Des manifestations pour qu’on ne les oublie pas. Les habitants de la bande de Gaza, épuisés par dix années de siège, ont suivi le mot d’ordre lancé par plusieurs organisations les invitant à se joindre à une "grande marche", le long de la frontière avec Israël, pour exiger le "droit au retour" des réfugiés palestiniens en Israël. La première journée, vendredi 30 mars, a été sanglante : 18 personnes ont été tuées par l’armée israélienne. Celle-ci assure n’avoir usé de balles réelles que sur des manifestants lançant des pierres ou des engins explosifs en direction de la barrière ultra-sécurisée le long de la frontière.
"On ne nous laisse pas le choix"
Les Palestiniens, et les organisations de défense des droits de l’Homme, dont Amnesty International et Human Rights Watch, ont dénoncé les tirs à balles réelles contre des manifestants non armés, qui ne présentaient pas de menace sérieuse pour les soldats israéliens. "Israël a le droit de protéger ses frontières, mais l’usage de la force doit toujours être proportionné", a souligné Federica Mogherini. La chef de la diplomatie européenne réclame, à l’instar du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, "une enquête indépendante et transparente". Ces appels ont été rejetés par le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou.
Nabila Kilani, professeure d’anglais de 36 ans dans ce minuscule territoire, explique pour L’Express les raisons de la colère des habitants. "C’était une manifestation unitaire, pacifique, souligne-t-elle. Les organisateurs avaient demandé aux gens d’apporter leurs documents de propriété, et la clef que nombre d’entre nous conservent précieusement", explique-t-elle. La clef ?... Lors de la création de l’Etat d’Israël, il y a soixante-dix ans, des centaines de milliers de Palestiniens ont été chassés de leurs terres. Parmi les deux millions d’habitants de Gaza, plus de la moitié sont des réfugiés. La plupart ont gardé en mémoire leur ville ou village d’origine, et souvent la clef de leur maison, transmise avec émotion à la génération suivante. "Beaucoup savent qu’ils n’ont aucune chance de récupérer leur maison ou leur lopin d’origine, reconnaît l’enseignante. Mais il s’agit de faire entendre au monde que nous existons. On ne nous laisse pas d’autre choix", juge-t-elle, fataliste.
Ces protestations, entamées le 30 mars, la "Journée de la terre" -qui marque la confiscation des terres palestiniennes par l’État hébreu- doivent durer six semaines, jusqu’au 15 mai, date de la proclamation de l’Etat d’Israël, en 1948.
"Deux poids, deux mesures"
Vendredi dernier, beaucoup s’étaient rendus sur les lieux en famille ou entre amis, encouragés par les islamistes du Hamas, au pouvoir à Gaza, qui avaient affrété des bus pour transporter les manifestants. "J’y suis allée avec mes collègues, explique Nabila Kilani. Mais quand les tirs des soldats ont commencé, j’ai eu peur. J’ai préféré partir". L’enseignante, qui vit à Beit Lahia, à deux pas de la frontière israélienne, avait préféré laisser sa fille de onze ans chez elle. "Je craignais pour sa sécurité..."
"J’ai été choquée de voir comment les médias internationaux ont traité ces événements, reprend la jeune femme. Ils parlent de victimes de clashs, ou encore d’affrontements entre l’armée et les manifestants... C’est faux ! Les morts et les blessés n’étaient pas armés...", assure-t-elle. Nabila déplore un "deux poids deux mesures dans la façon dont nous, Palestiniens, sommes considérés. Lorsqu’une roquette est tirée de Gaza vers Israël, on en fait tout une affaire. Là, 18 des nôtres sont morts. Et c’est comme s’ils ne comptaient pas".
"Il y a de quoi désespérer"
Outre la symbolique de la perte de leur terre d’origine, les "marches du retour" sont aussi l’occasion de dénoncer le siège auquel sont soumis les habitants du minuscule territoire, l’un des plus densément peuplés au monde. Depuis plusieurs mois, l’enclave connaît de sévères pénuries d’électricité : "On n’a pas plus de six heures de courant par jour," précise Nabila Kilani. Le blocus imposé par Israël à Gaza aggrave les autres maux. Les hôpitaux ne peuvent fonctionner normalement. Et l’eau est polluée, faute d’énergie suffisante pour le retraitement.
"Depuis plusieurs mois, le sentiment d’injustice a été exacerbé par la décision de Donald Trump de déplacer l’ambassade américaine en Israël de Tel Aviv à Jérusalem, poursuit Nabila Kilani. Et l’UE, elle aussi, est bien souvent absente face aux agissements d’Israël !"
Les difficultés des habitants sont aussi compliquées par le bras de fer entre le Hamas, qui gère l’enclave depuis 2007, et l’Autorité palestinienne, de Mahmoud Abbas, installée en Cisjordanie. L’accord de réconciliation entre les deux frères ennemis est pour le moment resté lettre morte. Décidée à faire pression sur le Hamas, l’Autorité palestinienne ne verse que 70% des salaires des fonctionnaires de l’enclave. "Je comprends ces sanctions, confie Nabila Kilani. La gestion du mouvement islamique depuis dix ans a été catastrophique pour nous tous."
Le risque d’un effondrement
Condamnés à l’oisiveté, sans possibilité de sortir de l’enclave, bouclée au nord comme au sud (la frontière égyptienne), les Gazaouis sont acculés au désespoir : "La hausse du taux de suicide est logique, poursuit l’enseignante. Dans la culture musulmane, pourtant, le suicide est proscrit. Il est même interdit d’y penser !". La dégradation de la situation a aussi entraîné une hausse de la criminalité. L’armée israélienne elle-même est consciente de la détérioration des conditions de survie dans le territoire : en février, son chef d’état-major a averti du risque d’un effondrement de Gaza.
"Avec 40 % de la population au chômage, 60 % pour les jeunes, la situation ici est explosive", soupire l’enseignante. Elle risque de s’aggraver encore. En janvier dernier, le président des Etats-Unis a annoncé des coupes dans les contributions de Washington à l’UNRWA, l’agence de l’ONU qui prend en charge l’éducation et de la santé à Gaza. "Un grand nombre de gens ne tiennent le coup que grâce à l’aide de l’UNRWA, s’exclame Nabila Kilani. Et ce n’est pas de gaieté de coeur ! Si nous avions nos terres et nos maisons, nous ne serions pas dans cette situation de dépendance !"