Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
David Ben Gourion n’a pas été inhumé dans la partie réservée aux Grands Hommes de la Nation du cimetière national de Jérusalem, mais près de la tombe de sa femme à Sde Boker, la colonie du Néguev qu’il aimait.
Shimon Peres, son élève et disciple, n’a pas été enterré près de la tombe de sa femme à Ben Shemen, l’endroit qu’elle aimait. Mais dans le carré des Grands Hommes de la Nation.
C’est toute la différence.
JE NE ME SUIS PAS associé à l’agitation qui a entouré les obsèques. À tout bien considérer, c’était tout à fait ridicule. Tous ceux qui lui avaient un jour serré la main ou qui avaient échangé quelques paroles avec lui se sentaient obligés d’écrire longuement sur lui. Dans la plupart des cas c’était complètement absurde.
J’aime passer à la télévision. Mais j’ai cette fois refusé des dizaines d’invitations de la télévision, de la radio etc. Je ne voulais tout simplement pas rejoindre le chœur.
Quoi qu’il en soit, il y eut aussi un paradoxe : les centaines de personnes qui firent son éloge, dont les dizaines venant de l’étranger, évoquèrent l’homme de paix, mais la totalité de l’événement fut un triomphe de propagande pour le gouvernement de Nétanyahou, le gouvernement de l’occupation.
LE DÉLUGE d’articles sur le défunt me rappelait l’ancienne histoire grecque d’un groupe d’aveugles qui s’approchaient d’un éléphant. “L’éléphant ressemble à un tuyau” dit celui qui prenait la trompe. “L’éléphant est dur et pointu,” dit celui qui prenait les défenses. “Il ressemble à un tapis” dit celui qui tenait les oreilles” et ainsi de suite.
Shimon Peres avait de multiples facettes. Ce n’est que toutes réunies qu’elles représentaient la véritable personne, qui n’a été appréhendée par aucun des panégyristes. Presque tout ce qu’ils ont dit et écrit n’était qu’inepties.
Tous ont ignoré l’éléphant qui se tenait au milieu de la pièce : l’occupation.
LORSQU’IL a été frappé d’un AVC, j’ai écrit un article. J’ai décidé maintenant de le re-publier avec plusieurs additifs qui me semblent importantes ou, à tout le moins, intéressantes. Si c’est un peu long j’en suis désolé.
Shimon Peres fut un génie. Un poseur de génie.
Toute sa vie il a cultivé son personnage public. L’image prenait la place de l’homme. Presque tous les éloges s’appliquaient au personnage imaginé, pas à la personne réelle. L’homme réel a été enterré, que son âme repose en paix. C’est de l’homme imaginé que se souviendront les générations futures.
À PREMIÈRE VUE, il y avait quelques similitudes entre lui et moi.
Il n’avais que 39 jours de plus que moi. Il est arrivé dans ce pays quelques mois après moi, lorsque nous avions l’un et l’autre 10 ans. Je fus envoyé à Nahalal, un village coopératif. Il fut envoyé à Ben Shemen, un village agricole de jeunes.
Ce que nous avions en commun était l’optimisme et une activité permanente.
C’est là que s’arrêtent les similitudes.
IJe venais d’Allemagne où nous étions une famille aisée. En Palestine nous avons perdu très rapidement tout notre argent. J’ai grandi dans la plus grande pauvreté. Il venait de Pologne. Sa famille était riche aussi en Palestine. Je gardais un accent allemand, il gardait un très fort accent polonais. La plupart des gens pensaient que c’était un accent yiddish mais il le niait avec véhémence. À l’époque la langue yiddish était méprisée et détestée dans le pays.
Déjà dans son enfance il y avait quelque chose qui irritait ses camarades de classe dans sa petite ville natale. Ils le frappaient souvent. Son jeune frère Gigi avait l’habitude de prendre sa défense. Il raconta plus tard que Shimon lui avait demandé : “Pourquoi me haïssent-ils à ce point ?”
Ce fut peut-être l’origine de sa recherche, sa vie durant, de l’amour des gens, de leur admiration et de leur adoration.
