Aller à Ramallah par le barrage de Bitunya donne l’impression d’entrer dans une prison. Nous avons dû aller à pied à travers un système compliqué de hauts murs, de barrières et de points de contrôle. Au moins, ce jour-là, on ne nous a pas du tout refusé l’entrée comme on y avait été habitués au cours de ces dernières années.
Les soldats nous regardaient avec une sorte de respect réservé alors que nous nous suivions pour signer la décharge légale (« Connaissant les dangers, je déclare prendre tous les risques sur moi et renoncer à toute plainte contre l’Etat d’Israël, le ministère de la Défense et leurs employés et soldats pour tout dommage corporel ou la mort causés à la suite de ma présence dans la zone fermée. ») La militante Edith Ohri a surpris les soldats en ajoutant la réserve manuscrite « sauf si je suis atteinte par des tirs de l’armée israélienne ».
Nous sommes passés, mais sans moyens de transport - le bus de Gush Shalom de Tel-Aviv et le bus transportant des militants de Jérusalem avaient dû rester au parking militaire. Mais un appel téléphonique à nos contacts palestiniens nous a permis d’avoir un convoi portant des posters d’Arafat et l’inscription « délégation officielle » qui nous a transportés avec un groupe de personnalités arabes de la Galilée au centre de la ville de Ramallah.
Presque toutes les voitures portaient un poster d’Arafat, et les petits enfants en vendaient au coin des rues : Arafat souriant, Arafat saluant, Arafat et les mosquées de Jérusalem, Arafat avec le Président Chirac, et les drapeaux croisés de Palestine et de France…
A la radio, nous avons entendu des reportages du Caire, où des diplomates et des dirigeants du monde rendaient hommage à Arafat dans une cérémonie plutôt formelle. Aux portes de la Mouqataa, un lieu que nous connaissions bien en raison de nos visites à Arafat assiégé, il y avait déjà une foule considérable, bien que nous soyons plusieurs heures avant l’arrivée prévue de l’hélicoptère. Notre identité israélienne était manifeste car nous portions les autocollants ronds avec les deux drapeaux ; ceux-ci étaient très recherchés par les jeunes Palestiniens ; nous nous y attendions et nous en avons distribué un grand nombre.
Nous étions traités comme des VIP et la police palestinienne faisait de gros efforts pour nous frayer un chemin à travers la porte entr’ouverte alors qu’elle laissait le reste de la foule à l’extérieur. Les jeunes autour de nous ne l’entendaient pas ainsi et le fait que beaucoup d’entre eux portaient nos autocollants faisait que les policiers avaient du mal à les distinguer de nous. L’affluence est devenue incontrôlable ; certains d’entre nous étaient entrés, d’autres ont décidé d’abandonner leur privilège et sont restés à l’extérieur. Les jeunes cependant ne tenaient pas en place. Certains commençaient à grimper sur la porte elle-même ; d’autres faisaient des acrobaties risquées pour s’approcher des bâtiments à moitié en ruines (souvenirs des bulldozers israéliens). C’est devenu une mêlée sauvage entre la police d’un côté et le nombre toujours croissant des jeunes Palestiniens qui essayaient d’entrer. Submergés et n’utilisant rien d’autre que leurs mains nues, les policiers se sont trouvés dans l’incapacité d’empêcher la porte d’être forcée.
« Sur notre sang et sur notre âme, nous t’honorerons Abou Ammar ! » scandait la foule qui s’amassait. Les drapeaux palestiniens flottaient à profusion, avec parmi eux un drapeau français et un drapeau canadien des volontaires internationaux et la bannière d’un syndicat italien. Des femmes en costume traditionnel, qui étaient là aussi, pleuraient. Tout le long nous passions entre des rangées de portraits d’Arafat qui couvraient tous les immeubles. La tombe avait été creusée au bout d’un espace ouvert à l’intérieur du complexe - tous les bâtiments qui se trouvaient là auparavant avaient été rasés par les forces israéliennes en 2002.
Maintenant, cet espace, d’une surface de plusieurs stades, était rempli de monde jusqu’à l’extrême limite. Des gens s’accrochaient aux branches des arbres et tous les immeubles autour étaient couverts de grappes de spectateurs. Soudain, des doigts se sont pointés vers le ciel bleu où quelques personnes avaient déjà discerné des t aches noires qui s’approchaient : « Il arrive ! Il arrive ! » C’était un moment surréaliste, les hélicoptères apportaient le cercueil d’Arafat des cieux. « Yasser, Yasser », ce cri sortait de milliers de gorges. Des rafales de tirs en l’air et l’odeur de la cordite. Bien que nous ne soyons pas familiers de ce rituel, nous avons réalisé sa signification après deux années au cours desquelles l’armée israélienne avait pris l’habitude de tirer à mort sur tout Palestinien vu avec un fusil.
Les gens qui ont vu cela en direct à la télévision l’ont vu mieux que nous : les foules se ruant vers les portes qui s’ouvraient de l’hélicoptère et essayant de toucher le cercueil. Mais la spontanéité émotionnelle n’est pas devenue chaos et, un peu plus tard, une voiture portant le cercueil avec des policiers en uniforme vert exultant dessus, sont passés près de l’endroit où nous étions.
Bien sûr, une partie de la cérémonie prévue n’a pas eu lieu, mais nous avons été témoins de quelque chose de beaucoup plus significatif : la vitalité des origines qu’Arafat représente, l’amour d’un peuple pour le symbole de sa lutte pour la liberté. Sans le combat initial, il n’y aurait jamais eu d’Autorité palestinienne, et les gens qui sont maintenant aux responsabilités savent que, pour obtenir un nouveau mandat, c’est à cela qu’ils doivent se référer.