Ahmed Musalah devait se marier le 13 mars, dans la salle de réception Burhan d’Az-Zawiya. Environ 2 000 invités avaient été conviés, presque tous les habitants du village. Tous devaient faire la fête avec les mariés jusqu’au petit matin.
Ahmed est un bel homme de 30 ans, à la barbe bien taillée. Son épouse, Hoda, est aussi de Az-Zawiya. Tout était préparé pour le grand jour ; après tout, il y a peu d’occasions de se réjouir ici. Il avait juste fallu payer en avance – en espèces, selon l’habitude en Cisjordanie – pour la salle, un salon de coiffure pour la mariée et un costume pour le marié.
Mais dans la nuit du 4 mars, le rêve du couple s’est brusquement brisé. De nombreux soldats des Forces de Défense d’Israël [nom officiel de l’armée] ont fait irruption dans la maison de Musalah avant de faire main basse sur son argent, tout son argent, soit 13 000 shekels (environ 3 400 €). Cette somme était prévue pour payer son mariage. « Félicitations, félicitations ! » : certains soldats ont félicité le futur marié de façon moqueuse alors qu’il essayait d’expliquer au commandant de l’opération ce à quoi il destinait ses économies.
Quatre jours plus tard, avec beaucoup de déchirement, il a décidé d’annuler le mariage ou au moins, de le reporter à une date non définie – sans être sûr de rien. En tout état de cause, il n’a plus aucun moyen de le payer.
La même nuit, une unité des FDI a fait une descente dans une autre maison du village, où ils ont saisi des dizaines de milliers de shekels à deux frères, Rafat et Alian Mukadi, sous prétexte que c’était de « l’argent des terroristes ».
Alian est ingénieur et homme d’affaires ; il réservait son argent pour régler une machine industrielle qu’il venait d’acheter Tel Aviv et qu’il avait l’intention de vendre dans le village – reçus et documents d’autorisation faisant foi – mais cela n’a rien changé pour les soldats. Ils ont pris tout l’argent.
Même traitement pour Rafat, qui a montré aux soldats les documents attestant de la vente d’une terre du village, faite au nom de leur oncle qui habite en Jordanie. Les soldats ont égaleemnt l’argent de cette transaction – le tout pillé au nom de l’État.
La somme totale saisie à Az-Zawiya au cours de cette nuit fatidique s’élève à 51 262 shekels (près de 13 600 €), dans les maisons de Musalah et des Mukadi. Leur village, dans le district de Salfit, est assez petit, non loin de la Ligne Verte, près des villes de Biddya et Mas’ha. Ces trois localités sont connues pour leurs relations commerciales importantes avec Israël.
Mais aujourd’hui, à Az-Zawiya, la vague de tâches dérangeantes et honteuses effectuées par les soldats israéliens dans le cadre de leur mission de policiers de l’occupation s’est arrêtée là : agir en tant qu’huissiers et pilleurs pour le compte de leurs supérieurs du service de sécurité du Shin Bet, dont ils sont les sous-traitants.
Rafat Mukadi, 40 ans et père de deux enfants, nous attend dans le salon de sa maison. En 2016, il avait été libéré après avoir purgé une peine de 14 ans d’emprisonnement dans une prison israélienne, mais il n’avait pas encore trouvé d’emploi stable. Le 11 octobre 2002, au plus fort de la seconde intifada, il a revêtu une ceinture d’explosifs et s’est rendu à Tel Aviv pour effectuer un attentat-suicide. Il raconte qu’il était entré au hasard dans un restaurant bondé le long d’un boulevard dont il a oublié le nom, prêt à se faire sauter. Il a alors vu « des êtres humains normaux », selon ses propres mots.
L’une d’entre eux était une jeune mère avec sa fille assise en face d’elle, un bébé dans les bras. Cette image a été l’élément décisif. Au dernier moment, il a reculé, a couru dans la rue, il a été heurté par une voiture, puis arrêté, jugé et condamné. L’accusation demandait une peine à perpétuité mais devant les remords de l’accusé, il a été condmané à 14 ans d’emprisonnement.
Environ un mois après sa libération, il a épousé Aslam, originaire d’un village près de Naplouse. Mukadi, musclé et trapu, déclare qu’il s’est essayé à toutes sortes d’emploi mais qu’il a du mal à s’adapter à la vie ces dernières années. Sa famille et lui vivent grâce à une allocation versée par l’Autorité Palestinienne aux anciens prisonniers. Il a décidé de consacrer sa vie à sa famille et d’éviter toutes les activités politiques ou publiques. Environ six mois après sa libération, l’armée et des officiers du Shin Bet sont venus chez lui pour enquêter sur son compte. Ils n’étaient pas revenus depuis. Jusqu’à la nuit du 4 mars.
À 1h30 du matin, il était debout, tentant de rendormir son fils aîné, Mohammed, âgé de 3 ans, qui s’était réveillé. Le bébé Nur ad-Din dormait avec sa mère dans l’autre pièce. Tout d’un coup, Rafat a entendu des bruits à l’extérieur. Il habite au troisième étage de la maison familiale ; Alian, 29 ans, habite au premier étage avec sa femme et leur fils âgé de deux ans.
Les soldats sont entrés dans l’appartement d’Alian avant de lui ordonner d’appeler Rafat pour qu’il descende. Alian était assis dans la salle de séjour, entouré par les soldats, hommes et femmes, certains d’entre eux étant masqués.
Alian a fait des études d’ingénieur à Chypre et dès son retour chez lui, il a été placé en détention administrative – incarcération sans jugement – pendant un an, sans qu’on ne lui dise jamais pourquoi. Il y a environ un mois, Alian a été convoqué au point de contrôle d’Eyal pour une rencontre avec “Marjan”, l’agent du Shin Bet qui est responsable de la région ; leur rencontre a duré deux heures. « Pourquoi ne pas travailler avec nous ? », a proposé "Marjan".
