A la mi-journée, à Bani Naim près d’Hébron, on entend déjà les bruits familiers mais même cette routine quotidienne n’émousse quasiment pas les peurs, contenues, des habitants de la ville. Entre 12 et 14 heures, au moment où les élèves sortent des écoles, les habitants sont attentifs aux bruits des coups de feu, proches ou lointains, provenant du centre de la ville ou des hauteurs qui la bordent. Ils tentent de localiser les affrontements d’après l’intensité du bruit métallique de l’onde de choc qui résonne après chaque coup de feu isolé.
Par une espèce de routine blasée, ils bondissent de là où ils sont et courent à la fenêtre pour tenter de deviner d’où provient le bruit des coups de feu. Près de quelle école les jeeps militaires se sont arrêtées aujourd’hui et à quelle dose de catastrophes il faut s’attendre d’ici la fin de la journée - la question, attendue, circule. C’était un tir à balles réelles, pas des balles en caoutchouc, dit quelqu’un, en connaisseur. Là ce sont des gaz lacrymogènes, ajoute-t-il avec assurance au bruit de l’explosion suivante qui fait trembler les vitres. Les soldats sont de nouveau opposés aux élèves qui lancent des pierres. Les regards suivent chaque véhicule militaire qui pénètre dans la ville, chaque soldat qui apparaît sur le toit d’une maison ou d’une autre. Personne n’est pris de panique. L’apathie et l’impuissance règnent, mais l’oppression est de plus en plus étouffante. Aisha Hadour, qui représente le Hamas au Conseil, s’impatiente. Elle demande à rentrer chez elle pour vérifier si ses enfants sont déjà rentrés de l’école.
Ce jour-là, les incidents quotidiens ont pris un peu plus d’ampleur que d’habitude. Le passage des jeeps dans les rues de Bani Naim était plus intense que jamais. Aux routinières échauffourées opposant les enfants aux soldats s’ajoutaient les efforts déployés par l’armée pour attraper un homme « recherché », Mahmoud Abou-Zwayad Triaira, connu dans la ville comme membre de la sécurité préventive du Fatah. Des soldats encerclaient sa maison, située sur une des collines, et plusieurs carrefours, apparemment « stratégiques », étaient bloqués par des jeeps chargées de soldats, arme à la main.
En une demi heure, des milliers d’habitants se sont rassemblés, jeunes et vieux, enfants et femmes, sur les hauteurs, sur les terrasses et les toits des maisons, pour observer ce qui se passait, avec une curiosité pleine d’une silencieuse révolte. Une poignée de fusils a suffi à éloigner de la maison de Triaira les flots de gens. Le maire adjoint de la ville, Raja Zadat, a tenté de persuader les soldats de l’autoriser à entrer dans la maison pour convaincre ses habitants d’en sortir, afin d’empêcher une dégradation imprévue de la situation. Les soldats ont refusé. Plus leur nervosité augmentait face à une foule grossissante, plus ils braillaient et devenaient brutaux.
Entre-temps, à flanc de la colline, sur la route de l’oued, au pied d’une zone où se trouvent deux écoles, l’une fondamentale, l’autre moyenne, deux jeeps militaires avaient pris position et tiraient sans trêve en direction de ceux qui lançaient des pierres. Enfants et adolescents chargés de grosses pierres avaient l’air de sauter comme d’agiles sauterelles, jetant un coup d’œil depuis les ruelles, se démenant sur les toits de l’école ou dévalant la pente de la colline, pour envoyer leur marchandise et prendre la fuite. Tout à coup, les centaines de personnes qui étaient rassemblées autour de la maison de Triaira ont afflué sur les terrasses cultivées du versant de la colline, transformant celle-ci en une sorte d’immense stade, d’où ils observaient les événements avec une apathie terrible, hors d’atteinte des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc qui ne dissuadent pas leurs enfants.
Un pneu enflammé a roulé lentement sur la route, en bas. Les tirs devenaient plus fréquents, plus dangereux. Une grenade lacrymogène échappée de la main d’un soldat et tombée à deux pas de lui a provoqué des sifflements, des trépignements, des cris de joie sur tous les gradins du stade improvisé. Il semblait un instant que la vie était devenue une représentation et qu’au cœur du désespoir, de l’absurdité, de l’inconcevable misère que l’occupation fait fleurir dans son expérience quotidienne, c’était l’unique moyen de passer à travers une réalité surréaliste.
Les soldats qui avaient fait irruption dans la maison de Triaira avec des chiens pisteurs n’ont rien trouvé, mais leur guerre contre les enfants se poursuivait sans faiblir. On voyait en bas les jeunes qui s’étaient pressés sur les toits de bâtiments bas, plus menaçants avec les blocs de pierre brandis au-dessus de leur tête, attendant que nos véhicules passent paisiblement. Dans leurs yeux rougis ne paraissait nulle haine, ni la peur, seulement l’excitation de la colère, sans qu’on pût dire si elle était hystérique ou maîtrisée.
Dans le haut de la route également, des jeunes nous faisaient des signes avec les mains, gestes impatients, tremblants d’émotion, pour se frayer rapidement un chemin parmi les manifestants et avoir encore l’occasion de lancer quelques pierres sur la jeep qui filait devant eux et de courir derrière elle. L’air était empli d’une épaisse fumée provenant des pneus enflammés. Au-delà de la « ligne de feu », dans le centre commercial, des habitants inquiets s’étaient attroupés et nous pressaient de questions : que se passe-t-il avec les enfants ? que se passe-t-il dans cette maison dont les soldats ont pris le contrôle ?
La moisson du jour était relativement maigre. Trois jeunes ont été légèrement atteints par les gaz lacrymogènes et ont reçu les premiers soins dans une ambulance du lieu. Un jeune homme, instituteur de profession, ayant été arrêté, a tenté de persuader les soldats qu’il n’avait pas pris part à l’agitation. Jour de semaine à Bani Naim. Le lendemain, on n’en trouvait pas mention dans les médias israéliens. Des scènes semblables se répètent jour après jour à Doura, Idna, presque dans chaque village de la région d’Hébron et de Gush Etzion. En jargon militaire, on appelle cela « activité populaire destructrice et hostile » et on commence à s’interroger sur le retour de « l’Intifada des pierres » des années 90.
Procédure routinière : la « veuve de paille »
L’armée israélienne reconnaît que « l’activité opérationnelle » dans les villes et villages, qui incite par nature à l’insurrection populaire, s’est accrue significativement ces deux derniers mois, depuis la victoire du Hamas aux élections, à cause d’une sévère augmentation des alertes aux attentats. Voilà l’occupation prise une fois encore - mais c’est dans sa nature - par le vertige bien connu de la poule et de l’œuf. La diabolisation du Hamas, la situation sans issue face à l’indifférence de l’Occident à la détresse palestinienne, le sentiment d’une absence d’espoir ne laissant qu’un vote de protestation contre le Fatah, et le coup porté à l’Intifada Al-Aqsa précisément du fait de l’accession du Hamas au pouvoir, tout cela nourrit les rébellions incontrôlées, allant en tous sens, et laisse la place aux enfants et aux pierres, aux attaques au couteau non planifiées et aux cocktails Molotov. L’armée israélienne, de son côté, accroît sa rapacité et son arbitraire, qui à leur tour attisent encore la colère, la haine et la violence. Il apparaît que ces derniers temps, elle ne s’est pas même abstenue d’envoyer ses soldats dans les chambres à coucher de gens ordinaires.
« La procédure existait déjà et est bien connue. Elle est appelée "veuve de paille" et elle permet à un groupe de soldats de pénétrer dans des maisons et d’en prendre possession pour un temps limité, généralement deux ou trois heures, dans le cadre d’une activité opérationnelle vitale en territoire urbain. Cette prise de possession a pour visée de permettre des observations et la mise en alerte, sur base d’informations des services de renseignement et en vue d’empêcher des attentats », déclare-t-on de source militaire israélienne. A lire les dizaines de témoignages transmis à « B’Tselem » par des habitants de Bani Naim et de Doura qui ont récemment été victimes de cette « procédure », il semblerait que, sur le terrain, les soldats ne soient pas toujours très stricts dans l’application des règles d’une procédure qui est déjà par elle-même intolérable.
Chaque histoire stupéfie et scandalise plus que la précédente. Il est inconcevable que pour les besoins de la protection de soldats et pour dissimuler leur présence, l’armée israélienne les charge d’envahir des maisons, de confisquer les téléphones portables et de couper les téléphones, d’enfermer de force les habitants dans une des pièces, de leur nier le droit de sortir de la maison pour aller chez le médecin ou au marché, de ne leur permettre de se rendre aux toilettes qu’accompagnés d’un soldat armé, de les contraindre à se contenter de ce qu’il y a à manger dans la maison, de ne pas les autoriser à se préparer du thé ou du café, d’effrayer les enfants avec leurs fusils, de porter atteinte à l’honneur de femmes musulmanes traditionalistes par la seule présence d’hommes étrangers dans la maison - parfois pendant 24 à 72 heures. Si un voisin ou un proche de la famille frappe à la porte, lui aussi est bien souvent enlevé et enfermé avec les autres pour qu’il ne divulgue pas la présence des soldats.
Dans un cas, un dentiste, Jaffer Ayesh, a témoigné que devant l’opposition qu’il exprimait contre le fait de se faire enfermer par les soldats (« ‘Sur mon cadavre’, leur ai-je dit »), ceux-ci l’ont attaché à une chaise avec des menottes, au point que sa main droite a été blessée, et ils lui ont bandé les yeux avec une bande de tissu trempée dans du kérosène (pétrole lampant), ce qui a entraîné une brûlure de la rétine à un œil (du côté de l’armée israélienne, on confirme qu’en cas de résistance, on utilisait des entraves en plastique et une bande de tissu, mais on explique qu’on ne la trempe dans aucun produit).
A nous, tout est permis
Une heure environ après le départ de huit soldats de la spacieuse maison de pierres de Id Mahana Manasra, 58 ans, père de six fils et trois filles, sa gorge était encore toujours desséchée par l’émotion. Son excès d’allégresse trahissait sa détresse. Ses filles observaient depuis la terrasse, voilées du foulard traditionnel, affichant un charmant sourire. Son petit-fils âgé de cinq ans, rouge, agité, épuisé, s’accrochait à son père.
A portée de main de la cour de sa maison, dans la pente de la colline, s’étend le terrain de la sépulture de Calev Ben Yefune, une terre d’Etat qui fut vendue en son temps à Menahem Livni, l’un des chefs d’une organisation terroriste juive active dans les années 80, et qui a été louée ces dernières années à d’autres colons de Kiryat Arba. Cela fait des années que ce terrain de sépulture est le foyer permanent d’agitation et de provocations. Un pittoresque sentier qu’on croirait sorti d’un tableau pastoral conduit de l’enclave juive à l’atelier de taille de pierre dont quatre ouvriers avaient été tués par des soldats en juin 2002 après avoir été suspectés de tentative d’incursion dans la vigne juive.
Cette minuscule colonie retient à longueur d’années un nombre non négligeable de soldats et elle est l’un des motifs de la fermeture de la route directe reliant Bani Naim à Hébron. Ce qui oblige les habitants à emprunter des chemins tortueux et fait passer la durée du trajet de dix minutes à une heure et demie. Un autre motif tient à la volonté de faciliter la protection, par l’armée, de la route de contournement menant à Kiryat Arba et d’autres colonies. Piégé entre Pnei Hever et Kiryat Arba, Bani Naim - un bastion du Fatah qui a donné la moitié de ses voix au Hamas lors des dernières élections - se distingue par sa forte conscience politique. Le terrain juif en bordure de la ville continue de nourrir les passions. L’activité militaire renforcée de ce dernier mois à Bani Naim est, elle aussi, aux dires de l’armée israélienne, liée aux coups de feu tirés, il y a peu, depuis la ville en direction de ce terrain.
C’est la troisième fois que des soldats envahissent la maison de la famille Manasra. Cette fois, ils sont restés 24 heures et ont laissé derrière eux des chaises brisées, les toilettes souillées, un miroir brisé et des trous dans les murs qui ont servi à suspendre des couvertures noires devant les fenêtres dans le but, apparemment, d’obscurcir l’intérieur de la maison. Des dégâts mineurs en regard de l’humiliation associée à l’incursion elle-même, grossière et brutale.
Cela s’est produit à la mi-journée, à midi exactement, a raconté Id. Il était occupé à planter de la vigne lorsque les aboiements du chien ont éveillé ses soupçons. Il a tout de suite couru jusqu’à la clôture qui entoure sa terre et a vu des soldats en armes coupant la clôture et entrant sans attendre. « J’ai commencé à crier », a-t-il dit avec flamme dans un hébreu courant qu’il a acquis en 26 années de travail dans un important magasin de vente de légumes en gros, à Jérusalem. « Qu’est-ce qui vous prend, j’ai dit, vous venez jour après jour. Ce n’est pas un hôtel, chez moi. L’officier m’a dit : ‘Tais-toi, ferme-là’. A chaque mot que je disais, il me disait : ‘OK, tais-toi, ne m’énerve pas, ne pose pas de question, c’est notre travail, nous sommes l’armée, nous pouvons faire ce que nous voulons’ ».
A ce moment-là, dans la maison, il y avait son épouse, ses six filles et deux brus, qui étaient au beau milieu de la préparation d’un repas de fête pour le soir. Ala, le jeune fils, élève dans l’enseignement secondaire, avait eu le temps de rentrer à la maison avant la venue des soldats. « Nous sommes entrés », a poursuivi Id Manasra d’une voix un peu discordante, à la fois amusée et emportée. « Il m’a dit : ‘Ferme la porte et donne-moi la clé’. J’ai dit : ‘Pourquoi je vous donnerais une clé ?’ Il m’a dit : ‘Tais-toi, ne m’énerve pas’. Il m’a dit : ‘Quelle pièce tu veux ?’ J’ai dit : ‘Comment ça, quelle pièce ? Il y a une semaine, vous avez dormi dans cette pièce. Elle n’était pas bien pour vous ?’ Il m’a dit : ‘Du calme. C’est moi qui pose les questions, toi tu réponds. Tu parles hébreu, hein. Combien êtes-vous dans la maison ?’ ‘Dix’, j’ai dit. »
Après de longues négociations, l’officier a consenti à réserver une chambre aux femmes et la cuisine aux hommes - les fils et les gendres de Id qui devaient arriver le soir pour un repas de famille. Finalement, seul est arrivé son fils Mohamed qui avait appris par les voisins l’arrivée des soldats et avait décidé de délivrer son épouse et son enfant. Riche de l’expérience acquise lors des précédentes occasions, il a dissimulé le téléphone portable près de ses organes génitaux. Id a marmonné : « Les gendres ne sont pas venus. Une chance. C’est d’Allah. Toute la viande est restée dans le réfrigérateur. Personne n’avait envie de manger. Les petits enfants pleuraient tout le temps, terrorisés, tremblants. Croyez-moi, depuis hier je n’ai rien mangé. Il n’y a que les cigarettes. »
D’après ce que dit Id, les soldats ne l’ont pas autorisé à apporter du lait aux bébés ni à acheter les médicaments dont il a besoin depuis une opération qu’il a subie au cœur il n’y a pas longtemps. Ils ont obligé les femmes à dormir en laissant la porte ouverte avec un soldat posté à l’entrée. Elles ont brisé le miroir en essayant de le couvrir d’une couverture pour qu’il ne renvoie pas leur reflet. Id affirme que les soldats ont dormi sur ses matelas et avec ses couvertures, contrairement à d’autres témoignages insistant sur le fait que les soldats utilisent généralement leurs sacs de couchage.
Le lendemain matin, ils n’ont pas autorisé son fils Ala à se rendre à l’école. Et lorsque le jeune garçon a insisté, ils lui ont lancé une chaise. « Les soldats ronflaient. Une partie dormait, une partie veillait, mais nous, nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit », a encore dit Id. Même les enfants, il était difficile de les faire dormir. « Une chance que nous avions la télévision dans la cuisine. Nous avons regardé un bout de film américain. Nous avons un peu ouvert le Coran. L’essentiel, grâce à dieu, s’est passé en paix. J’ai entendu parler d’un cas où il y avait eu des coups », a-t-il dit en riant doucement. « La prochaine fois, s’ils reviennent, je n’ouvrirai pas la porte, même s’ils me mettent une raclée, je n’ouvrirai pas. Ça suffit. »
Les enfants ont été « enlevés » un à un
La maison de Fatma Khalil Abdallah, d’une pauvreté effrayante, est elle aussi bâtie en un lieu élevé. « Je ne veux pas parler. Je ne veux pas d’ennuis. Dieu ne nous aidera pas face à l’armée », et elle se hâtait de rassembler ses enfants pour disparaître chez elle ensuite. Ce n’est que lorsque ses voisins l’y ont pressée qu’elle a consenti à évoquer l’incursion des soldats dans sa maison, il y a une quinzaine de jours. « Les soldats sont venus par la porte de derrière, à huit heures du soir. Douze soldats ont poussé la porte et sont entrés. », a-t-elle alors raconté sur un ton bruyant, débordant d’injures et de colère. Un foulard noir fixé d’une simple épingle blanche couvre son long visage et en souligne la blancheur.
« Oh, un scandale ! », poursuivit-elle, « J’ai commencé à frapper dans les mains. J’étais consternée, terrifiée, je ne parvenais pas à mettre mes idées en place, j’ai crié ‘qui est-ce ? qu’est-ce que c’est ?’ Les enfants s’accrochaient à ma jupe et ont commencé à pleurer. Je ne savais pas quoi faire. » Elle était seule chez elle avec ses trois enfants. Son mari était parti à Jénine rendre visite à son fils né de sa première épouse. Sa troisième épouse, la plus jeune, était allée chez ses parents. Dehors il pleuvait à seau. « Ils ont commencé à décharger leurs affaires », a raconté Fatma, « J’ai demandé : ‘Qu’est-ce que vous faites ?’ Alors ils ont dit : ‘Nous restons dormir ici’. J’ai pris peur. Les mots me sortaient difficilement de la bouche. Je leur ai dit : ‘Si vous restez, laissez-moi au moins aller chez ma sœur : je suis une femme seule.’ Ils m’ont dit non. »
La suite est connue. Fatma et ses enfants ont été enfermés dans la chambre à coucher avec un des soldats assis à l’entrée, qui les surveillait. Elle est parvenue à endormir ses enfants terrifiés mais elle-même est restée éveillée jusqu’au matin, à écouter, anxieuse, le ronflement des soldats dans la pièce voisine. Quand le jour s’est levé et que la voix du muezzin s’est fait entendre, les soldats l’ont autorisée, après bien des supplications, à se laver et à prier. Les heures passaient lentement. Les soldats ont essayé d’apaiser les enfants et les ont photographiés avec leurs téléphones portables. Elle, de son côté, espérait que quelqu’un frappe à la porte.
A 11 heures, c’est sa voisine, Yasra, son bébé sur les bras, qui a frappé à la porte pour demander un oignon. Elle a été surprise, quand la porte s’est ouverte, de voir un soldat la tirer à l’intérieur par la chemise puis l’introduire dans la chambre. Elle a supplié qu’on la laisse aller retirer une casserole qu’elle avait laissée sur la cuisinière. En vain. Lorsqu’on a de nouveau frappé à la porte, les soldats ont envoyé la petite fille de Fatma, Assil, ouvrir la porte. Sur le seuil se tenait la fille de la voisine qui venait voir pourquoi sa mère tardait tellement. « Pourquoi n’es-tu pas à l’école aujourd’hui ? », a demandé la fille de la voisine. Avant qu’Assil ait eu le temps de lui répondre, un soldat a bondi et l’a tirée par la chemise à l’intérieur, droit vers la petite chambre.
L’une après l’autre, à intervalles d’une demi heure environ, les six petits enfants de Yasra sont venus frapper à la porte, ne comprenant pas où se cachait leur mère, leurs frères et sœurs. Tous ont été « kidnappés » de la même manière. Dans l’après-midi, c’est le voisin de la maison mitoyenne qui, à son habitude, a frappé à la porte, lui qui vient chaque jour jouer avec les enfants de Fatma à des jeux pour se faire peur. Il a ouvert la porte sans faire de bruit, a glissé la tête à l’intérieur et a crié comme d’habitude « bouh ! ». Lui aussi s’est fait attrapé par le col de la chemise et conduit dans la chambre.
A la nuit tombante, le mari de Yasra, Youssef Manasra, est revenu de sa journée de travail dans son magasin de tapis et il a été surpris de trouver la maison ouverte et vide. Il a décidé d’aller chez Fatma pour lui demander si elle savait où son épouse et ses enfants étaient allés. Le soldat qui lui a ouvert la porte ne lui a pas épargné le sort de sa famille et de ses voisins. « Je leur ai dit ‘qu’est-ce que vous faites ? Comment osez-vous porter atteinte comme ça à des gens et terroriser des enfants ?’ Ils m’ont dit : ‘Assieds-toi calmement. Ne parle pas. C’est notre boulot. Nous sommes désolés. Ce sont les ordres. On m’a dit, venant d’en haut, installe-toi dans cette maison et moi je m’installe.’ Au bout du compte, les soldats ont entassé dans une seule chambre une vingtaine de personnes et eux dormaient à l’aise dans les autres pièces. L’un d’entre eux a dormi avec ses chaussures dans le lit de l’épouse », a raconté Youssef Manasra.
Les femmes ont proposé de préparer du thé ou du café pour les soldats mais ils ont refusé (« Ils ont dit que ça leur était interdit », a raconté Fatma). Ils sont partis après 36 heures. Fatma a nettoyé les traces de boue et la saleté dans les toilettes. Elle a mis ses enfants au lit et s’est endormie elle-même. Et puis, de nouveau, elle a entendu de grands coups donnés dans la porte. Il était quatre heures du matin. « Qu’est-ce qu’il y a ? », a-t-elle crié. « L’armée », fut la réponse. Cette fois elle n’avait plus peur des soldats. Elle a ouvert la porte et a commencé à crier : « Allez-vous en d’ici. Maintenant c’est à notre tour de dormir », mais en vain. A nouveau, toute la famille a été enfermée dans la même petite chambre et à nouveau, Fatma a passé la nuit à écouter les ronflements des soldats. Le lendemain, les enfants n’étant de nouveau pas allé à l’école, Youssef Manasra a deviné ce qui se passait et il a rameuté quasiment tous les voisins pour qu’ils se rendent à la maison. Quand les soldats ont compris qu’ils étaient découverts, ils ont quitté les lieux, sur ordre.