Les États-Unis comptent opposer leur veto à un projet de résolution visant à protéger la population palestinienne à Gaza et en Cisjordanie, soumis ce 1er juin au Conseil de sécurité de l’ONU.
Les manifestations de mi-mai à la frontière de Gaza ont été les plus importantes –et les plus mortelles– depuis que le peuple palestinien a entamé fin mars sa « grande marche du retour », comme les organisateurs l’ont baptisée.
Les protestations ont atteint leur apogée le 15 mai, jour du soixante-dixième anniversaire de la Nakba [« catastrophe », en arabe], qui vit la majeure partie de la population arabe de Palestine chassée de son territoire, alors sous mandat britannique, dans le cadre de la création d’Israël. Aujourd’hui, près de 70% des deux millions de Palestiniennes et Palestiniens de Gaza sont officiellement des réfugiées et réfugiés provenant de terres appartenant désormais à Israël.
Refusant depuis longtemps de porter la responsabilité du problème, Israël continue d’affirmer que la population réfugiée ne sera jamais autorisée à revenir –un point de vue aujourd’hui généralement accepté par la classe politique américaine.
Un nouveau processus d’oubli volontaire
Cela n’a pas toujours été le cas. Dans les années qui suivirent 1948, contrairement à aujourd’hui, ni les événements de la Nakba, ni le droit –reconnu par l’ONU– des réfugiées et réfugiés palestiniens à retourner chez elles et eux ne suscitait de controverse aux États-Unis. En moins d’une génération, Washington a oublié tant la signification politique de la Nakba que les racines du conflit israélo-palestinien.
Soixante-dix ans plus tard, c’est un processus de déni similaire –bien que plus lent– qui est à l’œuvre quant au demi-siècle d’occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza. L’effacement constant de l’occupation israélienne dans les discours politiques de Washington empêche non seulement toute résolution du conflit par les États-Unis, mais place en outre Israël et la Palestine sur la voie apparemment irréversible d’une solution à un seul État.
Lucidité sur la question de la population réfugiée
Le terme Nakba n’a jamais fait son entrée dans le vocabulaire politique de Washington, mais les politiques comprenaient la nature et la mesure du désastre subi par le peuple palestinien lors de la création d’Israël.
À l’époque, les diplomates et les services de renseignement surveillaient de près et rapportaient tous les développements se déroulant dans la Palestine d’alors, sous mandat britannique. Pour cette raison, la plupart des responsables américains, notamment le président et le secrétaire d’État, ne se faisaient pas d’illusions sur la nature de l’exode des Palestiniennes et Palestiniens.
Dans le sillage du massacre de Deir Yassin, durant lequel plus de cent personnes furent tuées par des membres de deux milices sionistes, l’Irgoun et le Groupe Stern, le lent flux des réfugiées et réfugiés se transforma en véritable exode. Le département d’État américain faisait régulièrement le point sur le nombre de Palestiniennes et Palestiniens fuyant la zone, et sur leur situation.
« Les dirigeants israéliens feraient une grave erreur s’ils pensaient que l’insensibilité dont ils avaient fait preuve [...] pouvait passer inaperçue aux yeux du monde. »
George Marshall, secrétaire d’État américain entre 1947 et 1949
Lorsque le premier ambassadeur des États-Unis en Israël, James Grover McDonald, répéta les affirmations israéliennes selon lesquelles le peuple palestinien avait en fait fui une invasion d’armées arabes, le secrétaire d’État, George Marshall, le corrigea en lui rappelant que le « problème des réfugiés palestiniens [...] avait commencé avant le déclenchement des hostilités entre Israël et les pays arabes. Si une proportion considérable de réfugiés arabes avaient fui leurs maisons, c’était à cause de l’occupation juive d’Haïfa les 21-22 avril et des attaques armées de Juifs contre Jaffa, le 25 avril ».
Le message de Marshall était que « les dirigeants israéliens feraient une grave erreur s’ils pensaient que l’insensibilité dont ils avaient fait preuve dans leur traitement de cette affaire tragique pouvait passer inaperçue aux yeux du monde ».
