B’Tselem vient de publier un document de synthèse qui réfute les conclusions du Procureur Général, Avichai Mandelblit – la plus haute autorité judiciaire du pouvoir exécutif en Israël, dont l’avis juridique constitue celui du gouvernement – selon lequel la Cour Pénale Internationale (CPI) n’a aucune compétence pour enquêter sur des crimes de guerre présumés perpétrés par Israël en Palestine occupée.
L’analyse de B’Tselem établit que le Procureur Général s’est appuyé sur des citations partielles extraites de leur contexte, a bafoué les dispositions du droit international relatives à l’occupation, a ignoré les avis de la communauté internationale depuis plus de cinquante ans sur la politique israélienne dans les Territoires Occupés et a ainsi, de façon absurde, déformé la réalité.
Dans son mémorandum, Avichai Mandelblit insiste sur le fait que seuls les états souverains peuvent être membres du Statut de Rome et déléguer leur compétence à la CPI (et que la Palestine n’est pas un État).
Cependant, au lieu d’étayer cette affirmation, il se concentre sur le fait incontestable que la Palestine n’est pas un état souverain. Pour justifier ce point, le Procureur Général émet plusieurs affirmations qui sont en décalage complet par rapport à la réalité :
- selon lui, il n’y a pas d’occupation - ce qui va à l’encontre des faits sur le terrain, des principes du droit international et des positions exprimées par la communauté internationale. Il fait abstraction de plus de 52 ans pendant lesquels Israël a maintenu la Cisjordanie et la Bande de Gaza sous un régime d’occupation cruel et violent, transformant ainsi complètement la région. L’espace palestinien est maintenant fragmenté en unités isolées dans lesquelles les Palestiniens vivent sans droits politiques et sans aucun véritable contrôle sur leur vie, gérée par différentes autorités israéliennes.
- il décrit Israël et les Palestiniens comme menant des négociations en toute bonne foi pour parvenir à une réconciliation totale. Dans ces circonstances, affirme-t-il, les parties n’ont pas besoin d’« une procédure pénale pour les séparer davantage ». Cette tentative de se cacher derrière de prétendues négociations est en complet décalage avec les agissements d’Israël et avec ses intentions à long terme concernant les Territoires Occupés. Les hauts responsable israéliens ont depuis longtemps confirmé que l’État ne considère pas l’occupation comme temporaire et qu’il a l’intention de renforcer son contrôle sur les Palestiniens tout en les dépossédant de leur terre et de leurs droits.
Israël, par le biais de son procureur général, cherche à poursuivre ses politiques sans être dérangé. C’est pourquoi les représentants de l’État essaient de présenter les actions d’Israël dans les Territoires Occupés comme irréprochables, dans l’espoir d’éviter une éventuelle enquête de la CPI.
Quand l’Autorité Palestinienne a annoncé que la Palestine allait rejoindre la CPI en janvier 2015, le Premier Ministre Netanyahou a écrit dans une lettre à plusieurs chefs d’État : « Sept décennies après l’Holocauste, les Palestiniens pointent effrontément du doigt Israël, la démocratie la plus menacée dans le monde. »
Récemment, en réponse à l’annonce de la Procureure de la CPI qu’il y avait un motif raisonnable pour lancer une enquête sur la situation en Palestine, Netanyahou est remonté encore plus loin :
Il y a 2 000 ans, nous avons combattu les décrets antisémites d’Antioche, qui souhaitaient nier nos droits… Aujourd’hui, nous avons pris connaissance des nouveaux décrets contre le peuple juif – les décrets antisémites de la Cour Pénale Internationale.
Netanyahou a ensuite demandé des sanctions « contre la CPI, contre ses responsables, contre ses procureurs, contre tout le monde ». Et les médias ont récemment rapporté qu’Israël travaille de concert avec l’administration Trump pour coordonner les mesures contre la CPI.
Depuis de nombreuses années, Israël a bénéficié d’une totale impunité en ce qui concerne ses actions dans les Territoires Occupés. Sur le plan intérieur, personne n’a payé de prix significatif pour ses actions grâce à l’impunité pénale et civile presque totale qu’Israël s’accorde.
Au plan international, très peu (voire rien) a été fait pour contraindre Israël à changer de politique. Au lieu de cela, le pays bénéficie de généreux avantages financiers et d’une légitimité internationale.
Israël s’insurge maintenant contre la perspective d’être réellement tenu de rendre des comptes pour certains de ses crimes.
Il est important de comprendre le véritable enjeu du débat en cours. Ce n’est pas la compétence, mais les valeurs proprement dites que la CPI est censée sauvegarder – les valeurs que le monde a essayées de promouvoir depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, en réponse aux innommables atrocités perpétrées au cours de ce sombre chapitre de l’histoire. Avec un cynisme éhonté, Israël essaie d’utiliser ces mêmes horreurs pour justifier l’oppression ininterrompue, l’accaparement des terres et les meurtres, en rejetant les efforts internationaux de ces 75 dernières années pour élaborer et appliquer des lois qui puissent limiter le pouvoir et aider à créer un monde fondé sur la justice, l’égalité et la dignité pour tous. Ce sont ces valeurs qu’Israël rejette aujourd’hui avec mépris. Ce sont ces valeurs que nous devons maintenant, plus que jamais, persister à maintenir.
Le directeur exécutif de B’Tselem, Hagai El-Ad, ajoute :
La tentative d’Israël de s’accrocher à des fétus de paille formalistes pour échapper à la juridiction de la CPI est honteuse. Depuis que la Palestine a rejoint le Statut de Rome, elle a le droit d’exiger une enquête sur la situation sur place. La Palestine n’est pas un « état souverain » précisément parce qu’elle est sous occupation israélienne, pour les crimes de laquelle la CPI a la compétence – et la responsabilité- d’enquêter. Nous espérons que la Cour prendra la bonne décision, soutiendra l’avis de la Procureure, et décidera qu’ele a bien la compétence d’ouvrir et de mener une enquête.
Le contexte
Le 20 décembre 2019, la Procureure de la CPI a annoncé qu’après cinq années d’examen préliminaire, elle a estimé que les conditions pour lancer une enquête sur la situation en Palestine étaient remplies et qu’il existait des motifs valables de penser que des crimes de guerre ont été, ou sont en train d’être, perpétrés en Cisjordanie (en y incluant Jérusalem-Est) et dans la Bande de Gaza par Israël, le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens.
Les suspicions à l’encontre d’Israël comprennent sa conduite pendant l’opération Bordure Protectrice en 2014 et pendant les marches du retour à Gaza, ainsi que sa politique de colonisation. La Procureure a sollicité une décision de la CPI, avant d’entreprendre l’enquête, pour confirmer la compétence de la Cour par rapport à la situation en Palestine. Le Procureur Général d’Israël a publié un mémorandum plusieurs heures avant l’annonce de la Procureure, dont B’Tselem a livré l’analyse.
Les États, les organisations et les personnes qui ont vu leur demande acceptée de soumettre un avis à la CPI concernant sa compétence en Palestine devaient le faire jusqu’au 16 mars 2020. La Palestine, Israël et les victimes peuvent aussi présenter leur avis d’ici le 30 mars 2020.
Traduction Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers