Entre les feuilles de sang Beyrouth est sur la mer, clair de blessures, corps confondu du naufrage et de son ombre de silence.
Beyrouth... Tombe de Ghassan Kanafani, assassiné en 1972 par les services secrets israéliens.
Beyrouth... Tombe aussi de Michel Seurat, son traducteur, son ami, mort en 1985 dans la nuit du négoce des otages.
... Et se penche en eux la femme terre. La géante OUM-SAAD, présence organique dans les plis d’écriture de l’œuvre de Kanafani. Quand elle pleure, la femme-terre, elle pose ses yeux hors larmes. L’eau monte de sa peau, de sa chevelure, de sa voix, de ses vêtements déchirés et... Quand elle touche du bois mort elle fait un arbre.
Si selon Gramsci « la valeur historique d’une philosophie peut être "calculée" par l’efficacité pratique qu’elle a conquise », pourquoi ne pas dire que la pensée de G. Kanafani se mesure au ressentir total qu’il avait de la parole et du projet de son peuple, qu’il les disposa entre la lumière et l’ombre de son écrire, comme de grands visages des choses de l’histoire. Visages déployés en peuple. Terre et peuple qui deviennent par l’affrontement les colonisés de F. Fanon : "L’arme au poing, ils affrontent les seules forces qui leur contestaient leur être".
Et c’est une clarté en vol qui, entre les souffrances, les désespoirs, dispose ces visages selon la pierre des mots qui attend de devenir langue de la Palestine-peuple dans les récits de G. Kanafani.
La marche narrative de la présence.
La narration monte ses passages, construit ses plans afin que la rumeur des espaces, celle des gestes, celle encore des personnages qui se meuvent entre tout, installe ses présences en seuil ordinaire du réel.
"... Un vent glacial sifflait par-dessus le désert comme le halètement d’un être venu de l’au-delà. Il ne savait plus s’il avait peur de ce corps étendu à l’infini et dont les battements de cœur emplissaient le ciel..." [1]
Hamed commence dans le désert son avancée qui se déploie en une critique absolue de la souveraineté qui pèse sur sa terre. Derrière lui, Gaza, qui s’efface lentement, dernier point noir en bord énigmatique de l’immense corps de sable sous des éclats d’étoiles. Hamed prend là le pouvoir d’énoncer ses droits en en devenant le porteur agissant, c’est-à-dire celui qui pourra vraiment voir l’autre.
Hamed doit accomplir la traversée du désert, cette physique spirituelle qui peut seule le délivrer de son errance entre son pelotonnement qui le protège de la domination et l’onirique version libératrice où sa mère joue le rôle d’un génie de conte. La marche dans le désert le défait peu à peu de ce que Genet nommait l’autisme de l’opprimé. Le temps arrêté de l’occupation se remet à battre comme le cœur distribue le sang, comme l’horloge laissée là-bas dans la maison et dont les battements disaient ce désert qu’il fallait prendre pour rejoindre le pouvoir de la véritable énonciation, celle qui se fait de l’autre quand elle se fait de moi.
Alors il peut enfin le rencontrer absolument le soldat israélien qui garde le désert...
...« En voyant la lune rabotée derrière lui et le ciel blanc en toile de fond. J’imaginais les tréteaux d’un théâtre forain : aux trois coups, des voitures, des chiens, des hommes se précipitaient sur la scène tout hérissés des noirs et effilés de leurs mitraillettes. Mais ils n’iraient plus loin, resteraient à l’arrière du plateau, plaqués sur fond de vide. Ils découvriraient alors que l’histoire se passait ici et qu’ils n’en avaient été que les spectateurs... » [2]
Et la narration chemine dans ses plans d’imminence, comme le désert à la fois matière et mystère se déprend de son corps d’infini pour devenir temps d’histoire.
S’établit là la mise en agir des pluriels, selon des interférences de fragments. La narration de Kanafani disloque la pensée par sommes, par agglomérations d’énoncés qui sont autant d’écrans à une approche de l’être, du temps, de la violence. Il distribue le récit de l’histoire par secousses, une élaboration sismique qui défait les nœuds de discours tentant de recouvrir sa pensée de Palestinien. La Clarté dispensée comme matière lie entre eux les profils des personnages et des paysages en des regards visitant des formes messagères où l’ultime se déplace hors dictées d’horizons. Comme la marche d’une femme entre les oliviers abolit l’angoisse du soleil à monter entre les ruelles d’un camp. Entre vide et silence, une Palestinienne...
...« Immense, surgie du centre de la terre sur les degrés d’une échelle sans fin... » [3]
Séquences, larges plans de mémoire où la mémoire surgit comme une respiration et s’ouvre à celui qu’elle remonte comme la mesure et la démesure d’une propagation.
Le même mot n’est pas le même mot, on ne peut prélever un mot et le poser plus loin sur son même dans une narration ; en se déplaçant dans le cours de ce qu’il narre, un mot perd de ses éclats et en saisit d’autres, il provoque des ensembles et en défait. C’est par cette énergie de rupture et d’arrachement dans la langue que G. Kanafani s’inscrit dans un champ critique où sa langue de Palestinien libère et donne à entendre l’être parlant de la Palestine, comme intuition pure. Il faut plonger dans cette avancée à l’infini, plonger entre les plans éclats pour entrevoir les possibles indénombrables de l’idée de Palestine.
La femme terre lui a appris... "de quelle manière le déraciné forge ses propres mots et les fait pénétrer dans sa vie comme le soc de la charrue pénètre la terre..." [4].
Il narre selon des gestes, des touchers, des heurts, les choses et les hommes qui restituent à l’histoire palestinienne, aux voix qui l’irriguent une présence qui peut servir de fond à toute interrogation sur la perte, sur l’effacement du monde comme expérience de son intériorité. Marcher dans sa marche entre angles et fulgurances, entre images dispersées de lumière, c’est renouer avec l’exiger qui lie nos pas à la terre comme mesure de légende. C’est dévisager la taille de nos absences, c’est accepter ces champs d’oscillations qui font surgir en la place de l’information la physique de l’événement et l’énigme qui s’attache à son destin. L’histoire...
... « Terre fertile semée d’illusions et d’inconnu. Sur ta poitrine blonde et nue, toutes les larmes, tous les aciers du monde se sont brisés. Ta poitrine avide qui va jusqu’à mon infini et jusqu’au leur, qui baigne grandiose dans les ténèbres océanes... » [5]
C’est ainsi peut-être que revient ce qu’il y a de palestinien en chaque homme. Une terre qui monte dans les lignes et fait s’oublier le lecteur d’ici pour cette profondeur, qui s’exige en une narration de sa propre terre redessinée dans ses réseaux millénaires.
Notre retour à l’événement, dette d’impénétrable sur du sang plus haut que lui et présence embauchant le feu d’une saison extrême. Notre retour aux objets quand ils distribuent les éléments de l’image intérieure qui fonde l’authenticité de la narration. Un morceau de sarment, dans une main brune comme la boue, un châle et la minceur d’une épaule, ... « Cette volonté de voir à travers toutes choses qui donne tant de valeurs aux images matérielles de la substance... » [6] G. Kanafani narre la spiritualité de la substance et confère alors à l’événement sa dimension de présence en des fragments enchâssés dans le cours de la parole.
Le récit des faits se fond en d’insondables devenirs qui s’immensent des desseins de la providence, où le sarment de vigne mort planté dans la terre engendre le raisin. C’est l’idée palestinienne où la terre est complice, jusqu’au miracle, de l’homme en lutte pour sa liberté comme restitution de ce qui le fait être. Des traits d’au-delà du local, pour venir comme lumière propre à la vie humaine. Le bois mort est posé dans cette présence qui fait le mystère des similitudes.
... « Oum-Saad était penchée à l’endroit même où elle avait planté ce morceau de bois mort... Elle regardait la pousse verte qui semblait avoir quelque chose à nous dire... » [7]
Dire à ces visages "féeriquement ravis", tels ces visages de légende qui se prennent d’hommes, quand exigence, beauté et liberté se font porte-parole des créatures de la narration.
Quand... « Sous le visage du narrateur le juste se trouve confronté à lui-même. » [8]
G. Kanafani réalise des figures d’une verticalité qui lie la racine au ciel. Il élabore l’idée de juste avec la présence des voix de la nature, au sens où la lumière, l’eau, le désert se logent physiquement dans le verbe de ses fragments d’histoire narrée et qui élaborent l’histoire possible de la Palestine.
Agir permanent entre l’œil, la main, l’âme au sens où l’entend P. Valéry. Une mise en oeuvre de la voix juste, c’est-à-dire qui opère comme créateur sous les personnages de la narration. Le juste se déploie jusqu’à sa confrontation à lui-même et est sans cesse renvoyé à l’infini de ce qu’évoque la voix qui narre. Et monte la voix de la langue en voix d’un monde que les narrants n’écoutent pas, mais dont ils sont locuteurs pour un devenir humain d’un temps de germination des bois morts.
Urgence du fond où tout perd son masque sous la lumière qui le visage dans l’infinie biographie d’être debout.
Lumière et ténèbres
Une esquisse lointaine lie l’ombre, la révolte et la beauté à une entente d’infini, c’est une épreuve de la stature de l’impossédable, c’est peut-être aussi l’irascible séjour de la liberté en nous qui fait de la douleur une terre d’intuition.
...« Alentour, l’espace infini comme un gouffre, le ciel comme une tente noire toute trouée... Ce vivant sous lui, en lui, qui baignait majestueux dans un océan d’obscurité constellée... » [9]
Cette coulée d’ombre qui fait matière au temps et qui nous place dans l’écart entre la ruine comme oeuvre et l’objet qui se ruine.
Entre la montre qu’Hamed a jetée dans le sable et ses battements contre la nuit. Cette physique de la révélation qui fait lever l’ombre de la mère comme la radiance pure d’une lame appuyée à une entrée du temps où fut choisi le départ comme une naissance. Le flux d’ombre est devenu fleuve des transformations, les contours du pays sont devenus époques du fleuve pour devenir matière du renouvellement des résidences de la terre selon les courants d’ombre où voyage le sang du martyr. Les jeux de clair et de nuit élaborent des visages aux choses figures sculptées du sens arraché au temps.
C’est cela entrer dans le désert la nuit pour rejoindre l’autre rive, traverser ce tiers obscur enfermé dans les choses. « L’ombre c’est à planter l’homme qu’elle sert. C’est pourquoi les nuits sont plus saintes que les jours. » Pour Michel-Ange. Sainte la mort des « Hommes dans le soleil » de G. Kanafani. Ils traversent le désert, pour fuir l’occupation dans un camion citerne. Ils étouffent dans la torride obscurité du métal, ils s’éloignent dans les ténèbres intérieurs de la matière. Intensité noire et paroxysmique de la lumière, c’est plus qu’une image, c’est joindre l’éclair et l’ombre de l’urgence en l’irreprésentable présence. Quand un Palestinien s’arrache aux entraves posées dans son sol, il ne quitte pas son sol, il pénètre la nuit dans le pressentir de la promesse de ce temps de clarté. Tragique et sainte sa nuit pour toujours et G. Kanafani la dispose comme une toile évoquant certains fragments de la mise au tombeau.
...« A l’intérieur la nuit noire. Seulement un disque de lumière au fond qui révèle une poitrine, à l’épaisse toison cendrée, aux reflets d’étain... » [10]
Nuit et lumière s’évoquent dans leur unité de temps immobile. Quel est ce passage obligé par la pénétration de la nuit ? Ce voyage comme allant vers son origine et son devenir donnés ensemble, dans cette obscurité qui garde la lumière.
« Mais que me tende pleine de l’obscure lumière quelqu’un l’odorante coupe »
L’appel d’Holderlin comme c’est intérieur d’ombre qui va des choses à leur commencement, une question qui dépose l’image loin de sa fin. Et comme résonne cette nuit de lumière d’Al Hallaj
...« Une nuit se leva le soleil de celui que j’aime il resplendit et ne connut pas de couchant car le soleil du jour se lève la nuit... » [11]
Au cœur du frôlement des choses, G. Kanafani dessine un chemin pour le fragile pays des présences. Un regard jeté par la fièvre dans la lumière pour nommer cette ferveur obscure qui mène sans épargne ce qu’elle a de nuit et de feu.
...« Il est tombé à genoux, comme terrassé par une main invisible. Le bouquet de lumière verte n’était plus qu’un petit point dans le ciel, emportant avec lui cette clarté fulgurante qui avait lavé les ténèbres... » [12]
Cette écriture réfléchissant de la lumière et réfléchie en elle, où le dit fait un avec ce qui est dit. La passion palestinienne témoigne de ce qui peut se faire à travers elle.
Une passion de G. Kanafani dont la vie témoigne jusqu’au martyre. Un témoin qui dispose ses passages sur les bords brisés de la lumière et qui dessine entre les ombres inachevées de hautes verticales. On ne peut s’empêcher de le rapprocher de la shahada. Ce terme en arabe dont la racine appartient à l’acte de regarder et au martyre. Une traversée écrite dans les pliures et les interstices de la langue de G. Kanafani comme dans sa vie d’homme : regarder au cœur de la matière profonde de l’histoire palestinienne jusqu’à en mourir.
Sur son lien total à son peuple, G. Kanafani écrira ...« Oum-Saad. Une femme. Une vraie femme. Non pas un fantasme d’écrivain. Elle existe... Elle est tout entière liée à la classe laborieuse, cette classe opprimée qui depuis vingt ans croupit dans la misère des camps sans jamais perdre courage... Cette classe avec laquelle j’ai vécu... »
Ce peuple qui comme l’olivier va chercher l’eau très loin sous la terre.
[1] G. Kanafani : L’horloge et le désert. Traduction M. Seurat, Ed. Sinbad.
[2] L’horloge et le désert.
[3] G. Kanafani : Oum. Saad, la matrice, trad. M. Seurat.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] G. Bachelard. La terre et les rêveries du repos.
[7] G. Kanafani, Oum, Saad, la matrice, trad. M. Seurat.
[8] Benjamin, Essais.
[9] L’horloge et le désert.
[10] G. Kanafani. Des hommes dans le soleil. Trad. M. Seurat.
[11] A. Hallaz. Poèmes mystiques. Trad. Sami Ali.
[12] L’horloge et le désert.