Beaucoup en Israël seraient heureux si les deux factions n’atteignaient pas ce seuil, et si le Shas disparaissait une bonne fois pour toutes de notre paysage politique.
Pas moi.
LE SHAS est le parti des Israéliens juifs orthodoxes orientaux. On peut discuter de savoir s’ils sont plutôt orthodoxes ou plutôt orientaux. Je pense que le caractère oriental de leur façon de voir les choses est de loin le plus important.
(Le terme “oriental” exige quelque explication. On avait l’habitude de qualifier de “séfarades” les Juifs des pays musulmans, mais ce n’est pas le terme qui convient. Séfarade est le nom hébreu de l’Espagne, et ce terme ne s’applique normalement qu’aux Juifs expulsés d’Espagne par Leurs Majestés Catholiques Ferdinand et Isabelle en 1492. Ils furent bien accueillis par l’empire ottoman musulman et se déployèrent du Maroc à la Bulgarie et à l’Iran. Cependant beaucoup de Juifs des pays musulmans ne sont pas séfarades. Mon magazine, Haolam Hazeh, les appela Mizrahim, Orientaux, et ce terme est maintenant généralement admis.)
Les Orientaux représentent actuellement à peu près la moitié de la population juive d’Israël. Le fossé entre eux et les Juifs d’origine européenne, que l’on s’attendait à voir disparaître avec le temps, se creuse. Les Orientaux se sentent discriminés, méprisés par “l’élite” ashkénaze et en règle générale maltraités. Ils en portent une profonde rancune. (Ashkénaze est le vieux nom hébreu de l’Allemagne, mais il s’applique désormais à toute l’Europe.)
JE DOIS MAINTENANT expliquer ma relation particulière avec le problème oriental. Ne m’interrompez pas si vous l’avez déjà entendue.
En pleine guerre de 1948 je fus promu de simple soldat à chef de groupe avec la possibilité de choisir entre des recrues polonaises et marocaines. Je choisis les Marocains, mêlés de Libyens et de Turcs. Sans une langue commune, j’assurai leur formation et les menai au combat. Je m’efforçai au maximum de les traiter équitablement. Ils me remercièrent en risquant leur vie pour sauver la mienne lorsque je fus gravement blessé.
Déjà au cours de cette guerre, j’avais réalisé que quelque chose n’allait pas du tout. Mes soldats, des volontaires qui étaient venus se battre en Israël sans leurs familles, sentaient que les anciens – et surtout les filles – les voyaient comme des sauvages le couteau entre les dents.
La relation entre ces immigrants et les habitants “anciens” se fondait sur une incompréhension réciproque. Les anciens qui étaient nés et avaient grandi dans le pays avait un fort sentiment de supériorité, et voulaient sincèrement aider les nouveaux venus “primitifs” à devenir comme nous. Les nouveaux venus, qui se heurtaient partout aux préjugés, s’irritaient de ce comportement. C’est ce qui se produit en général dans les pays d’immigration.
Fort de mon expérience militaire, j’ai réalisé très tôt qu’une tragédie se préparait. Dès janvier 1954, je publiai dans mon magazine, sous le titre “l’exploitation des Noirs”, une enquête qui fit scandale dans tout le pays. On nous accusa d’inciter à la haine, de semer la division et que sais-je encore. Il fallut des décennies au pays pour prendre conscience qu’il se trouvait face à un problème majeur. Pendant toutes ces années, mon magazine défendit en général la cause des Orientaux.
LE FOSSÉ entre les ashkénazes et les Orientaux n’est que l’un des fossés en Israël. Il y a un profond fossé entre les orthodoxes et les laïques, les Juifs et les Arabes, les anciens immigrants et les récents (de l’ancienne Union Soviétique), les gens de gauche et les gens de droite, les habitants de Tel Aviv et de ses environs et ceux de la “périphérie”, et, naturellement, entre les nantis et les pauvres.
Cela n’est pas si tragique en soi. Chaque pays a ses clivages internes de toutes sortes.