À Ben Shemen il s’appelait encore Persky. L’un de ses enseignants lui suggéra de prendre un nom hébreu, comme nous le faisions tous à cette époque. Il proposa Ben Amotz, le nom du prophète Isaïe mais ce nom avait déjà été pris par un autre élève, Dan Tehilimsager qui devint célèbre lui aussi. Alors l’enseignant suggéra Peres, le nom d’un grand oiseau de proie. Une autre histoire voudrait que Shimon ait vu un vautour lors d’un voyage dans le Néguev et qu’il en ait adopté le nom.
NOTRE PREMIÈRE rencontre eut lieu lorsque nous avions 30 ans. Il était déjà directeur général au ministère de la Défense, et j’étais éditeur et rédacteur en chef d’un magazine qui agitait le pays.
Il m’invita au ministère pour me demander de ne pas publier un article d’enquête (sur un bateau de réfugiés illégaux coulé dans le port de Haifa par la Haganah avant la fondation d’Israël). Notre rencontre fut une histoire d’antipathie réciproque dès le départ. Il ne m’aimait pas. Je ne l’aimais vraiment pas.
Mon aversion datait déjà d’avant la rencontre. Lors de la guerre de 1948 (“la Guerre d’Indépendance”) je faisais partie d’une unité de commandos. Tous les soldats combattants de la guerre détestaient les jeunes de notre âge qui ne s’engageaient pas et profitaient de la vie, tandis que nos camarades tombaient autour de nous.
L’un de ceux qui ne s’engagea pas fut Shimon Peres. Il fut envoyé acheter des armes à l’étranger par David Ben-Gourion. Un travail important mais qui pouvait être accompli par quelqu’un de 60 ans.
Ce fait a plané sur la tête de Peres pendant très longtemps. Cela explique pourquoi les gens de notre génération le détestaient et aimaient Yitzhak Rabin, Ygal Alon et leurs camarades. Haim Hafer, le poète de l’unité d’élite Palmach, avait écrit une chanson sur lui : “Comment la punaise est-elle montée si haut ?”
SHIMON PERES fut un politique depuis l’enfance – un vrai politique, un politicien complet, un homme politique et rien d’autre. Pas d’autres centres d’intérêt, pas de hobbys.
Cela avait déjà commencé à Ben Shemen. Peres était là-bas un “gars de l’extérieur”, un nouvel immigrant qui était différent de tous les garçons originaires du lieu, hâlés, athlétiques. Son visage ingrat et son fort accent n’aidaient pas. Pourtant il a séduit Sonia, la fille du professeur de menuiserie, qui devint sa femme.
Il aspirait de tout son cœur à être considéré comme “un de la bande”. C’est pourquoi il adhéra à la “Working Youth” l’organisation de jeunesse du tout-puissant syndicat Histadruth et il y milita avec l’énorme énergie qu’il avait déjà. Du fait que les gars du secteur, surnommés Sabras, n’aimaient pas l’activité politique, Peres monta en grade et devint instructeur.
Sa première chance se présenta après la fin de ses études à Ben Shemen lorsqu’il rejoignit un kibboutz du parti travailliste (Mapai) qui dirigeait la communauté juive d’une main de fer. Le parti se divisa, et aussi l’organisation de jeunesse. Presque tous les leaders du mouvement de jeunesse rejoignirent la “faction B”, le groupe d’opposition. Peres fut presque le seul à demeurer fidèle à la faction majoritaire. C’est ainsi qu’il attira l’attention des dirigeants du parti, et en particulier de Levy Eshkol.
Ce fut une excellente opération politique. Ses anciens camarades le méprisèrent, mais il était maintenant au contact de la direction du parti. Eshkol le présenta à Ben-Gourion et, lorsque éclata la guerre de 1948, le leader l’envoya aux États-Unis acheter des armes.
Dès lors Peres agit comme le bras droit de Ben-Gourion, lui témoigna de l’admiration et – ce qui est le plus important – adopta sa démarche.
Dans l’avalanche d’éloges Peres a été qualifié de “dernier des fondateurs d’Israël”. C’est complètement absurde. L’État a été fondé par les soldats de 1948, ceux qui se sont fait tuer, les blessés et leurs camarades. Non dans un bureau de Tel Aviv, mais sur les champs de bataille de Negba et de Latroun. Ben-Gourion et les politiques ont formé l’État, et pas de la meilleure façon. Peres n’était qu’un jeune collaborateur.
