Farouk Mardam-Bey et Samir Kassir,
dans Itinéraires de Paris à Jérusalem [1],
mettaient déjà en lumière ces « relations
passionnelles que la France entretient
avec les protagonistes du conflit ». « On
peut même dire, écrivaient-ils, qu’il n’est
guère d’autres pays au monde où les
échos de la confrontation entre Arabes
et Israéliens résonnent avec autant de
fracas et entraînent autant de débordements.
Non, certes, que les Français se
préoccupent plus que d’autres du destin
de la Palestine, mais parce qu’ils projettent
spontanément sur elle les souvenirs
obsédants et cumulés des deux grandes
fractures de leur histoire contemporaine :
la Seconde guerre mondiale et la guerre
d’Algérie ». Ainsi sans doute que les rapports
que la France entretient avec les
héritiers de la colonisation puis de l’immigration.
Denis Sieffert à son tour s’était
penché sur cette Passion française [2].
La Revue internationale et stratégique [3]
a la bonne idée de consacrer l’essentiel
de sa livraison estivale à ce sujet, donnant
la parole (textes ou entretiens) aux
acteurs autant qu’aux chercheurs ou
observateurs, dans la très grande diversité
de leurs points de vue. Ceux-ci révèlent
l’état des débats sur ce dossier :
relations politiques mais aussi subjectives
entre la société française et les protagonistes
d’un conflit national, colonial,
perçu autant qu’observé non pas
seulement par le prisme de son histoire
spécifique mais aussi, parfois, de rapports
identitaires et de projections diverses.
La revue donne en premier lieu la parole
à quatre acteurs ou actrices de la scène
politique française : François Bayrou
(président de l’UDF), Marie-George Buffet
(secrétaire nationale du PCF), François
Hollande (premier secrétaire du PS)
et Dominique Voynet (sénatrice, Les
Verts). Ils précisent ce que le chemin de
la paix signifie pour eux et les orientations
de leurs formations politiques. La
revue interroge également Leïla Shahid
(déléguée générale de la Palestine en
France), qui plaide en faveur d’une lecture
politique du conflit, et Nissim Zvili
(ambassadeur d’Israël) qui revient notamment
sur ce que signifie pour lui la critique
en France d’Israël et de sa politique.
« Si l’on devait faire en quelques phrases
le bilan des retombées du conflit israélopalestinien
en France depuis la seconde
Intifada, écrit le politologue Jean-Yves
Camus, ce serait celui-ci : une montée
en puissance sans précédent des communautarismes
et des fondamentalismes ;
une progression dramatique des actes
antisémites et islamophobes ; et un mouvement
antiraciste durablement désuni,
alors qu’il s’était soudé dans la lutte
contre l’extrême droite depuis le début
des années 1980. Et cette liste n’est pas
exhaustive : on doit y ajouter ce climat
particulièrement délétère qui établit une
suspicion généralisée à l’encontre de
quiconque exprime son opinion sur ledit
conflit et ses retombées en tentant de
s’abstraire des jugements tranchés et
des clichés manichéens. Cette suspicion
s’applique d’autant plus si la personne
s’exprime au nom du libre-arbitre et non
en fonction de son identité de “juif” ou
de “musulman” ». Il revient longuement
sur ce qu’il analyse comme la « radicalisation
de la communauté juive française
organisée », ainsi que sur la confusion
et l’instrumentalisation du conflit.
Et il conclut qu’« un fait essentiel est
souvent passé sous silence dans les milieux
de gauche, “ communautaires” ou non.
(...) la transposition en France du conflit
israélo-palestinien a eu pour résultat,
dans cette période d’accélération de la
mondialisation libérale, d’escamoter la
question sociale et de renforcer la domination
sans partage du libéralisme. (...)
ni la montée de l’antisémitisme, ni la
persistance du racisme antiarabe ne sont
totalement déconnectés des réalités économiques
(...) ».
On lira également avec intérêt, entre
autres, la contribution de Théo Klein en
faveur du dialogue, celle de Dominique
Vidal qui cerne les racismes en jeu et
déconstruit leurs manipulations, celle de
Didier Weill-Raynal qui revient sur la
construction de « l’affaire Enderlin » après
la diffusion des images de la mort du
petit Mohamed al-Dura au début de cette
Intifada, ou encore celle de Michel Wieviorka
qui met en perspective historique
les paradoxes des lectures ou interventions
au sein de la société française.
Un numéro particulièrement éclairant.
Isabelle Avran