Un jour, on lira des études sur le cas Azaria, et ce qu’il a révélé du débat public en Israël. Le 4 janvier, le sergent Elor Azaria a été reconnu coupable d’homicide volontaire sur un assaillant palestinien, à Hébron, en mars 2016. Le soldat l’a abattu, alors que ce dernier gisait à terre, inerte, grièvement blessé. La peine doit encore être prononcée. Cette exécution a eu un retentissement national immédiat parce que, contrairement à d’autres abus de l’armée israélienne en Cisjordanie, elle a été documentée en vidéo. Mais là n’est pas la seule raison de son impact.
Le cas Azaria dépasse le coupable. Il met au jour des courants souterrains essentiels pour comprendre l’évolution de la société israélienne. Il touche aux règles d’engagement de l’armée, à son éthique, à ses missions ; aux tensions entre l’état-major et la droite nationale religieuse, dont certains soldats se sentent proches ; enfin, à la nature même de l’Etat. Peut-on être une démocratie pleine, au-delà des rendez-vous électoraux, en niant les droits d’un autre peuple, en développant un système de domination au-dessus de lui ? Vue optimiste : la condamnation du sergent Azaria pour un crime indiscutable illustre le bon fonctionnement de l’Etat de droit. Vue pessimiste : cet Etat de droit est confronté à des assauts sans précédent de la part d’extrémistes influents. Et il souffre du cynisme de ses défenseurs supposés. A commencer par le premier d’entre eux, Benyamin Nétanyahou.
L’épisode d’Hébron "ne représente pas les valeurs" de l’armée, avait réagi le premier ministre au moment des faits. Mais il avait vite abandonné ce registre pour de tristes calculs politiciens. Son obsession : ne pas se couper de la base des colons, qui lui a offert la victoire aux législatives de mars 2015 et jouit d’une influence inédite dans l’histoire. Peu après l’exécution, M. Nétanyahou a appelé les parents du soldat pour leur signifier qu’il partageait leur "détresse". Puis, au fil des mois, il a défendu avec une mollesse inquiétante l’état-major de l’armée, agoni d’injures par les partisans du soldat Azaria, comme le fut Yitzhak Rabin, assassiné en 2005. Le premier ministre a même fini par remplacer son ministre de la défense, Moshe Yaalon, par Avigdor Lieberman. L’élargissement de sa majorité à la Knesset est passé par la promotion de son vieux rival, qui avait manifesté avec la droite radicale devant le tribunal militaire. Enfin, à l’annonce du jugement, il n’a fallu que quelques heures à M. Nétanyahou pour soutenir l’idée d’une grâce. La boucle était bouclée, et le coupable transformé en victime de circonstances absolvantes, voire en héros. Quel terrible effet miroir avec la glorification des "martyrs", hélas si répandue dans la société palestinienne.
Le débat déclenché par le cas Azaria a notamment porté sur les règles d’engagement en Cisjordanie. Les partisans du sergent ont prétendu que l’assaillant à terre posait encore un danger potentiel. L’accusation a balayé cet argument lors du procès. Puis ils ont déploré la lâcheté de l’état-major, qui ne soutiendrait pas ses soldats sur le terrain. L’argument a un impact dans la société. Selon un sondage du quotidien Maariv, publié après la condamnation, 51 % des personnes interrogées désapprouvent l’exécution, mais 39 % estiment que le soldat a agi correctement. Autre donnée : 58 % pensent que le chef d’état-major, le général Gadi Eizenkot, et les hauts gradés sont déconnectés de la réalité vécue par les soldats.
"Dans le doute, tirez"
L’opinion publique est acquise à ses enfants. Elle n’est guère regardante sur les méthodes employées dans la lutte contre les violences palestiniennes. " Dans le doute, tirez " : combien de citoyens signeraient sous un tel slogan ? La pratique généralisée de la détention administrative – sans inculpation ni procès – ne mobilise contre elle que des ONG à l’audience réduite. Les soupçons d’exécutions extrajudiciaires contre des Palestiniens, présentés à tort ou à raison comme des assaillants, n’ont pas suscité de débat depuis un an et demi. L’armée d’occupation est aussi une force de maintien de l’ordre au service des 380 000 colonsen Cisjordanie. Elle repose sur une inégalité de traitement entre civils juifs et arabes. L’occupation, dont le 50e anniversaire sera célébré en juin, a acquis une complexité sécuritaire, juridique et administrative incomparable, offrant un vernis de légalité à chaque action. De cela, une majorité d’Israéliens ne veut pas discuter. Ils ont intégré l’idée d’une culture de la violence, enracinée dans le camp adverse, qui empêcherait tout accord politique. Ils ont accepté le sacrifice qui consiste à tremper dans cette marmite toxique leurs enfants en uniforme.
Les défenseurs du soldat Azaria l’ont bien compris. La droite nationale religieuse pousse sur plusieurs fronts. Politiquement, elle veut l’annexion de la zone C (60 % de la Cisjordanie) et la fin de l’insaisissable solution à deux Etats. Sur le plan sécuritaire, elle souhaite que les soldats jouissent d’une protection en acier de la part de leur hiérarchie. En un mot, d’une impunité dans l’usage de la force. C’est déjà largement le cas. Les poursuites déclenchées par le parquet militaire après la dernière opération "Bordure protectrice", à l’été 2014, dans la bande de Gaza, ont été dérisoires. Mais le cas Azaria, pour l’état-major, est une affaire de principe, un rappel à la décence, pour permettre encore de se regarder dans la glace.