BEN-GOURION IMPRIMA sa vision politique sur le nouvel État, et l’on peut dire que l’État continue aujourd’hui d’évoluer sur les voies tracées par lui. Peres fut l’un de ses principaux auxiliaires.
Ben-Gourion ne croyait pas à la paix. Ses perspectives se fondaient sur l’idée que les Arabes ne feraient jamais la paix avec l’État juif, celui qui avait été établi sur ce qui avait été leur pays. Il n’y aurait pas de paix pour, au moins, de nombreuses générations futures, si elle advient. Par conséquent le nouvel État avait besoin pour allié d’une puissance occidentale forte. La logique imposait qu’un tel allié ne pouvait venir que des rangs des puissances impérialistes qui, elles, craignaient le nationalisme arabe émergent.
Ce fut un cercle vicieux : (1) Pour se défendre des Arabes, Israël avait besoin d’un allié colonialiste anti-arabe. (2) Une telle alliance ne ferait qu’accroître la haine des Arabes à l’égard d’Israël. (3) Et ainsi de suite jusqu’à ce jour.
Le premier allié envisagé fut la Grande Bretagne, la mère de la “déclaration Balfour”. Mais cela n’aboutit à rien : les Britanniques firent le choix du nouveau nationalisme arabe. Mais un autre allié entra en scène au bon moment : la France.
Les Français avaient un vaste empire en Afrique. L’Algérie, officiellement département français, se rebella en 1954. Les deux parties se battirent avec une sauvagerie extrême.
Ne pouvant croire que leurs Algériens se soulèveraient contre eux, les Français accusèrent le nouveau leader arrivé au pouvoir au Caire. Mais aucun pays n’était prêt à les aider dans leur “sale guerre”. Sauf un : Israël.
Ben-Gourion, déjà âgé, avait peur du nouveau leader pan-arabe, Gamal Abd-al-Nasser, qui était en train de faire l’unité du monde arabe. Jeune, énergique, d’une belle prestance et charismatique, “Nasser” ne ressemblait pas aux vieux notables arabes auxquels Ben-Gourion était habitué. Aussi lorsque Nasser apporta son soutien aux combattants de la liberté algériens, et que les Français tendirent la main à Israël, Ben-Gourion la saisit avec empressement.
C’était de nouveau le vieux cercle vicieux : (1) Israël soutenait l’oppression française contre les Arabes. (2) La haine des Arabes pour Israël s’accroissait. (3) Israël avait encore davantage besoin des oppresseurs coloniaux. C’est en vain que je mis en garde contre ce processus fatal. Lorsque Abd-al Nasser arriva au pouvoir, il manifesta une volonté de discuter avec Israël. Il invita un de mes amis, un ancien officier supérieur de l’armée qu’il avait rencontré lors de la guerre de 1948, à une visite secrète au Caire. Le ministre des Affaires étrangères Moshe Sharett lui interdit de s’y rendre. Je crois qu’une occasion historique a été perdue. Israël a fait le contraire.
L’émissaire de Ben-Gourion en France était Shimon Peres. Le jeune homme, qui s’exprimait mal en français et portait un mauvais costume bleu, devint un visage familier à Paris. Avec son aide, le processus atteignit des sommets inespérés. Par exemple : lorsque les Nations unies discutèrent d’une proposition d’amélioration des conditions de détention du leader algérien Ahmed Ben Bella, la seule voix contre aux Nations unies fut celle d’Israël. (Les Français avaient quant à eux boycotté la réunion.)
Cette alliance contre nature atteignit son apogée dans la collusion de la guerre de Suez en 1956, dans laquelle la France, la Grande Bretagne et Israël attaquèrent ensemble l’Égypte. L’opération suscita une condamnation mondiale unanime, les États-Unis et la Russie firent cause commune et les trois conspirateurs durent se retirer. Israël dut rendre toute la vaste péninsule du Sinai.
À cette époque j’ai créé le “Conseil israélien pour une Algérie libre”. J’ai rencontré des membres du “Gouvernement provisoire algérien” qui voulait convaincre les Juifs algériens de rester dans leur patrie après l’indépendance.