Ce en quoi nos clivages sont si mauvais, c’est qu’ils ne représentent en réalité qu’une seule et même chose. La grande majorité des Orientaux sont par ailleurs religieux, de droite, pauvres et ils vivent à la périphérie. Ils détestent les ashkénazes, les laïques, les Arabes, les gens de gauche, les habitants de Tel Aviv, les riches et les “élites” en général.
Ils constituent aussi la base électorale du Likoud.
POURQUOI DONC, bon Dieu ?
La logique voudrait que ce soit le contraire. Le Likoud est néolibéral, au service des super-riches, promoteur de politiques qui rendent les pauvres encore plus pauvres, qui soustraient des sommes considérables aux budgets de l’éducation, de la santé et des services sociaux au profit des colonies et de l’armée. Les colons sont en grande majorité ashkénazes.
Lorsqu’un Oriental vote pour le Likoud, il vote contre ses propres intérêts. Alors, pourquoi le fait-il ?
Il y a beaucoup d’explications, et elles sont toutes valables.
L’une d’elles tient au fait que, lorsque les Orientaux sont arrivés en masse en Israël, ils ont trouvé une société qui voyait les Arabes non seulement comme des archi-ennemis, mais aussi comme des gens primitifs et méprisables. Mais les Orientaux parlaient avec l’accent guttural des Arabes, leur musique était arabe, leur culture et leur mentalité étaient arabes. C’est pourquoi les nouveaux arrivants s’efforcèrent de cacher toutes ces caractéristiques arabes, bien qu’avec peu de succès. Ils affichèrent une haine éternelle à tout ce qui était arabe.
Un aspect curieux fut la réécriture de l’histoire. Les dirigeants musulmans avaient bien accueilli les réfugiés séfarades, et ceux-ci s’étaient établis dans tout leur empire. Les régions juives et islamiques vivaient en paix, protégées par des dirigeants musulmans à qui le Coran demandait de protéger les juifs (et les chrétiens), les “peuples du Livre”. Pas de pogroms (un mot russe), pas d’expulsions, et, naturellement, pas d’holocauste. Les incidents anti-Juifs étaient rares et localisés.
Pourtant en Israël, les immigrants venus du Maroc, d’Égypte, d’Irak et d’Iran, et plus encore leurs descendants, sont convaincus que leur vie dans le monde musulman a été un long enfer, même avant que l’arrivée du sionisme ait entraîné une véritable conflictualité.
Un jour, au cours d’un débat à la Knesset, Aba Eban dit la même chose. Je lui ai envoyé un message personnel pour protester vigoureusement. Il s’excusa sans grande conviction (“Il y a eu des lumières et des ombres…”) et m’adressa son gros ouvrage sur l’histoire juive, dans lequel il ne prétendait rien de tel.
Assez curieusement, les Palestiniens ont pensé pendant de longues années que les “Arabes juifs” amèneraient la paix et la réconciliation, contrairement à la direction sioniste ashkénaze anti-arabe. Les citoyens arabes d’Israël pensaient aussi que les Juifs orientaux allaient devenir un “pont”. Ils furent amèrement déçus.
Une autre raison de l’adhésion des Orientaux à la droite est leur situation socio-économique. C’est un phénomène mondial que dans des pays coloniaux, le niveau social le plus bas de la nation dominante (“la lie blanche” aux USA) est l’ennemi le plus extrémiste des minorités nationales.
Et puis, il y a le facteur émotionnel. La droite emploie généralement un langage émotionnel, faisant appel au cœur, tandis que la gauche a recours à une froide logique, faisant appel au cerveau. La logique laïque ne parle pas aux masses d’orientaux qui portent des kippas. Pourtant, la religion des orientaux est en général beaucoup plus modérée et tolérante que la religion fanatique des ashkénazes orthodoxes.
LE PARTI SHAS fut fondé en 1992, après l’échec de plusieurs tentatives de création d’une force politique orientale. Shas (le nom signifie 360, le nombre de livres du Talmud) était orthodoxe avec modération. En général, les juifs orientaux sont beaucoup plus accommodants et tolérants dans leur comportement religieux que leurs homologues orthodoxes ashkénazes.
L’éminent guide religieux et chef politique du Shas fut le rabbin Ovadia Yosef, un rabbin charismatique né en Irak, considéré comme un génie religieux. Le Shas obtint 4 sièges en 1984, monta à 17 en 1999 et se stabilisa à environ 12 sièges.
Sa montée initiale fut le fait de l’arrivée météorique d’un jeune homme né au Maroc, Aryeh Deri, homme politique de grand talent, qui au tendre âge de 28 ans avait déjà atteint le rang de directeur général au ministère de l’Intérieur.
Deri retint mon attention lorsqu’il plaida clairement pour la paix avec les Arabes et vit son parti comme un outil pour y parvenir. Le rabbin Ovadia, lui aussi, plaidait pour la paix et, à la différence de presque tous les autres rabbins importants, déclarait qu’il était permis de rendre les territoires occupés aux Arabes si cela épargnait du sang juif. Il se rendit en visite en Égypte et y exprima des vues semblables.
Tout cela me conduisit à soutenir le parti. Je choisis Deri comme l’Homme de l’Année de mon magazine et écrivit un long article, dans lequel j’insistai sur la mission de paix qu’avaient les Orientaux, fondée sur la symbiose culturelle des Arabes et des Juifs depuis l’époque médiévale. Toutes les grandes personnalités du judaïsme oriental, depuis le penseur religieux Moshe Maimonides, qui fut le médecin de Saladin, jusqu’au grand poète Yehuda Halevy, qui parlait et écrivait en arabe, font aussi partie de la culture arabe.
Cependant, au fil des années Shas évolua de plus en plus vers la droite, poussé par la masse de ses électeurs. Il était en général allié au Likoud. Mais au cours de l’intermède Yitzhak Rabin, c’est Shas qui permit au gouvernement de gauche de réaliser les accords d’Oslo.
LE RABBIN OVADIA est mort il y a 15 mois et a eu les funérailles les plus grandioses auxquelles on ait jamais assisté en Israël. Il laisse deux héritiers, qui ne peuvent pas se voir.
L’un d’eux est Deri, qui avait entre temps été condamné à 4 ans de prison pour corruption et fraude et avait été libéré au bout de deux ans et six mois.
L’autre est Eli Yishai, homme politique sans humour, fanatique. Je me suis trouvé une fois assis près de lui sur un banc à la Cour Suprême. C’était comme si j’étais assis près d’un volcan agité, bougeant tout le temps se levant de temps en temps pour dire quelque chose. Les juges n’arrêtaient pas de lui demander de s’asseoir et de garder le silence.
L’inimitié entre eux est une affaire personnelle, mais elle a des implications politiques profondes. Shas s’est divisé en deux parties presque égales.
La partie conduite par Yishai s’est résolument tournée vers l’extrême droite et recherche des alliés chez les éléments les plus extrêmes et même fascistes. Elle mène de violentes attaques contre Deri qu’elle accuse d’être un homme de gauche ami des Arabes. Comme preuve elle diffuse une interview que j’avais donnée il y a des années, dans laquelle je louais la position de Deri en faveur de la paix. (Lorsqu’on lui a reproché de m’avoir pour ami, il a répliqué ironiquement qu’avec des amis comme moi il n’avait pas besoin d’ennemis.)
EN PRATIQUE la conséquence de tout cela c’est, au cas où le Shas de Deri survit aux élections de mars en obtenant 5 à 7 sièges à la prochaine Knesset, son parti pourrait être candidat à une coalition de centre-gauche – si les chiffres le permettent. Cela pourrait être décisif.
Pour moi, ce serait la réalisation d’un rêve. Cela signifierait que le mouvement de la paix israélien sortirait de son ghetto ashkénaze, élitiste, pour aller à la rencontre d’au moins une partie des masses orientales.
Pour l’instant, ce n’est qu’une possibilité. Si j’étais religieux, je prierais pour qu’elle se réalise.