Magazines de mode et sites spécialisés s’intéressent régulièrement au keffieh palestinien, qu’il soit porté en foulard, comme ci-dessus, ou que son motif inspire robes, vestes, ceintures ou short. Le paradoxe n’est pas mince de voir cette pièce de coton, dont les paysans arabes se recouvraient le visage pour se protéger du vent, du soleil et du sable, récupérée désormais par les fashionistas et autres adeptes du street style. L’histoire contemporaine du keffieh n’en mérite que plus d’être racontée, même sommairement.
Un symbole du nationalisme palestinien
Les notables palestiniens portaient volontiers, au début du XXème siècle, le chapeau occidental ou le tarbouche ottoman. C’est l’incapacité de ces élites urbaines à résister à la fois à la domination britannique et à l’expansion sioniste qui a alimenté, de 1936 à 1939, la « Grande Révolte arabe » en Palestine. Ouverte par six mois de grève générale, cette mobilisation anti-coloniale s’est radicalisée en guérilla venue des campagnes pour s’implanter, en 1938, jusque dans la vieille ville de Jérusalem. Les diplomates français notent alors que « des ordres mystérieusement transmis ont interdit aux Arabes de porter le tarbouche. La coiffure de tout patriote conscient doit dorénavant être celle des Bédouins, le koufié (sic) ». Le paysan palestinien défendant sa terre est ainsi exalté par le keffieh à motifs noirs sur fond blanc, un renversement de la hiérarchie sociale que le Fatah et les autres mouvements fedayines reprennent dans les années 60 pour nourrir leur propagande révolutionnaire.
Dans la Jordanie voisine, le général britannique qui avait établi la « Légion arabe » choisit pour en distinguer les combattants le keffieh à motifs rouges. C’est pourquoi la guerre palestino-jordanienne du « Septembre Noir » voit en 1970 s’affronter keffiehs noirs et rouges. Et c’est le keffieh noir sur fond blanc qu’arbore Yasser Arafat à la tribune de l’ONU, lorsqu’il y est invité en 1974 comme chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Symbole des fedayines durant les crises du Liban et l’invasion israélienne de ce pays, en 1982, le keffieh devient l’attribut obligé des manifestants qui défient l’occupation israélienne, de 1988 à 1993, en Cisjordanie et à Gaza. Pour les jeunes engagés dans cette intifada (le terme arabe pour « soulèvement »), le keffieh permet aussi bien d’avancer masqués que d’atténuer l’impact des gaz lacrymogènes. Mais il s’agit surtout d’un symbole nationaliste, équivalent vestimentaire du drapeau palestinien.
Porté par les hommes, mais arboré par les femmes
Lorsque le keffieh se retrouve au cou des manifestants occidentaux, dans les années 70, la référence au militantisme palestinien est assumée, sur fond de romantisme révolutionnaire. A la génération suivante, c’est une forme de solidarité plus diffuse avec les jeunes frondeurs de l’intifada qui anime les porteurs de keffieh. Au début de ce siècle, la récupération du keffieh, d’abord par des entrepreneurs du « cool », puis par des designers de mode, ne se fait pas sans polémique. En 2007, la chaîne américaine Urban Outfitters doit ainsi retirer de ses magasins ses keffiehs multicolores au nom de la « nature sensible de ce produit ». Elle cède à une campagne de protestation qui mettait en avant l’utilisation du keffieh par les guérilleros d’Irak et les jihadistes du monde entier. Mais c’est bel et bien sa dimension palestinienne qui continue de poser problème aux adversaires du keffieh, même si elle n’est plus, ou peu, prise en compte par les millenials qui portent un tel foulard.
En Palestine même, les keffiehs sont très majoritairement importés d’Inde ou de Chine, surtout quand ils sont proposés aux touristes de passage. La seule fabrique de keffiehs en Cisjordanie se trouve à Hébron, où, fondée en 1961 par Yasser Hirbawi, elle est gérée aujourd’hui par ses trois fils. Elle a développé la vente en ligne pour échapper aux contraintes multiformes imposées par Israël, déclinant le modèle traditionnel pour des créations baptisées « Gaza », « Jénine » ou « Bethléem ». En Jordanie, des réfugiées palestiniennes du camp de Jerash, historiquement originaires de Gaza, ont conçu une gamme originale de keffiehs, dorénavant distribués, entre autres, par Boutique 1. Cette évolution s’accompagne d’une féminisation de plus en plus accentuée de la clientèle internationale des keffiehs.
Les dirigeants palestiniens sont désormais bien rares à porter le keffieh, à l’image de Mahmoud Abbas, qui a succédé en 2005 à Arafat à la tête de l’OLP et de l’Autorité palestinienne. En revanche, les militants de base continuent d’associer leur détermination patriotique au keffieh noir sur fond blanc. C’est tout récemment le cas d’Ahed Tamimi, emprisonnée à 16 ans pour avoir résisté à l’intrusion de militaires israéliens dans la maison familiale, et libérée après avoir purgé une sentence de huit mois ferme. Nouvelle illustration de la persistance de la question palestinienne, alors même que la diffusion mondiale du keffieh va naturellement de pair avec la dilution de sa signification politique.