Les Français rappelèrent Charles de Gaulle au pouvoir et celui-ci comprit qu’il lui fallait mettre fin à cette guerre sans espoir. Peres continua à louer l’alliance franco-israélienne qui, déclarait-il, n’était pas fondée sur de simples intérêts mais sur nos profondes valeurs communes. Je publiai ce discours phrase par phrase avec la réfutation de chacune d’elles. J’annonçai qu’une fois la guerre d’Algérie terminée, la France laisserait tomber Israël comme une patate chaude pour renouveler ses liens avec le monde arabe. Et c’est, bien sûr, exactement ce qui se produisit. (Israël adopta les États-Unis à la place.)
Avant que la France ne quitta l’Algérie, les colons français créèrent un mouvement clandestin, l’OAS, contre les combattants de la liberté et contre de Gaulle. À l’époque, un navire plein d’armes fut découvert en haute mer. On découvrit que le bateau était destiné aux colons algériens. Tout le monde suspecta Peres. La ministre des Affaires étrangères Golda Meir, qui de toute façon haïssait Peres, était furieuse. À l’époque, le ministère de la Défense de Peres fournissait des armes à beaucoup des plus sales dictatures sur terre.
L’un des fruits de l’aventure de Suez fut le réacteur atomique de Dimona. En Israël une légende indélébile s’est installée faisant de Peres le “père de la bombe”. En réalité, le réacteur était une partie du prix pour le service inestimable rendu par Israël à la France pendant la guerre de Suez. Ce fut aussi un stimulant à l’industrie française. Les matériaux nécessaires furent obtenus dans de nombreux endroits par vol et tromperie.
Au total, Israël eut à souffrir de son engagement aux côtés de la France. Le fossé entre lui et le monde arabe se transforma en abîme.
(À la différence de la plupart de mes amis dans le camp de la paix israélien, je ne pris pas position contre l’armement nucléaire d’Israël. La bombe pouvait donner aux Israéliens un sentiment de sécurité et aurait pu servir de garantie pour l’effort de paix. Je n’ai jamais attaqué Peres pour son rôle dans cette affaire).
LA CARRIÈRE de Peres ressemble à la légende de Sisyphe, le héros du mythe de la Grèce antique, condamné par les dieux à rouler une lourde pierre au sommet d’une colline, mais à chaque fois qu’il approchait du but la pierre lui échappait des mains et roulait en bas de la pente.
Après la guerre du Sinaï, la destinée de Peres atteignit de nouveaux sommets. L’architecte des relations avec la France, l’homme qui avait obtenu le réacteur atomique, était nommé secrétaire d’État au ministère de la Défense et sur le point de devenir un membre important du gouvernement, lorsque tout s’écroula. Ben-Gourion fut impliqué à l’occasion de la révélation d’une odieuse affaire de sabotage en Égypte et fut destitué par ses collègues. Il décida de fonder un nouveau parti, appelé Rafi. Peres, bien malgré lui, fut obligé d’y adhérer, tout comme, bien malgré lui aussi, Moshe Dayan. Ben-Gourion gouvernait leurs vies.
Ben Gourion ne fut pas actif, Dayan ne fit rien, comme d’habitude, et il revint à Peres de faire campagne. Avec son infatigable énergie habituelle il laboura le terrain, mais aux élections le parti, avec toutes ses brillantes stars, ne remporta que 10 sièges sur les 120 de la Knesset, et devint une opposition impuissante. La pierre de Peres roula au bas de la pente.
Et c’est alors que se produisit la rédemption – presque. Abd-al-Nasser envoya son armée dans le Sinaï, en Israël ce fut la panique. Le parti Rafi entra au gouvernement. Peres s’attendait à être nommé ministre de la Défense, mais au dernier moment c’est le charismatique Dayan qui obtint le poste convoité. Israël remporta une victoire éclatante en six jours, et l’homme au bandeau noir devint une célébrité mondiale. Le pauvre Peres dut se contenter d’un ministère mineur. La pierre était de nouveau au bas de la pente.
Rafi a rejoint le parti travailliste. Alors que je saluai Peres dans la Knesset, je lui demandai comment il se sentait. "Je répondrai par une plaisanterie," a-t-il répondu. "Un homme se marie et ses collègues lui posent des questions sur sa femme. C’est une question du goût, répond l’homme, elle n’est pas de mon goût."
