Marius Schattner a dédié son livre à ses petits enfants « en espérant qu’ils pourront un jour lire les albums de Babar ». Il ne s’agit pas d’une boutade, mais du drame personnel de l’auteur, un journaliste israélien de gauche et laïc, dont la fille est devenue religieuse, juive ultra-orthodoxe, et, entre autre, interdit à ses enfants d’écouter les histoires de Babar racontées par leur grand-père francophone... Ce serait anecdotique si ce n’était l’enjeu de l’autre conflit d’Israël, comme l’indique le titre du livre : laïcs contre religieux.
L’auteur de Israël, l’autre conflit reconnait qu’il ne prétend pas à la neutralité, en rêvant d’un autre judaïsme, voire même d’un autre Israël. Mais il a aussi fait un travail rigoureux, une plongée dans l’histoire du mouvement sioniste, remontant jusqu’à ses racines européennes au XIXe siècle, pour retracer cette fracture ancienne et durable entre les mondes laïc et religieux.
L’actualité de cette étude est évidente, avec le rôle de deux partis religieux dans la tenue d’élections anticipées en Israël. Passés maître dans le chantage politico-financier, ces partis sont au coeur de cette problématique qui pèse sur la vie politique israélienne, mais aussi sur l’évolution de cette société dans laquelle la cohabitation entre laïcs et religieux n’est pas toujours simple, même si elle est moins connue à l’extérieur que l’enjeu plus classique israélo-palestinien.
Marius Schattner apporte plusieurs clés de compréhension de ce conflit, en particulier la distinction entre d’un côté un sionisme religieux qui a accompagné depuis longtemps la construction de l’Etat juif et qui a connu un grand essor après l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza à partir de 1967 et avec le mouvement de colonisation, et de l’autre un ultranationalisme au nom de la Torah, qu’il juge autrement plus dangereux.
Entre dans cette dernière catégorie : l’assassin du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, et sans doute les auteurs de la tentative d’attentat contre l’universitaire pacifiste Zeev Sternhell tout récemment. Pour Marius Schattner, ces actes révèlent :
" Le potentiel dévastateur du mélange de nationalisme et de religion, quand brader la moindre parcelle d’Eretz Israël est considéré comme pire qu’une trahison : un sacrilège".
Et dans ce contexte, alors que chacun sait en Israël qu’une paix réelle ne se fera qu’au prix de concessions importantes, y compris dans la ville sacrée de Jérusalem, la montée en puissance de ce nationalisme religieux porte en elle les germes des crises à venir :
"On peut imaginer ce qui risque de se passer quand il faudra évacuer non point 8000 colons de la bande de Gaza, mais au moins vingt fois plus de Judée Samarie (Cisjordanie), territoire avec lequel le lien religieux et historique est beaucoup plus fort, émaillé qu’il est de lieux saints traditionnels comme le Caveau des patriarches à Hébron, ou redécouverts depuis 1967, sans compter le Lieu saint par excellence, le mont du Temple à Jérusalem, site de l’Esplanade des mosquées.
Par delà l’attache à des lieux aussi sacrés, la question se pose de savoir pourquoi la religion juive, dans sa version dominante en Israël, se prête à une telle alliance avec le nationalisme le plus extrême".
Marius Schattner rappelle justement qu’une telle alliance n’est pas inhérente au fait religieux, et cite le regretté professeur Yeshayahou Leibowitz (1903-1993), figure intellectuelle et religieuse majeure, resté célèbre pour avoir pronostiqué dès 1967 qu’Israël commettait une erreur capitale en décidant de profiter de sa victoire militaire pour occuper durablement les territoires palestiniens.
Une partie des clés se trouvent effectivement dans l’histoire. Mais aussi dans les compromis historiques noués à la naissance de l’Etat juif en 1948, et qui expliquent pourquoi, jusqu’à ce jour, il n’existe toujours pas de constitution en Israël.
Et ce journaliste qui s’avoue volontiers post-sioniste plutôt qu’anti-sioniste », reconnait que la montée en puissance du monde religieux marque l’échec d’une certaine évolution de la société israélienne. C’est cette perte de repères qui ouvre le boulevard à un monde religieux cohérent et globalisant, capable de séduire les plus jeunes, à commencer par la propre fille de l’auteur, aujourd’hui résidente de Mea Shearim, le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem. Pour Marius Schattner :
"Le mouvement de « retour » au judaïsme orthodoxe « s’accorde avec la montée de l’individualisme, avec la déperdition des idéologies collectives et la fragmentation de la société : toutes les caractéristiques de la modernité qui s’appliquent à Israël.
Fait remarquable, au cours des dernières années, ce sont les mouvements religieux les moins politiques comme le courant Braslav du hassidisme, qui attirent les plus jeunes, sans compter la vogue pour la Cabale, version Madonna, et autres mysticismes façon New Age, à l’extrême limite du judaïsme."
Cette réalité pèse sur la capacité d’Israël à faire des choix pour régler l’ »autre conflit, celui qui l’oppose à ses voisins arabes, à commencer par les Palestiniens. Il y a peu, Ehud Olmert, le Premier ministre démissionnaire mais toujours en fonction, se prononçait pour des concessions audacieuses pour parvenir à la paix, y compris la division de Jérusalem, tabou suprême. Cruelle ironie, c’est seulement lorsqu’il n’a plus les moyens politiques de les mettre en oeuvre, que Olmert avance ces idées...
Alors qu’Israël va affronter de nouvelles élections générales, cette fracture laïcs-religieux ne risque pas de se réduire, restant l’un des obstacles -ce n’est pas le seul...- sur le chemin de la paix.
La conclusion de Marius Schattner se veut optimiste. A long terme :
"Au lieu d’une alliance mortifère entre foi et nationalisme, pourquoi pas une symbiose ou du moins un modus vivendi, ou à minima un « consensus conflictuel » entre les Lumières et un certain judaïsme de la Torah, fondé sur un double rejet de la « barbarie » ? C’est peut-être irréaliste, mais on a vu d’autres rêves se réaliser. Et puis l’alternative est par trop désespérante".
Les petits enfants de Marius ne sont pas près de lire les aventures de Babar...
► Israël, l’autre conflit de Marius Schattner (André Versaille éditeur, 392 pp., 22,90€)