Ce qui frappe d’abord dans la question palestinienne ou plutôt dans l’absence de son règlement politique est l’énorme contraste entre sa durée et la simplicité de la solution connue du monde entier.
Nous sommes en face du plus long processus de décolonisation tel qu’il s’est affirmé tout au long du XXe siècle et qui a permis l’affranchissement, avant tout politique, de la vaste partie du monde qui avait été soumise aux puissances occidentales (Europe et Etats-Unis).
Il s’agit donc fondamentalement ici d’une crise de décolonisation mais d’une crise rendue plus difficile à résoudre dans la mesure où nous sommes en face de deux mouvements nationalistes, certes de nature très différente, qui se disputent la même terre. Toute l’histoire politique de ce conflit territorial est la longue marche des Palestiniens vers l’Etat territorial sur une terre à se réapproprier mais aussi à partager
Le mouvement national palestinien doit réaliser une dissociation politique complète, assurant une cohabitation de deux Etats indépendants, acceptable par une majorité de Palestiniens et d’Israéliens, préservant une perspective de réconciliation.
Ce qui suppose au préalable une séparation. C’était d’une certaine manière, l’idée de Rabin pour les accords d’Oslo ; elle s’est imposée à lui en termes politiques du fait de l’Intifada qui avait démontré la volonté d’indépendance nationale palestinienne dans les frontières de 1967 ; elle s’est imposée en termes « sécuritaires » aussi en raison des attentats du Hamas. L’objectif fondamental était le maintien d’Israël comme Etat juif et démocratique.
En fait ce processus politique qui lui fut imposé par la résistance populaire essentiellement non-violente qui a caractérisé la première Intifada n’a abouti qu’à une dissociation politique partielle car restée trop marquée par la conception sécuritaire de cette séparation qui aboutit au maintien de la prééminence d’Israël en Cisjordanie et à Gaza, en clair le contrôle militaire des Palestiniens et de toutes leurs frontières. Certes un Etat palestinien était envisagé, mais cet objectif était trop éloigné et incertain. Pendant ce temps, la colonisation pouvait se poursuivre... D’où la non-solution...
Le partage réel qu’acceptaient les Palestiniens supposait la fin des colonies et le retrait de l’armée. C’est précisément la non-réalisation de ces deux conditions après l’échec de Camp David II en 2000, qui explique la seconde Intifada qui, se militarisant, fut violemment écrasée... Aujourd’hui, avec la résistance populaire non-violente, c’est une troisième Intifada qui est en marche avec pour objectif la disjonction totale entre deux espaces politiques souverains, c’est-à dire deux Etats indépendants, sur la base de la seule ligne de référence qu’est la frontière issue des lignes d’armistice de 1949 (que l’on qualifie aussi « frontières de 1967)
Par conséquent aujourd’hui les voies de la paix ne sont plus celles d’Oslo qui se sont traduites par une multiplication de ghettos enfermant les Palestiniens sans leur reconnaître autre chose qu’un modeste pouvoir administratif, surveillé par un système sécuritaire piloté par les Américains et assuré par une collaboration policière israélo-palestinienne issue d’Oslo... sans oublier les colons
armés. La paix ne pourra s’établir, se fonder, qu’à partir de la reconnaissance du droit à l’existence en terre palestinienne d’un Etat palestinien disposant de toutes les prérogatives qui lui reviennent, donc politiquement souverain et territorialement unitaire et non réduit en une quelconque « entité » plus ou moins mutilée et fragmentée.
Le droit ou la guerre
Le droit ou la guerre, telle est et reste en effet l’alternative. La façon dont le droit a été évacué dans les négociations qui n’ont jamais permis de déboucher sur une solution politique démontre que le droit de la force a toujours prévalu sur la force du droit, au détriment du plus faible, de la victime des violations du droit, c’est-à-dire les Palestiniens.
Tout le monde le sait, pour réussir, toute négociation devra se rapporter à ce qui est devenu la référence commune de la société mondiale, et qui engage tous les Etats qui les ont ratifiées, à savoir :
1°) D’abord les conventions sur les droits de l’homme et le droit humanitaire. Ces textes invalident la colonisation israélienne, le refus du retour des Palestiniens, les bouclages,etc. Je citerai un seul point de ce corpus qui comprend la 4e Convention de Genève de 1949 sur le droit humanitaire « La Puissance occupante ne pourra procéder au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. »
2°) Ensuite la question de la souveraineté : elle se règle en se fondant sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe central du droit moderne, la difficulté étant de fixer juridiquement la compatibilité entre l’application de ce principe au peuple palestinien et l’effectivité de l’existence d’Israël, ce que les Palestiniens sont disposés à faire dès lors que leur Etat souverain est acquis. (Depuis le mandat britannique les Palestiniens sont les seuls titulaires de la souveraineté sur le territoire de la Palestine mandataire)
3°) Enfin c’est la question territoriale qui concerne l’ensemble des territoires occupés, y compris Jérusalem. Ici la norme qui s’applique est l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force (article 2 ,§ 4 de la Charte des Nations unies)
Pour finir je voudrais donner quelques éléments de réponse à certaines objections qui ont été faites dans le débat concernant la possibilité et même la nécessité de deux Etats.
