Actif sur tous les fronts, il fait partie des fondateurs du réseau novateur Taayush (Vivre ensemble), créé en 2000, dont il est aujourd’hui l’un de ses principaux animateurs et théoriciens.
Dans l’intervention qu’il a faite à l’occasion du 50 ème anniversaire du Monde diplomatique et que nous publions intégralement, Gadi Algazi tire quelques leçons de son expérience politique. Sa liberté de ton, peu commune, et la qualité de sa réflexion, donne à ce texte sa grande valeur.
"Je me tiens devant vous, je regarde vos visages, et je pense à tous les visages des militants qui combattent l’occupation. Je pense aux femmes qui surveillent les check-points et témoignent de l’humiliation quotidienne des Palestiniens. Je pense aux manifestations communes - juifs et Arabes d’Israël et Palestiniens des territoires - lors de la réoccupation de la Cisjordanie au printemps 2002. Je pense aux médecins pour les droits humains se frayant un chemin jusqu’aux villages palestiniens. Aux étudiants formant des groupes judéo-arabes dans les universités. Aux travailleurs sociaux s’efforçant de rendre visible le coût humain de la guerre coloniale.
Je pense aux refuzniks. Aux pilotes qui refusent de bombarder les Palestiniens, aux centaines de réservistes qui refusent de participer à leur oppression. Et aux objecteurs de conscience de 18-19 ans qui se retrouvent en prison parce qu’ils ne veulent pas servir dans une armée coloniale. Ils ont besoin de votre solidarité - et ils la méritent.
Je pense aussi à mes amis palestiniens, aux côtés desquels nous combattons depuis des années. Et notamment aux militants locaux qui mènent une longue et âpre bataille pour leurs terres, leurs puits, leurs arbres, leurs maisons. Je vois encore ces enfants palestiniens devant les portes de métal jaune de Khirbet Jbara pris au piège du mur, attendant des heures sous le soleil ou la pluie que les soldats leur ouvrent la porte pour aller à l’école...
Cet hiver, des villages entiers, femmes et hommes, jeunes et vieux, ont manifesté face aux bulldozers, malgré les gaz lacrymogènes et les balles. Certains furent tués. Dans les dernières semaines, sept Palestiniens ont payé de leur vie le fait d’avoir participé au mouvement non violent contre le mur. J’admire leur courage, leur patience.
Je ne représente pas ces militants. Je ne parle pas en leur nom. Mais, depuis trois ans, j’ai consacré l’essentiel de mon temps à Taayush (en arabe : " Vie en commun ") qui participe d’une mouvance plus large. Ce n’est pas seulement un mouvement pour la " paix " - ce mot si souvent détourné, tout au long des années 90, pour désigner la modernisation du contrôle de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ce n’est pas qu’une formation d’opposition à la politique de Sharon. Non : c’est un mouvement qui combat le colonialisme dans les Territoires et à l’intérieur - la discrimination et la dépossession des Palestiniens au sein même d’Israël. Disons-le : il n’est évidemment pas assez large pour devenir demain majoritaire - nous sommes enfoncés dans un marécage colonial dont il est difficile de s’extirper. Le mouvement grandit et touche des milieux nouveaux. Il avance toutefois moins vite que la politique de Sharon - mur, bombes et bulldozers - qui laisse des traces profondes, plus durables.
Nous tous, ici, voulons - et ce n’est pas facile - réinventer l’internationalisme indispensable au combat altermondialiste. Pouvons-nous tirer des leçons des mouvements de solidarité du passé ? Je le crois. En évitant les illusions romantiques, l’idéalisation de notre lutte, la projection de nos peurs et de nos espoirs sur d’autres peuples. En mesurant la complexité de la situation pour intervenir plus efficacement - et peut-être plus modestement.
Je viens d’un pays dont le peuple souhaite vivre hors des ghettos, libéré des formes de discrimination et de racisme inscrites dans l’histoire de l’Europe. Et le voilà au coeur d’un projet colonial qui reproduit - sous des formes renouvelées - ces discriminations et ce racisme. Un peuple de réfugiés qui refuse de reconnaître sa responsabilité dans la création d’un autre problème de réfugiés. Je n’oppose pas les souffrances des uns à celles des autres : j’évoque ce qu’une amie indienne appelle entangled history, " l’histoire enchevêtrée de nos peuples ".
Enchevêtrée parce que nous partageons la même terre, mais aussi l’héritage de l’histoire de l’Europe et du colonialisme au Proche-Orient. Sinon, comment expliquer que les Israéliens, citoyens d’un puissant Etat colonisateur, se croient menacés par les Palestiniens ? Ce sentiment de vulnérabilité l’atteste : Israël peut affamer les Palestiniens, les tuer, détruire leurs maisons, arracher leurs arbres, les enfermer par un système de murs et de barbelés - mais une forteresse assiégée ne survivra pas longtemps au Proche-Orient.
Pour qu’elle tienne, il faudrait que son peuple se transforme en mur humain défendant, pour citer Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, l’Occident contre l’Orient barbare - on ajouterait aujourd’hui contre un islam diabolisé. Un mur humain, disait le fondateur d’Israël, David Ben Gourion, est plus efficace qu’un mur de briques : la pression extérieure le renforce. Sauf si vous ouvrez une brèche à travers laquelle les gens peuvent sortir et construire une vie commune.
C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement de protester, mais d’avancer des solutions ; pas seulement de combattre le colonialisme, mais d’ébranler le mur ; pas seulement de dire non, mais d’aider chacun à faire son expérience. Nous n’avons pas de formule magique. Mais un point doit être souligné : l’importance de l’action politique concrète. " Concret " ne s’oppose pas à " abstrait " - car nous avons besoin d’abstraction pour comprendre ce qui se passe autour de nous - mais à " symbolique ". Trop longtemps, la politique, à gauche, s’est résumée à des gestes purement symboliques.
Ces gestes, les gens, dans ce conflit sanglant, n’y croient plus. Beaucoup n’ont même plus foi dans la capacité de la politique à leur bâtir un autre avenir. Les Palestiniens, en particulier, savent pourquoi ils ne doivent plus croire aux pétitions de principes, aux cérémonies médiatisées, aux traités virtuels. De même, toute cette agitation ne surmontera pas la peur, le racisme et la haine accumulées par les Israéliens. Les uns et les autres négocient depuis des années alors que les colonies et leurs routes spéciales tissaient leur toile d’araignée. Pour toucher le coeur des hommes en pleine escalade, nous recourons à des formes d’action qui laissent plus de traces.
Car les mots et les symboles ne peuvent rien contre un projet colonial progressant à coups de bulldozers et de bombes. Ariel Sharon lui-même sait d’ailleurs se servir des uns comme des autres. Pour faire face, manifester ne suffit plus : il s’agit de défier concrètement les tactiques de l’occupant, à partir d’une position de faiblesse. Nous sommes comme des partisans cherchant où et quand intervenir : là où le rapport des forces, en général défavorable, nous devient momentanément favorable ; quand l’action commune permet de combler le fossé entre Israéliens et Palestiniens.
Plus généralement, je crois que nos modestes expériences d’actions concrètes à participation de masse peuvent intéresser les forces d’opposition ailleurs. Si les gens sont souvent apathiques dans nos sociétés, c’est que la politique est devenue un spectacle auquel ils sont conviés à assister. Notre tâche n’est pas d’offrir un spectacle alternatif. Nous ne pouvons pas fonder uniquement notre politique sur des mots et des images. Pour que ça bouge, il convient de proposer des formes de contestation autres que symboliques. Pour que la politique soit comprise au-delà des professionnels, elle doit avoir pour enjeu des intérêts matériels, faire comprendre à chacun en quoi son engagement peut changer sa vie quotidienne.
C’est, par exemple, la construction de routes vers ces villages arabes non reconnus en Israël, contre lesquels le gouvernement mène une guerre d’usure depuis plus de cinquante ans. Ce défi au colonialisme interne mobilise les villages entiers et leur environnement ainsi que ces centaines de militants - tous construisent et défendent ensemble ce qu’ils ont construit, y compris contre la police et face aux tribunaux.
Nos militants, armés de seuls camions, peuvent aussi briser le siège d’un village palestinien de Cisjordanie. Ainsi ils apportent moins un message d’opposition à l’occupation qu’un soutien matériel - nourriture ou médicaments - qui aide les communautés rurales à survivre face à la pression de l’armée et des colons.
Nous rebâtissons aussi des maisons que les bulldozers israéliens ont détruites. Nous mobilisons des milliers de citoyens pour la cueillette des olives, renforçant ainsi l’économie rurale cisjordanienne et engageant des Israéliens dans une bataille concrète contre les colons voleurs de terres, d’arbres et de récoltes. Ces derniers paient ces opérations au prix fort, car leurs pratiques sont révélées au grand public, alors que le mécanisme de dépossession repose sur le silence.
Bien sûr, il nous arrive aussi de distribuer des tracts, de tenir des meetings et de manifester. Mais nous accordons la priorité aux interventions de masse locales et non violentes. Celles-ci exigent des efforts et comportent des risques. Elles nous obligent à aller au plus profond des communautés locales et de leurs dynamiques internes ; à mesurer l’ambivalence de nos interventions, leurs conséquences imprévues. Elles apportent des modifications temporaires aux rapports de force - nous avons pu briser des couvre-feu ou des sièges pour quelques heures, pas bouleverser les données de l’occupation... Mais de telles petites victoires ont des effets à long terme, car elles mobilisent des populations qui se tenaient jusque-là à distance.
- Des manifestants de Taayush vont tenter d’empêcher l’éviction des villageaois troglodytes du sud d’Hébron par l’armée israélienne..
A preuve la campagne contre le transfert progressif et silencieux qui menace les villages palestiniens : jusqu’ici - mais rien n’est joué -, nous avons réussi à empêcher la déportation des communautés des collines au sud de Hébron de même que le départ des paysans de Yanoun, au sud de Naplouse, harcelés par les colons. En revanche, nous n’avons pas encore arrêté la construction du mur. Mais, avec nos alliés palestiniens, nous avons contraint Sharon à en modifier le tracé et le lui avons fait payer politiquement plus cher. Bref, juifs et Palestiniens ensemble, nous avons posé des fondations solides pour nos futur combats communs.
On dit que les historiens - dont je suis - ne peuvent changer que le passé. Je veux croire que nous, les militants, nous pouvons plus. A commencer par ne pas rester prisonniers de notre passé. "