Comme le reste de la communauté internationale, les États-Unis soutenaient la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies, qui –entre autres choses– appelait Israël à autoriser les réfugiées et réfugiés palestiniens « souhaitant retourner dans leurs foyers et vivre en paix avec leurs voisins [...] à le faire à une date aussi rapprochée que possible ».
D’après Mark Ethridge, envoyé pour la paix au Moyen-Orient du président Harry Truman, Israël portait « une responsabilité particulière dans le sort des personnes chassées de chez elles en raison du terrorisme, de la répression et des expulsions forcées ».
Beaucoup reconnaissaient également la responsabilité des États-Unis. William Burdett, consul américain à Jérusalem avait déclaré que « les États-Unis ont accumulé une énorme responsabilité morale et même financière par rapport à la situation, en raison de notre zèle légitime à créer un État [juif] ».
Même Truman, pourtant considéré par beaucoup comme l’accoucheur de l’État israélien moderne, avait concédé être « plutôt écœuré par la manière dont les Juifs abordent le problème des réfugiés ».
Inaction dès la présidence Jonhson
Au fil des ans, pourtant, le sentiment d’urgence par rapport à la crise des réfugiées et réfugiés commença à se dissiper –tout comme le souvenir de ce qui en était la cause. Les gouvernements américains successifs continuaient néanmoins à considérer sa résolution comme la clé d’un accord de paix arabo-israélien.
Le président Lyndon B. Johnson fut le premier à se démarquer de ses prédécesseurs. À l’inverse des trois présidents qui l’avaient précédé, Johnson n’essaya jamais vraiment de régler le problème de la population réfugiée.
Aussi, en 1966, lorsque les diplomates israéliens signifièrent au département d’État qu’Israël ne ferait plus aucune proposition impliquant le rapatriement des personnes réfugiées, qui serait désormais considéré comme un appel à la destruction d’Israël, l’administration Johnson n’avait pas bronché.
Pour tout dire, les idées du président américain suivaient même de très près celles des dirigeants israéliens. Dans ses mémoires, Johnson reprochait aux leaders arabes de n’avoir pas su absorber la population réfugiée et d’avoir utilisé « la question d’Israël et le sort tragique des réfugiés pour servir leurs ambitions personnelles et permettre aux extrémistes arabes de dominer politiquement les modérés ». Toute référence à la responsabilité d’Israël dans la situation ou à l’implication des Américains avait été éludée.
Solution à deux États jadis consensuelle
Le même type d’amnésie historique et politique qui a efficacement effacé la Nakba de la conscience politique de Washington il y a un demi-siècle frappe aujourd’hui la politique américaine —mais cette fois en rapport avec l’occupation israélienne.
Depuis 1967, la politique américaine et le processus de paix au Moyen-Orient étaient basés sur la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui demandait à Israël de se retirer des territoires occupés, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, afin d’assurer un retour à la paix et à la normalisation de ses rapports avec les pays arabes voisins. À partir de 2000, les États-Unis et la communauté internationale ont interprété la résolution 242 dans le contexte de la création d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, à côté d’Israël.
Bill Clinton fut le premier président américain à faire du soutien à un État palestinien une affaire non officielle de politique américaine.
Les projets visant à mettre un terme à l’occupation israélienne et à établir un État palestinien indépendant furent formalisés par George W. Bush. Barack Obama réitéra ensuite les positions de ses prédécesseurs, mais à l’époque, il ne s’agissait plus d’une question qui faisait consensus.
En 2011, lorsqu’Obama se prononça pour une solution à deux États, en stipulant que « les frontières d’Israël et de la Palestine devraient être basées sur les lignes de 1967, avec des échanges mutuellement consentis », ce qui reprenait en grande partie le langage des précédents présidents, il provoqua un tollé chez les Républicains du Congrès, qui l’accusèrent d’avoir donné un coup de poignard dans le dos d’Israël.
Déni de l’occupation israélienne
En 2016, le Parti républicain supprima officiellement les références à une solution à deux États de son programme, tout en déclarant qu’il « rejetait l’idée fausse selon laquelle Israël serait en position d’occupation ».
L’élection de Donald Trump n’a fait qu’accélérer cette tendance. L’ambassadeur de Trump en Israël, David Friedman, entretient des liens solides avec le mouvement des colons israéliens et minimise ce qu’il qualifie de « supposée occupation » de la Cisjordanie par Israël.
Trump n’a pas été si explicite, mais son administration n’a pas non plus exprimé clairement son soutien à un État palestinien ou à la fin de l’occupation israélienne, comme l’avaient fait les trois derniers présidents américains avant lui.
Trump a seulement dit que les États-Unis soutiendraient une solution à deux États « si les deux côtés étaient d’accord », mais son très attendu plan de paix semble ne pas envisager une souveraineté totale du côté palestinien.
La décision du département d’État de ne plus parler de « territoires occupés » pour faire référence à la Cisjordanie et la bande de Gaza dans son rapport annuel sur les droits humains laisse penser que le déni de l’occupation semble très près d’être normalisé au niveau officiel.
Revendications pour l’égalité des droits
Il n’est pas difficile de cerner ce qui motive ce déni : s’il n’y a pas d’occupation, Israël n’a à abandonner aucun des territoires qu’elle contrôle désormais. Mais le discours de déni de l’occupation et de triomphalisme israélien qui semble s’être ancré chez les droites israélienne et américaine est en réalité problématique pour Israël et ses soutiens.
Si la Cisjordanie, Jérusalem-Est ou, en l’occurrence, Gaza ne sont pas occupées, la seule manière d’expliquer le contrôle continu de millions de personnes à qui l’on refuse d’accorder des droits de citoyenneté basique est qu’il s’agit d’une forme d’apartheid.
À vrai dire, en niant l’occupation, ces révisionnistes des temps modernes soulignent par mégarde la réalité à un seul État qui existe aujourd’hui et dans laquelle Israël maintient un contrôle effectif sur tout le territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain.
D’un côté, nous avons environ 6,5 millions de Juifs israéliens vivant des deux côtés des frontières de 1967 et qui jouissent d’une citoyenneté pleine et complète, tandis que de l’autre, nous avons un nombre presque égal d’Arabes palestiniens et palestiniennes, qui ne jouissent pas tous ni toutes des mêmes droits légaux et politiques.
Sans la perspective d’avoir un jour un État indépendant à eux, les Palestiniennes et Palestiniens vont inévitablement finir par demander à avoir les mêmes droits que les autres à l’intérieur de l’État israélien –une tendance qui est d’ailleurs déjà bien entamée.
Opinion américaine plus consciente
En dépit des similarités, il est toutefois peu probable que l’amnésie politique d’aujourd’hui finisse par prendre complètement, non seulement parce que les technologies actuelles font qu’il est désormais quasiment impossible d’oublier quoi que ce soit, mais surtout parce que, contrairement à la période d’après 1948, il existe désormais une résistance politique à l’oubli.
Nous avons assisté ces dernières années à un changement de point de vue de l’opinion américaine, qui est plus consciente de la situation du peuple palestinien et soutient davantage leurs droits qu’auparavant –notamment chez les jeunes et les électrices de gauche, chez les personnes de couleur et la population juive progressiste.
Alors que par le passé, l’oubli de la Nakba, des droits des personnes réfugiées et des raisons du conflit étaient plus ou moins universelles, le déni de l’occupation d’aujourd’hui est en grande partie un acte partisan, et il est de plus en plus contesté par les progressistes et certaines personnalités politiques démocrates, comme le sénateur Bernie Sanders ou la députée Betty McCollum.
Tant que les politiques ne seront pas prêts à reconnaître avec honnêteté l’occupation militaire par Israël de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, ainsi que le problème de la population réfugiée palestinienne, les États-Unis auront peu de choses à offrir pour la paix au Moyen-Orient.
De même qu’ignorer des décennies durant le sort des réfugiées et réfugiés palestiniens à Gaza et ailleurs n’a jamais permis de résoudre le problème, le déni de l’occupation israélienne ne peut faire qu’empirer les choses.
Traduit par Yann Champion
(Khaled Elgindy Membre du Centre Saban pour la politique du Moyen-Orient de la Brookings Institution)