Pendant six ans Peres se languissait, tandis que Dayan jouissait de l’admiration des hommes du monde, et en particulier de celle des femmes. Et puis la chance tourna une nouvelle fois. Les Égyptiens traversèrent le canal et remportèrent une incroyable première victoire, Dayan s’effondra comme une idole de terre. Un peu plus tard Golda Meir et Dayan furent obligés de démissionner.
Qui allait succéder à Golda Meir au poste de Premier ministre ? Peres était le candidat évident. Il n’était pas impliqué dans les erreurs qui avaient conduit à la guerre. C’était un expert en matière de défense. Il était jeune et prometteur. La pierre approchait le sommet de la colline, quand l’incroyable se produisit une nouvelle fois.
Sorti de nulle part Yitzhak Rabin, l’enfant du pays, le vainqueur de la guerre des Six jours apparut. Il rafla la couronne sous le nez de Peres. Mais il dut nommer Peres, qu’il n’aimait pas, ministre de la Défense. La pierre était de nouveau à mi-pente.
Les années suivantes furent un enfer pour Rabin. Le ministre de la Défense n’avait qu’une ambition en tête : humilier et affaiblir le Premier ministre. Cela devint son activité à plein temps.
L’animosité entre les deux hommes, qui datait de la guerre de 1948, se transforma en véritable haine. Rabin prenait plaisir à tous les échecs de Peres. Par exemple : en tant que ministre de la Défense, Peres était responsable des territoires occupés. Un jour il organisa des élections municipales, convaincu que de vieux notables inoffensifs seraient élus. Au lieu de cela, les Palestiniens choisirent de jeunes militants pro-OLP. Lorsque j’eus l’occasion de rendre visite à Rabin le jour suivant il était heureux.
Principalement pour contrarier Rabin, Peres fit une chose de portée historique : il créa les premières colonies israéliennes en pleine Cisjordanie occupée, initiant un processus qui menace aujourd’hui l’avenir d’Israël. Jusque là les colonies n’étaient créées qu’aux marges de la Cisjordanie. Pas étonnant que les colons chantèrent ses louanges aux funérailles.
Cela ne s’est pas produit par accident. Déjà au lendemain de l’occupation, lorsque j’appelai à la création immédiate d’un État palestinien, Peres était proche d’une nouvelle organisation du nom de “Tout Eretz Israël”, qui prônait l’annexion à Israël de tous les territoires occupés.
Rabin, furieux, lui donna un surnom qui lui colla à la peau depuis : “L’intrigant infatigable”.
En 1976 on décida de mener une opération très dangereuse sur l’aéroport d’Entebbe en Ouganda, pour libérer des otages kidnappés parmi lesquels beaucoup d’Israéliens. Après la réussite, une dispute s’engagea en Israël pour l’attribution des lauriers. Peres revendiquai la réussite puisque le projet audacieux avait été élaboré dans son ministère. Les admirateurs de Rabin soutinrent que c’était lui qui avait pris la décision et en avait assumé la responsabilité.
Cela met par ailleurs en lumière un fait important : c’est lorsqu’il était No 2 que Peres a toujours le mieux réussi. Il était le No 2 de Ben-Gourion dans l’affaire française. Il était le No 2 de Rabin pour Entebbe, et plus tard pour Oslo.
Un an plus tard Rabin dut organiser des élections anticipées, parce que des avions de combat fournis par les États-Unis étaient arrivés en Israël un vendredi, trop tard pour que les invités d’honneur puissent rentrer chez eux sans violer le Shabbat. Les factions religieuses s’étaient rebellées. Rabin,bien sûr menait la tête de la liste du parti.
C’est alors qu’une chose s’est produite. Il apparut qu’après avoir quitté son poste d’ambassadeur aux États-Unis Rabin avait gardé un compte bancaire en Amérique – chose interdite à l’époque. La femme de Rabin était accusée, Rabin en assuma la responsabilité et démissionna, Peres devint tête de liste et la pierre approcha enfin du sommet de la colline.
Le soir des élections Peres célébrait déjà la victoire lorsque lorsque l’incroyable s’est produit, Menachem Begin, que beaucoup considérait comme un fasciste, l’avait emporté. La pierre était redescendue.