D’abord je note que toutes les composantes du mouvement national palestinien, après avoir été en faveur d’un seul Etat démocratique pour toute la Palestine mandataire, ont par réalisme politique et militaire, accepté en 1974, le principe de constitution d’un Etat palestinien sur une partie seulement du territoire palestinien, et n’ont pas abandonné cette position. Le mouvement international de solidarité s’est logiquement situé sur cette position. Et tant que le mouvement national dans ses grandes composantes ne modifie pas cette revendication de construction d’un Etat palestinien à côté d’Israël dont, de fait, on a, en 1988, reconnu le droit à l’existence étatique, nous n’avons aucune raison de modifier notre attitude. S’il s’avère que le mouvement national palestinien estime nécessaire de changer de position et de stratégie, il nous reviendra de décider collectivement d’en prendre acte et de nous situer en conséquence. On n’en est pas là.
De ce point de vue face au pessimisme et même au désespoir de certains militants palestiniens qui , vu l’impossibilité actuelle d’arrêter la colonisation de leur terre, finissent par retourner à la revendication d’un seul Etat comme si on se disait « puisqu’on n’a pas obtenu les 22% de notre territoire on demande alors 100% ! » Donc on efface tout, on entérine tout ce qu’Israël a fait et on se battra à l’intérieur de l’Etat d’Israël devenu un Etat d’apartheid...en espérant changer la majorité interne et alors instituer un seul Etat sur toute la Palestine historique...Une aberration politique qui ne peut masquer la défaite irréversible du projet national palestinien et l’abandon de ses acquis.
Or il faut rappeler ces acquis : toutes les colonies sont reconnues illégales par toutes les instances politiques et juridiques du monde ; et les frontières de 1967 (y compris Jérusalem-Est) sont aussi reconnues par le monde entier comme celles séparant l’Etat d’Israël de l’Etat de Palestine. Vouloir aujourd’hui un seul Etat c’est sortir du droit international et des résolutions de l’ONU ; qui alors peut soutenir cette revendication ? Ce ne serait plus Israël qui serait isolé comme aujourd’hui mais un mouvement palestinien vaincu pour longtemps...
En fait si on peut être pour un Etat binational, je pense comme l’a reconnu Edward Saïd à la fin de sa vie (interview réalisée par Sylvain Cypel dans le Monde) que l’Etat palestinien dans les frontières de 1967 est une étape nécessaire, libre ensuite aux peuples des deux Etats souverains de décider de modalités de rapprochement et de coopération éventuels.
En même temps je comprends l’inquiétude de certains Palestiniens qui s’interrogent fortement sur les conditions d’une coexistence possible et durable entre les deux Etats. En particulier ils ont raison de contester la notion d’Etat juif car il fonde un régime de discrimination des Palestiniens en Israël. C’est pour cela qu’il faut soutenir la bataille menée par les Palestiniens de l’intérieur (qui sont en faveur, comme le Parti Balad, de deux Etats démocratiques et laïques), pour l’égalité des droits de tous les citoyens de l’Etat d’Israël, bataille soutenue par Gush Shalom et autres démocrates juifs israéliens.
Globalement je crois que la coexistence entre les deux peuples n’est possible que si en Israël s’engage, progressivement, un processus de désionisation de l’Etat (en particulier sur les questions de la citoyenneté et de la nationalité, de la Loi du retour, etc.) pour tendre vers un Etat post-sioniste comme le défend Abraham Burg.
Mais cette évolution sera d’autant plus facilitée si se constitue en Palestine un Etat démocratique et laïque permettant à tous ses citoyens de jouir de tous les droits fondamentaux, y compris pour les minorités qui y vivraient. Les Palestiniens ont été souvent en avance dans le mouvement nationaliste arabe dans la pensée politique, en matière démocratique, en garantissant un pluralisme politique, en se prononçant dès 1969 pour un Etat démocratique, en reconnaissant des droits politiques aux Juifs d’Israël, en assurant des élections libres, en pratiquant une résistance populaire non-violente démocratiquement gérée, bref en étant à l’avant-garde de ce qui est aujourd’hui le mouvement démocratique révolutionnaire qui traverse le monde arabe.et qui, point important, prend sérieusement en compte la question des minorité non arabes ( Kurdes, Coptes, etc.) Israël ne peut plus se vanter d’être la seule démocratie (ethnique) au Moyen-Orient.
Si bien que le mouvement national palestinien, par son histoire, par sa réflexion déjà ancienne, par la situation des Palestiniens d’Israël, est amené à sortir des schémas traditionnels au Moyen-Orient et à penser l’Etat-nation non exclusivement fondé sur la nationalité, la terre, le sang, l’ethnie, la religion, mais à partir du droit de tous ceux qui vivent dans ses frontières de bénéficier de tous les droits fondamentaux du citoyen moderne Il sera en état de proposer à Israël des formes confédérales de citoyenneté transnationale remettant en question la séparation sur des bases ethniques. Ce qui permet de repenser et de ré-élaborer la formule rituelle des « deux Etats pour deux peuples » et de re-situer la problématique des deux Etats dans une perspective plus exaltante...
Bien sûr on n’en est pas là, mais la révolution démocratique arabe ouvre cette perspective qui obligera Israël à choisir de s’intégrer démocratiquement dans un monde arabe démocratique ou à disparaître plus ou moins brutalement. ..