas un rôle glorieux. Ce temps n’est pas un temps pour la gloire.
L’histoire pourrait s’en souvenir comme d’un homme qui aura fait de son mieux dans des circonstances calamiteuses.
Quant à moi, je lui souhaite bonne chance.