Selon Alian, il a essayé de le recruter pour qu’il collabore mais il a refusé. Marjan l’a menacé : « Même dans une centaine d’années, tu ne pourras pas aller à l’étranger ». Ensuite, il y a eu l’opération du 4 mars.
Ils lui ont d’abord dit qu’ils venaient pour une histoire de voiture volée. Puis, ils ont décrété qu’il y avait « trop d’argent » chez Alian. L’officier qui commandait a annoncé que les soldats fouilleraient les lieux et a demandé à Alian s’il avait de l’argent chez lui. « Eh, vous me questionnez à propos d’armes ? Bien sûr qu’il y a de l’argent à la maison. Est-ce interdit ? Vous n’avez pas d’argent chez vous ? C’est normal. Tout le monde garde de l’argent à la maison », a répondu Alian. L’officier lui a alors demandé de le lui apporter ; 32 000 shekels (8 470 €) en liasses et 2 600 autres shekels (653 €) en argent liquide.
Pendant notre discussion, Alian explique qu’il achète diverses sortes de machines industrielles pour des client dans les territoires. Il montre le document correspondant à une récente transaction à Abdulkarim Sadi, un chercheur de terrain pour l’association israélienne B’Tselem, de défense des droits humains, qui nous accompagne. Alian déclare qu’il a montré les mêmes papiers à l’officier soit, un accord pour la vente d’une machine à commande numérique de découpe au plasma (utilisée pour des coupes de précision de différentes sortes de métaux), pour le compte d’un client du nom de Bashar Daraas. Alian, nous montre un clip vidéo présentant le fonctionnement d’une machine de fabrication italienne, qui coûte 114 000 shekels (28 640 €).
Le client avait déjà versé un acompte de 18 000 shekels et 32 000 autres shekels – la somme disposée en liasses – quand le contrat a été signé le 2 mars. Deux jours avant la descente nocturne à Az-Zawiya.
L’officier a consulté le contrat et s’est concerté au téléphone avec "Marjan", l’agent du Shin Bet, avant de procéder à la confiscation de l’argent d’Alian. Pourquoi le prenez-vous, a-t-il demandé. L’officier a seulement répondu que c’était illégal. Si ce n’est pas légal, a insisté Alian auprès de lui, pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ? Cette question est restée sans réponse, peut-être parce qu’il n’y avait aucune réponse. L’autre question restée sans réponse est celle de savoir comment Alian est supposé mener des affaires à partir de maintenant, alors que les transactions dans les territoires sont en général effectuées en espèces.
Entretemps, Rafat était descendu chez son frère, quand l’officier lui a donné l’ordre de retourner chez lui et de revenir avec tout son argent. « Nous savons que vous avez chez vous 8 170 dollars », a déclaré l’officier, en menaçant de procéder à une fouille. Rafat a rapporté le sac à main de sa femme avec toutes les espèces qu’ils avaient : 3 000 dinars jordaniens et 800 shekels (près de 200 €) en plus. L‘officier lui a laissé 200 shekels (51 €) pour des « raisons humanitaires » et a pris le reste.
Naim Kadad, l’oncle de Rifat réfugié en Jordanie, possédait une parcelle de terre à Az-Zawiya et avait demandé à son neveu de la vendre et de lui envoyer le produit de la vente. Rafa a procédé à la vente et a transféré l’argent en plusieurs tranches, par le biais de Western Union. Il nous montre l’accord pour la vente, à Ahmed Abd al-Al de Qalqilyah, daté du 16 septembre 2019. Il est aussi en possession de l’acte de procuration de Kadad. Il nous montre maintenant les reçus de la Western Union : paiement de 1 400 dinars le 29 décembre, 2 100 autres le lendemain, 2 000 de plus le 8 janvier 2020 et encore 2 000 le 19 février. Un montant final devait être transféré, nous dit Alian, l’argent confisqué.
Les soldats sont partis à 4 heures du matin.
Le marié dont le mariage a été annulé, Ahmed Musalah, se présente chez Alian pendant notre visite. Il travaille dans un magasin de meubles à Biddya et lui aussi, a purgé une peine dans une prison israélienne, de 2013 à 2017 – mais ne souhaite pas nous dire pourquoi, disant qu’il a oublié.
Il s’est réveillé la nuit à la vue des soldats dans sa salle de séjour, en train de questionner son père, Hamdan. Les soldats ont d’abord dit qu’ils cherchaient des armés mais aucune fouille n’a été effectuée non plus dans cette maison. Il voulait seulement l’argent. Alors que l’officier comptait les 13 000 shekels en espèces, Musalah a essayé d’expliquer que c’était pour son mariage. L’officier lui a laissé, comme dans le cas de Rifat, 200 shekels « à des fins humanitaires ». Une demi-heure après leur arrivée, les soldats sont partis avec l’argent.
Interrogé sur cette descente, le Bureau du Porte-Parole de l’armée a fait la declaration suivante :
La nuit du 3 au 4 mars 2020, une opération a été effectuée pour saisir les fonds des terroristes dans le village de Azawiya (sic). La saisie a été menée dans le cadre du droit qui s’applique dans cette région et a concerné une somme qui était équivalente au montant de l’argent que les Palestiniens avaient reçu de l’organisation terroriste du Hamas. Les FDI continueront leur campagne contre le transfert dans la région de fonds des terroristes afin d’empêcher et de dissuader le maintien de liens de quelque sorte que ce soit avec le Hamas.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers