Un adolescent palestinien touché par balle par les forces israéliennes en mai, lors de violents affrontements à la frontière avec Gaza, a succombé à ses blessures ce mercredi. Ce décès porte à 63 le nombre de Palestiniens tués le 14 mai, lorsque des milliers de Palestiniens s’étaient rassemblés près de la barrière de sécurité qui sépare la bande de Gaza de l’État hébreu pour protester contre le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem. Bruno Leclercq, directeur de Handicap international pour les territoires palestiniens, était invité dans Matin Première ce vendredi pour en parler.
Vous avez une vision globale entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Quelle est la situation à Gaza, vous en revenez il y a quelques jours ?
"Oui, j’y étais en effet la semaine passée, j’y passe régulièrement, ça fait partie du boulot que j’ai en Palestine. Disons que la situation à Gaza, même avant que ces manifestations se produisent — ces manifestations qui ont commencé le 30 mars et qui d’ailleurs ne sont pas terminées — est une situation difficile évidemment. On parle d’une petite bande de territoire dans lequel vit deux millions de personnes, qui ne peuvent ni entrer ni sortir, à de rares exceptions près, une situation économique dégradée, à peine quelques heures d’électricité par jour, pas d’eau potable et des services qui, d’une manière générale, sont quand même très limités par ces conditions. Donc ça, c’est la situation à Gaza depuis des années".
Depuis les manifestations, quel est leur impact sur les Gazaouis ?
"Il y a quand même un impact global psychologique très important. D’une part, il y a un impact très concret, qui est que ces manifestations, qui ont donc eu lieu chaque vendredi quasiment depuis le 30 mars, avec le pic que vous avez mentionné le 14-15 mai, ce sont des manifestations qui ont quand même fait environ 130 morts au total et 15 000 blessés, dont la moitié ont été hospitalisés.
De ces 15.000 blessés, 3000 ou 4000 ont pour la plupart été blessés par balles réelles aux jambes, donc ça laisse quand même des milliers de personnes, et donc de familles, face à des blessures extrêmement graves qu’il faut maintenant gérer. Au-delà de ces familles, tout le monde à Gaza connaît quelqu’un qui a participé aux manifestations et qui a été blessé. Et donc, quand on parle à des Gazaouis, que ce soit des membres de notre staff ou des partenaires, tous sont touchés peu ou prou par ces manifestations et par leurs conséquences. Le climat est donc lourd et ça s’ajoute à une situation qui est déjà compliquée, qui est déjà difficile pour eux. Ça alourdit donc forcément le climat".
Vous arrivez après, puisque vous gérez le handicap à Handicap International. Quel est votre rôle exact quand quelqu’un est blessé ?
"On se coordonne avec les acteurs de la santé, donc la réponse de la santé est finalement bien coordonnée".
Les hôpitaux fonctionnent normalement ?
"Les hôpitaux fonctionnent, mais ils ne sont pas du tout équipés pour faire face à ce genre de situations. En temps normal, les services de santé ont déjà des difficultés, donc il est évident qu’avec un afflux de blessés, de plusieurs centaines ou de milliers de blessés à intervalles réguliers pendant deux mois, les hôpitaux ont été complètement dépassés. Ils se sont certainement organisés, mais il y a quand même eu beaucoup d’aide internationale, des organisations médicales — MSF, la Croix-Rouge — sont intervenues et ont envoyé des spécialistes. Il y a beaucoup de chirurgies, de chirurgies très spécialisées. Le système de santé est quand même bien coordonné et nous, Handicap International, faisons partie des systèmes de coordination et nous intervenons après. Nous ne faisons donc pas d’actes médicaux".
Pas d’urgence…
"On est juste après. C’est de l’urgence quand même, dans la mesure où ces milliers de blessés, après être passés dans les hôpitaux, ne restent pas longtemps à l’hôpital, les hôpitaux étant débordés".
Il faut libérer les lits.
"Exactement. Au bout de quelques jours, les patients sont déchargés pour libérer les lits et tous ces patients, ces blessés graves se retrouvent à la maison. Or, il faut des soins postopératoires, il faut de soins de revalidation qui vont parfois durer pendant des mois, et c’est là que nous intervenons".
Vous intervenez auprès des personnes qui sont amputées, par exemple, ou qui ont besoin de solutions de mobilité ?
"Des personnes amputées, il y en a déjà une cinquantaine et le risque est grand que ce nombre augmente dans les semaines et les mois qui viennent, parce que beaucoup de personnes dont on est arrivé à conserver le membre inférieur jusque-là pourraient fort bien ne pas pouvoir le garder parce que les conditions ne le permettent pas.
En ce qui nous concerne, nous intervenons effectivement auprès de toute personne qui a été blessée par les manifestations à la maison. Donc, la spécificité de notre intervention est que nous avons des équipes mobiles qui sont déployées sur l’ensemble de la bande de Gaza, parce que ces manifestations ont eu lieu sur l’ensemble de la bande, donc dans les cinq gouvernorats, les cinq districts qui s’étalent du nord au sud de la bande, et nous avons des équipes multidisciplinaires qui sont composées à chaque fois d’un kiné, d’un ergothérapeute, d’un infirmier ou d’une infirmière, mais aussi d’un ou d’une psychologue et d’un travailleur social.
Ces équipes multidisciplinaires interviennent auprès de chaque blessé, de chaque famille. Ils font un état de la situation et on planifie ensuite tout un programme de soins. Mais les premiers soins donnés sont des soins de type infirmiers, ce sont des blessures — je le répète — vraiment très graves, avec des fixateurs métalliques, et il faut bien entendu éviter les complications. Il y a donc beaucoup de désinfection à faire et ensuite il y a tout l’aspect revalidation effectivement. Ce sont des personnes qui sont bloquées, alitées pendant des semaines, voire des mois, donc il faut bien entendu de la kiné et de l’ergothérapie.
L’aspect support psychosocial n’est pas à sous-estimer. Ce sont des accidents violents auxquels les personnes ne sont pas préparées ni leur famille. Même si des femmes et des enfants ont été touchés, la plupart des victimes sont quand même des hommes jeunes — étudiants, jeunes pères de famille — qui se trouvent subitement bloqués à la maison".
Et qui ne sont plus en capacité de travailler et de nourrir leur famille pendant une période importante. Inutile de le rappeler, mais la bande de Gaza est gérée par le Hamas, qui est une organisation considérée par les Israéliens comme une organisation terroriste. Pour vous, est-ce que c’est facile de travailler dans ce contexte-là ?
"Nous sommes une organisation humanitaire, donc pour nous, ce qui importe, ce sont les personnes. Handicap International est présent dans 60 pays, donc dans des contextes très différents. Notre but, notre objectif, notre mission est de travailler avec les personnes handicapées et les organisations de personnes handicapées. On vise une société plus inclusive, une société qui permette aux personnes handicapées d’être acteurs dans la société et nous visons aussi à la prévention des handicaps, et c’est vraiment dans ce cadre que nous intervenons à Gaza. Notre action est humanitaire, il y a des blessés, il y a des blessés très graves, il y a des risques très importants de développement de handicap, donc notre rôle, c’est ça".
Mais vous êtes considérés comme étant bienvenus, il n’y a pas d’entraves à votre action sur place ?
"Il n’y a pas d’entraves à notre action, nous sommes bien coordonnés avec les autres organisations internationales, mais aussi avec des partenaires locaux. Une des spécificités de Handicap est que nous avons un très bon ancrage local avec des partenaires locaux, ce qui nous a d’ailleurs permis de mobiliser très vite ces équipes, ces 50 spécialistes de la réadaptation que nous avons sur place".
Vous voyez un bout du tunnel à la situation sur place ou vous êtes assez pessimiste ?
"Difficile de donner un avis parce que c’est une situation vraiment très difficile à prévoir. Ce que j’observe, c’est que d’un côté il y a quand même beaucoup de désespoir chez les Gazaouis — c’est d’ailleurs ce qui a mené à ces manifestations — et d’un autre côté, quand je vois mes staffs, les partenaires ou la société civile… c’est une société civile vibrante et active, il y a des activités, il y a des organisations culturelles et artistiques, et finalement beaucoup de Gazaouis vivent aussi d’espoir, littéralement. Le mot "résilience" est un mot galvaudé, mais là je dois dire que dans le cas des Gazaouis, on ne peut être qu’impressionnés par la faculté qu’ils ont de regarder l’avenir et d’y croire".