Par chance, la Knesset est entrée en vacances de longue durée, trois mois. Parce que, comme raillait Mark Twain : « Ni la vie ni la propriété d’aucun homme n’est en sécurité lorsque le corps législatif est en session.”
Comme s’il fallait en apporter la preuve, le député Avi Dichter a déposé, le tout dernier jour de la fin de session, une proposition de loi si scandaleuse qu’elle l’emporte sur l’ensemble des nombreuses autres lois racistes adoptées récemment par la Knesset.
“DICHTER” EST UN nom allemand qui signifie “poète”. Mais il n’a rien d’un poète. C’est l’ancien chef de la police secrète, le “Service général de la sécurité”, (Shin-Bet ou Shabak).
(“Dichter” signifie aussi “plus stupide”, mais n’insistons pas là-dessus.)
Il a déclaré fièrement qu’il avait passé une année et demie à polir et peaufiner ce projet là pour en faire un chef d’œuvre législatif.
Et c’est vraiment un chef d’œuvre. Aucun collègue dans l’Allemagne d’hier ou dans l’Iran d’aujourd’hui n’aurait su produire une œuvre plus glorieuse. Les membres de la Knesset, eux aussi, semblent être de cet avis – pas moins de 20 des 28 membres du parti Kadima, comme les autres racistes bon teint de cette auguste assemblée, ont fièrement accolé leur nom à ce projet de loi en qualité de coauteurs.
Le nom même –“Loi fondamentale : Israël en tant qu’État-Nation du Peuple Juif” – montre que ce Dichter n’est ni un poète ni guère un intellectuel. Les chefs de la police secrète le sont rarement.
“Nation” et “Peuple” sont deux concepts différents. On admet généralement qu’un peuple représente une entité ethnique et une nation une communauté politique. Ils existent à deux niveaux différents. Mais qu’importe.
C’est le contenu de la proposition de loi qui compte.
CE QUE DICHTER propose, c’est de mettre un terme à la définition officielle d’Israël comme un “État juif et démocratique”.
Il propose au lieu de cela de définir des priorités claires : Israël est tout d’abord l’État-nation du peuple juif, et seulement de façon tout à fait secondaire un État démocratique. À chaque fois que la démocratie entre en conflit avec la judéité, la judéité l’emporte, la démocratie cède.
Cela fait de lui, par la même occasion, le premier sioniste de droite (si l’on excepte Meir Kahane) à admettre ouvertement qu’il y a une contradiction fondamentale entre un “État juif” et un “État démocratique”. Depuis 1948, cela a été énergiquement contesté par tous les partis sionistes, leur phalange d’intellectuels et la Cour Suprême.
La signification de la nouvelle définition c’est que l’État d’Israël appartient à tous les Juifs du monde – y compris des sénateurs de Washington, des vendeurs de drogue de Mexico, des oligarques de Moscou et des propriétaires de casinos à Macao, mais pas aux citoyens arabes d’Israël qui sont là depuis au moins 1300 ans, depuis que les musulmans sont entrés à Jérusalem. Les Arabes chrétiens font remonter leur ancienneté à la crucifixion il y a 1980 ans, Samaritains étaient là il y a 2500 ans et beaucoup de villageois sont probablement les descendants des Cananéens qui étaient déjà là il y a quelque 5000 ans.
Tous ces gens deviendront, une fois la proposition de loi adoptée, des citoyens de seconde classe, non seulement en pratique, comme c’est le cas maintenant, mais aussi selon la doctrine officielle. À chaque fois que leurs droits entreront en conflit avec ce que la majorité des Juifs estime nécessaire à la préservation des intérêts de l’“État-nation du peuple juif” – qui pourrait inclure tout depuis la propriété de la terre jusqu’à la législation criminelle – leurs droits seront ignorés.
LE PROJET DE LOI lui-même ne laisse guère de place à la spéculation. Il expose clairement les choses. La langue arabe perdra son statut de “langue officielle” – un statut dont il bénéficiait dans l’empire ottoman, sous le mandat britannique et en Israël jusqu’à présent. La seule langue officielle de l’État-Nation etc. sera l’hébreu.
Non moins significative est le paragraphe qui dit qu’à chaque fois qu’il y un trou dans le droit israélien (appelé “lacune” ou lagune), c’est la loi juive qui s’appliquera.
“La loi juive” est constituée du Talmud et de la Halakha, les équivalents juifs de la Charia musulmane. Cela signifie qu’en pratique des règles juridiques adoptées il y a 1500 ans et plus l’emporteront sur les règles juridiques apparues au cours des derniers siècles en Grande Bretagne et dans d’autres pays européens. Des clauses semblables existent dans des pays comme le Pakistan et l’Égypte. La similitude entre le droit juif et islamique n’est pas fortuite – des sages juifs arabophones, comme Moses Maimonides (“le Rambam”) et leurs contemporains juristes musulmans se sont influencés mutuellement.
La Halakha et la Charia ont beaucoup de choses en commun. Elles interdisent le porc, pratiquent la circoncision, asservissent les femmes, condamnent à mort les homosexuels et les fornicateurs et refusent l’égalité aux infidèles. (En pratique, les deux religions ont modifié beaucoup de leurs sanctions les plus dures. Dans la religion juive, par exemple, “Œil pour œil” signifie maintenant dédommagement. Sinon, comme l’a dit si justement Gandhi, nous serions déjà tous aveugles.)
Après la promulgation de cette loi, Israël sera bien plus proche de l’Iran que des USA. La “Seule démocratie du Moyen-Orient”cessera d’être une démocratie pour devenir très proche par ses caractéristiques des pires régimes de cette région. “À la longue, Israël s’intègre à la région” ironisait un écrivain arabe – évoquant un slogan que j’avais forgé il y a 65 ans : “Intégration à la région sémite.”
LA PLUPART des membres de la Knesset qui ont signé la proposition de loi croient avec ferveur à “la totalité d’Eretz-Israël” – ce qui implique l’annexion officielle de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza.
Cela ne veut pas dire pour eux la “solution à un seul État” dont rêvent tant d’idéalistes bien intentionnés. Dans la pratique, le seul État unique possible serait gouverné par la loi de Dichter – “l’État-Nation du peuple juif” – les Arabes étant relégués au statut d’ “exécuteurs des basses besognes” de la Bible.
Ce qui est certain, c’est que les Arabes seront la majorité dans cet État – mais qui s’en soucie ? Puisque la judéïté de l’État l’emportera sur la démocratie, leur nombre n’aura pas d’importance. Tout comme le nombre des noirs dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.
PORTONS donc notre regard sur le parti auquel appartient ce poète du racisme : Kadima.
Lorsque j’étais dans l’armée, je m’amusais toujours de l’ordre : “Pour un pas en arrière du groupe – en-avant marche !”
Cela peut sembler absurde, mais c’est tout à fait logique en réalité. La première partie de l’ordre concerne sa direction, la seconde son exécution.
“Kadima” signifie “en-avant”, mais sa direction est vers l’arrière.
Dichter est un dirigeant important de Kadima. Dans la mesure où sa seule référence est sa fonction antérieure de chef de la police secrète, ce doit être la raison de son élection. Mais il a été rejoint dans ce projet raciste par plus de 80% des représentants de Kadima à la Knesset – le parti le plus important du parlement actuel.
Qu’est-ce que cela signifie concernant Kadima ?
Kadima a été une sombre nullité à pratiquement tous égards. Comme parti d’opposition au parlement c’est une triste plaisanterie – et même j’ose dire que lorsque j’étais à moi seul un parti à la Knesset, j’ai produit plus d’activité d’opposition que ce colosse à 28 têtes. Il n’a formulé aucune position significative sur la paix et l’occupation, sans parler de la justice sociale.
Sa leader, Tzipi Livni, s’est révélée elle-même une nullité totale. Sa seule réussite a été sa capacité à maintenir la cohésion de son parti – ce qui n’est cependant pas une mince prouesse si l’on considère le fait qu’il est constitué de réfugiés (certains diraient traîtres) d’autres partis, qui ont accroché leur char aux chevaux d’Ariel Sharon lorsqu’il quitta le Likoud. La plupart des dirigeants de Kadima quittèrent le Likoud avec lui et, comme Livni elle-même, sont profondément imprégnés de l’idéologie du Likoud. Quelques autres sont venus du parti travailliste, bras dessus bras dessous avec ce politicien prostitué peu recommandable, Shimon Peres.
Ce rassemblement hétéroclite de politiciens déçus a tenté plusieurs fois de déborder Benjamin Natanyahou sur sa droite. Ses membres ont cosigné presque tous les projets de loi racistes proposés ces derniers mois, y compris l’infâme “loi boycott” (encore que, lorsque l’opinion publique s’est rebellée, ils ont retiré leur signature et que certains d’entre eux ont même voté contre.)
Comment ce parti en est il venu à être le plus important de la Knesset, avec un siège de plus que le Likoud ? Pour des électeurs de gauche, dégoûtés du parti travailliste d’Ehoud Barak et qui écartaient le minuscule Meretz, il apparaissait comme la seule chance de barrer la route à Nétanyahou et à Liberman. Mais cela pourrait bien changer très prochainement.
SAMEDI DERNIER, l’énorme manifestation de protestation a été la plus importante de l’histoire d’Israël (y compris la légendaire “manif des 400.000” après la massacre de Sabra et Shatila, dont le nombre réel de participants était légèrement inférieur). Ce pourrait être le début d’une nouvelle ère.
Il est impossible de décrire la véritable énergie qui émanait de cette foule, constituée principalement de gens de 20 à 30 ans. On pouvait sentir l’Histoire, tel un aigle gigantesque, battre des ailes au-dessus. C’était une foule débordante de joie, consciente de son immense pouvoir.
Les manifestants étaient soucieux d’éviter “la politique” – me rappelant les mots de Périclès, il y a quelques 2.500 ans, lorsqu’il disait : “ce n’est pas parce que vous ne vous intéressez pas à la politique que la politique ne s’intéressera pas à vous !”
La manifestation était, bien sûr, éminemment politique – dirigée contre Nétanyahou, le gouvernement et l’ensemble de l’ordre social. En marchant au sein de la foule dense, je cherchais à voir des manifestants portant kippa sans pouvoir en repérer un seul. L’ensemble du mouvement religieux, le groupe de droite des soutiens aux colons et à la loi Dichter étaient manifestement absents alors que le groupe des Juifs orientaux, la base traditionnelle du Likoud, était largement représenté.
Cette protestation de masse est en train de changer le programme d’Israël. J’espère que cela aboutira en temps utile à l’émergence d’un nouveau parti, qui modifiera le visage de la Knesset de façon méconnaissable. Même une nouvelle guerre ou une autre “urgence sécuritaire” ne saurait l’empêcher.
Ce sera certainement la fin de Kadima, et peu de gens en porteront le deuil. Cela signifierait aussi un adieu à Dichter, le poète de la police secrète.