À LA VEILLE de la guerre du Liban de 1982 (au cours de laquelle je rencontrai Yasser Arafat) les leaders de l’opposition Peres et Rabin allèrent voir Begin pour lui demander d’envahir le Liban.
La guerre prit fin avec le massacre de Sabra et Shatila ; Rabin sombra dans une profonde dépression et fut remplacé par un autre ancien terroriste, Yitzhak Shamir. Une sorte d’interrègne s’en suivit au cours duquel aucun des deux principaux partis n’était en mesure de gouverner seul. Un système de rotation à deux têtes en résulta. À l’un de ses passages comme Premier ministre, Peres obtint des lauriers indiscutés comme l’homme qui avait maîtrisé l’inflation à trois chiffres d’Israël et créé un nouveau shekel, qui est encore notre monnaie.
La pierre remontait de nouveau la pente lorsque quelque chose de très fâcheux se passa. Quatre garçons arabes s’emparèrent d’un bus plein de gens et lui firent prendre la route du sud. Le bus fut pris d’assaut. Le gouvernement affirma que les quatre garçons avaient été tués dans l’attaque, mais j’ai alors publié une photo montrant deux d’entre eux vivants après avoir été capturés. Il s’avéra qu’ils avaient été exécutés de sang froid par le service de Sécurité.
En plein milieu de l’affaire, Peres succéda à Shamir comme prévu. Peres accorda le pardon à tous les assassins, y compris au chef du Shin Bet.
RABIN REVINT au pouvoir, avec Peres comme ministre des Affaires étrangères. Un jour Peres demanda à me voir – événement inhabituel, dans la mesure où l’inimitié entre nous faisait déjà partie du folklore.
Peres me fit un cours sur la nécessité de faire la paix avec l’OLP. Comme cela avait été mon principal objectif dans la vie depuis de longues années, alors qu’il s’y était catégoriquement opposé, je pus difficilement m’empêcher de rire. Puis il me parla confidentiellement des négociations d’Oslo pour me demander d’utiliser mon influence pour convaincre Rabin.
Peres a certainement joué un rôle dans l’accord, mais c’était Rabin qui avait prit la décision capitale – et le paya de sa vie.
Dans mon imagination, je vois l’assassin attendant au pied des marches avec son pistolet chargé, laissant Peres s’éloigner de quelques pas pour attendre Rabin qui descendrait quelques minutes plus tard.
Le comité du Prix Nobel décida d’accorder le Prix de la Paix à Arafat et Rabin. Les admirateurs de Peres du monde entier firent des pieds et des mains jusqu’à ce que le comité ajoute Peres à la liste. La justice aurait voulu que l’on accorde aussi le prix à Mahmoud Abbas qui avait signé avec Peres. Mais les statuts ne permettent d’accorder le prix qu’à trois lauréats. Voilà pourquoi Abbas n’est pas devenu, lui aussi, lauréat du Nobel. Il ne protesta pas.
Après la mort de Rabin, Peres devint Premier ministre à titre temporaire. S’il avait appelé immédiatement à des élections il aurait remporté une écrasante victoire. Mais il ne voulait pas s’inscrire dans le sillage du disparu. Il voulait ne devoir la victoire qu’à ses propres mérites. Il différa les élections de quelques mois.
C’était la grande chance de sa vie. Enfin il était Premier ministre, libre de prendre des décisions. Ce fut une catastrophe.
Pour commencer il donna des ordres pour tuer l’“ingénieur”, un célèbre combattant (“terroriste”) palestinien. Avec pour conséquence des bus qui explosaient dans tout le pays. Puis il envahit le Liban, une opération qui se termina par l’horrible massacre (accidentel) de Kafr Qana.
À l’élection qui suivit, il fut battu par Nétanyahou.
(Suscitant ma plaisanterie : “Si on peut perdre une élection, Peres la perdra. Si une élection ne peut pas être perdue, Peres la perdra de toutes façons.”)
Je n’ai jamais eu de haine pour Peres. Je crois qu’il ne m’a pas haï non plus. L’inimitié entre nous était purement politique.
De temps en temps nous nous croisions. Un jour le célèbre chef d’orchestre Zubin Mehta et sa nouvelle épouse nous invitèrent, ma femme et moi, à dîner chez lui. À notre arrivée, je fus étonné de découvrir qu’en dehors de nous, seuls Shimon Peres et son épouse Sonia étaient là. Ce fut une soirée intéressante. Peres se révéla un interlocuteur amusant, plein d’humour moqueur. Il raconta longuement une rencontre des membres du gouvernement avec Henry Kissinger, décrivant le comportement de chacun des ministres. Un ministre passa la rencontre à se curer les ongles, un autre n’arrêtait pas de manger, et ainsi de suite.
Une des légendes qu’il faisait de gros efforts à répandre c’était qu’il était avide de lecture, qu’il lisait tous les livres importants dès leur parution. Le New York Times fit son éloge en tant que “philosophe politique”. La vérité c’est qu’il ne lisait pas de livres du tout. Un de ses proches collaborateurs, Boaz Appelboim, a révélé que son travail consistait à lire les livres et à en préparer un résumé concis pour Peres, en y ajoutant une citation ou deux, permettant à Peres de laisser tomber une remarque d’homme averti au cours des conversations. Cela produisait une profonde impression.
Une simple observation le confirme. Lorsqu’une personne lit des livres cela se répercute d’une façon ou d’une autre dans ses propos. Rien de tel ne peut se déceler dans les innombrables discours de Peres. Tous ses discours étaient politiques, plats et secs.
(En réalité, aucun politicien en activité n’a le temps de lire. Ben-Gourion, le mentor de Peres, prétendait lui aussi être un homme du livre, un commentateur de la Bible et un rénovateur de la langue hébraïque. Il nous disait qu’il avait appris l’espagnol à seule fin de lire Don Quichotte dans le texte. Mais Ben-Gourion était, lui aussi, un homme politique – un génie politique, mais rien de plus qu’un homme politique.)
L’un des vrais talents de Peres était son aptitude à forger des formules habiles. Il y en a des centaines, depuis “le nouveau Moyen Orient”, qui était dépourvu de toute substance, jusqu’au “capitalisme dégueulasse”, un propos qui ne l’empêchait pas de fraterniser avec les riches du monde.
DANS TOUTES ses campagnes électorales, Peres se faisait maudire et insulter. Des gens lui lançaient des tomates pourries. Un jour il s’est plaint d’un “flot de gestes orientaux (obscènes)” ce qui le rendit encore plus antipathique aux citoyens d’origine orientale.
À cette époque Peres fit une chose judicieuse : il eut recours à la chirurgie esthétique. Son apparence en a été améliorée de façon remarquable.
La honte finale arriva lorsque Peres présenta sa candidature à la présidence de l’État. Le Président, une fonction honorifique dépourvue de pouvoir réel, est élu par la Knesset. Pourtant Peres perdit, face à quelqu’un d’insignifiant, un membre banal du Likoud du nom de Moshe Katsav. Cela semblait l’ultime affront.
Mais alors, une fois de plus, l’incroyable se produisit. Moshe Katsav fut arrêté et reconnu coupable de viol. À l’élection suivante la Knesset élut Peres dans ce qui semblait un mouvement de remord collectif.
La pierre avait atteint le sommet de la colline. Avec son infatigable énergie habituelle, Sisyphe avait fini par l’emporter. Le politicien de toujours qui n’avait jamais remporté une élection était maintenant Président – et du jour au lendemain il devint incroyablement populaire, la coqueluche des masses. C’était vraiment un miracle. .
Il se servit de sa célébrité mondiale retrouvée pour servir de feuille de vigne au gouvernement de Nétanyahou et à sa politique d’occupation et d’oppression, tout en étant adoré à l’étranger comme l’Homme de la Paix.
Peres disposait de plusieurs années pour jouir de ce nouvel amour des gens, le but de toute sa vie. Et puis il a fait un AVC.
Ses obsèques sont devenues un évènement national et international de premier plan. Peres a été couronné comme l’un des grands hommes du monde, comme l’homme de paix suprême, comme un fondateur de l’État d’Israël, comme un grand penseur. Il aurait pu être un personnage de Shakespeare.
Sisyphe a été enterré. Mais la pierre reste au sommet de la colline.