LETTRE DE GAZA
Evacuons vite la question du talent. Adel Al-Mashouakhi chante moyennement. Mais le jeune homme, âgé de 32 ans, doit son succès inattendu dans la bande de Gaza à tout à fait autre chose. Un mélange de légèreté et d’audace, de nouvelles technologies et d’amateurisme rafraîchissant, lui donnant la « street cred », le respect de la rue, comme diraient les rappeurs américains. « N’aie pas peur de moi, chaton, ne t’enfuis pas. Je suis juste un être humain », lance-t-il à son chat, dans une chanson qui lui est dédiée. Son premier texte était consacré au chewing-gum. Le suivant à une plante qu’on cuisine, un autre encore à des pantalons usés. « Aucune force terrestre ne peut m’empêcher de chanter, c’est ma nourriture », dit le jeune homme au regard mélancolique, qui s’appuie sur des béquilles pour soulager son pied dans le plâtre.
Le pied d’Adel, c’est toute une histoire. Il y a quelques années, le jeune homme était un employé du Hamas, travaillant notamment à la sécurité des universités. Un jour, il s’est tiré une balle dans le pied. Littéralement. La convalescence fut longue. Son salaire fut amputé pour bonne partie. Pendant ce temps, le jeune homme se consacrait de plus en plus à ses activités artistiques. Ses premières chansons, il les enregistre avec un simple téléphone portable. Sur les réseaux sociaux, on se les partage, on rigole, on les retient comme sonnerie. Dans la rue, Adel est reconnu, salué, invité à se produire lors d’événements publics, comme des mariages. La scène culturelle gazaouïe n’est pas tout à fait Broadway.
« Quittez le pouvoir ! »
Le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza depuis 2007, n’apprécie pas ce genre de beauté, mélange d’hédonisme et de culture mondialisée. Mais les choses se gâtent encore davantage en mai. Dans le camp de réfugiés d’Al-Shati, situé dans la partie nord du territoire, trois enfants de 1, 3 et 5 ans meurent dans l’incendie de la maison familiale, provoqué par une bougie. L’affaire fait grand bruit. L’électricité, ou plutôt son absence, reste un problème dramatique dans la vie quotidienne des 1,8 million de Palestiniens subissant le blocus israélien et égyptien.
Lorsque Adel découvre ce drame, son sang bout. Il sort dans la rue, confie son téléphone à un ami et improvise un discours sorti du ventre. « Je n’avais rien préparé, tout s’est fait en quelques minutes », se souvient-il. Pour la première fois, le chanteur parle de l’absence d’espoir, de la désespérance sociale, en des termes élémentaires. Et il hurle au Hamas : « Quittez le pouvoir ! Quittez le pouvoir ! »
La sortie est très remarquée et partagée. Le Hamas l’interpelle, l’interroge et exige son code secret pour effacer la vidéo sur YouTube, qui sera évidemment republiée par d’autres. « Ils veulent que j’en arrive à me détester. J’ai déjà été incarcéré à neuf reprises, confie Adel Al-Mashouakhi. La plus longue détention, ce fut deux semaines. »
Après ce premier message à caractère ouvertement politique, le chanteur dit avoir subi un passage à tabac au cours de son interrogatoire. « Ils m’ont demandé : as-tu toujours mal à ta jambe ? J’ai dit oui. Ils m’ont frappé dessus. » D’où la nécessité d’un nouveau plâtre et de trouver à présent 5 000 shekels (1 200 euros) pour soigner son pied convenablement, car la blessure a été mal traitée.
Le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza depuis 2007, n’apprécie pas ce genre de beauté, mélange d’hédonisme et de culture mondialisée
Télé-réalité
Originaire de la ville de Rafah, à la frontière sud, Adel Al-Mashouakhi n’a pas d’enfants, mais cinq frères et cinq sœurs. Il est divorcé, après une union imposée par son père. Il ne se voit pas d’avenir dans la bande de Gaza, où ses performances ne lui rapportent rien. Il rêve des Etats-Unis ou de la France, d’un ailleurs plus doux.
Outre ses chansons, il a aussi enregistré des vidéos, une dizaine au total, diffusées sur les réseaux sociaux. Ses amis y interviennent, mettent en scène des discussions sur la drogue ou d’autres problèmes de société, mais en prenant garde de ne pas transformer cette activité en forum d’opposition au pouvoir local. C’est comme une émission de télé-réalité réalisée avec les moyens du bord, en format court.
Le modèle d’Adel est Adel. Adel Imam, le plus célèbre comédien égyptien, adepte de la satire, qui s’est moqué notamment du djihadisme. Les jeunes de Gaza sont très partagés au sujet des performances de cette nouvelle petite vedette locale. Certains le couvrent de leur mépris, prenant ses vidéos pour des pitreries. D’autres lui reconnaissent une forme de courage. Ou bien, ils aiment vraiment le son moderne et les textes qui expriment, au fond, la solitude d’une population très jeune, très pauvre et très frustrée.