Dans les allées ombragées de la vieille ville, à Jérusalem, règne le silence. Ce n’est pas un silence paisible, il n’a rien à voir avec le recueillement. Il est lourd, irrespirable. Jusqu’à mardi, l’entrée de la vieille ville est interdite aux Palestiniens non résidents. Les stores sont tirés. Pendant ce temps, en Cisjordanie, des affrontements entre de jeunes émeutiers et les forces israéliennes ont émaillé le week-end, causant un mort et plus de 150 blessés chez les premiers, selon le Croissant-Rouge, dont de nombreux à balles réelles. La dégradation sécuritaire s’est accélérée en quelques jours, au gré de plusieurs attentats contre des Israéliens, qui ont fait quatre morts.
Le 1er octobre, un couple de colons en voiture a été tué par balles dans le nord de la Cisjordanie. Leurs quatre enfants étaient assis à l’arrière. Le 3 octobre, deux hommes ont été poignardés par un Palestinien de 19 ans et sont décédés, alors qu’ils se rendaient au mur des Lamentations, à Jérusalem-Est. Le coupable a été tué par la police. Enfin, dimanche matin, un adolescent palestinien a tenté de poignarder un jeune Israélien dans le même quartier. Il a été abattu par les forces de l’ordre, ce dont témoignent plusieurs vidéos amateurs.
Dans la soirée de dimanche, à son retour de New York, le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a convoqué le conseil de sécurité. Les destructions des maisons des terroristes seront accélérées, même si elles n’ont jamais eu d’effet dissuasif. Les détentions administratives – sans inculpation – seront multipliées. Dans son camp comme dans l’opposition travailliste, « Bibi » est critiqué pour un manque d’efficacité, et non pour la ligne suivie. Cette dégradation place aussi l’Autorité palestinienne (AP) devant un choix existentiel : la poursuite de la coordination sécuritaire avec les services israéliens, ou bien une logique de rupture, aux conséquences dramatiques.
Colères et fantasmes
L’absence de toute condamnation publique des attentats par l’AP confirme la droite israélienne dans ses préjugés contre Mahmoud Abbas. Rejeté par une large majorité de son peuple, qui lui reproche sa docilité face à l’occupant, le vieux leader laisse planer le doute sur sa volonté ou sa capacité à mater les franges les plus radicales. Il sent la colère qui gronde sous ses pieds. Comme en 2014, les tensions coïncident avec la période des fêtes juives, qui s’étalent sur trois semaines. Elles se sont focalisées sur l’esplanade des Mosquées (le mont du Temple pour les juifs), troisième lieu saint de l’islam.
Les Palestiniens accusent le gouvernement israélien de limiter leur accès au site – en jouant sur l’âge minimum requis, 50 ans actuellement – mais surtout de céder aux revendications des extrémistes juifs. Ceux-ci n’ont pas le droit de prier sur l’esplanade. Mais ils sont de plus en plus nombreux à s’y rendre tôt le matin, encadrés par la police. Bien qu’il s’en défende, le gouvernement est soupçonné de vouloir changer le statu quo. La Jordanie, qui assure la gestion du lieu, envisage de rappeler son ambassadeur, comme en 2014.
Pour les Palestiniens, le sort de la mosquée Al-Aqsa nourrit colères et fantasmes. Dans bien des maisons, une affiche de son dôme doré orne le mur du salon. Ce trésor identitaire et religieux importe bien davantage, aux yeux d’une jeunesse née à l’époque des accords d’Oslo (1993), que l’établissement d’un Etat palestinien devenu improbable. Toute atteinte au trésor représente l’outrage ultime infligé par l’occupant. Il reste aussi un trait d’union entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, aux destins pourtant divergents depuis que le Hamas a pris le pouvoir dans la première en 2007.
« Zone de guerre »
« Les Israéliens ont transformé Al-Aqsa en zone de guerre, où ils pénètrent avec leurs armes, s’émeut l’ancien grand mufti de Jérusalem, le cheikh Ekrima Sabri, qui prêche dans le lieu saint depuis 1973. Ils pensent que c’est le bon moment pour agir parce que les Arabes sont trop occupés ailleurs. Les Palestiniens de Jérusalem sont les seuls à pouvoir défendre Al-Aqsa par tous les moyens contre la présence d’extrémistes juifs. Il y a une différence majeure pour nous entre les visiteurs étrangers et ces fanatiques. »
Selon une étude récente du Palestinian Center for Policy and Survey Research, 50 % des sondés pensent qu’Israël veut détruire Al-Aqsa et le dôme du Rocher en face d’elle. Ils sont 21 % à croire qu’Israël veut diviser l’esplanade afin d’y bâtir une synagogue entre les deux mosquées. La page Facebook de Muhannad Halabi témoigne d’une telle vision alarmiste. C’est ce jeune homme de 19 ans qui a poignardé à mort deux hommes, samedi soir, et blessé sérieusement une femme ainsi qu’un enfant. Le Palestinien, dont le Jihad islamique revendique l’affiliation, vivait près de Ramallah et étudiait le droit à l’université Al-Qods. Sur sa page, il appelait à l’éruption révolutionnaire, en réaction aux événements sur l’esplanade. « A ce que je vois, la troisième Intifada a débuté », écrivait-il, il y a quelques jours.
Internet, accélérateur de rage
Le jeune homme a sûrement vu les dizaines de vidéos, sur les réseaux sociaux, montrant les policiers israéliens sur le toit d’Al-Aqsa, ou tirant sur les émeutiers. Voilà l’énorme différence avec les attentats de la seconde Intifada, il y a treize ans. En 2015, un jeune Palestinien n’a pas besoin de suivre un parcours militant ou de rejoindre un groupe armé pour basculer dans la violence. Il a YouTube. Internet est un accélérateur de rage. Les revendications nationalistes s’effacent, faute de résultats, devant les questions identitaires et religieuses. D’autant qu’en face, l’essentialisme messianique de la droite sur le Grand Israël – notamment le droit de construire partout, entre la mer et le fleuve Jourdain – ne laisse aucune place au compromis.
Pourtant, les autorités israéliennes s’obstinent à désigner des responsables, politiques ou religieux. Mahmoud Abbas, d’abord, pour ses « incitations » à la violence. Mais aussi une organisation implantée en Israël même, la branche nord du Mouvement islamique (MI), dont la défense de la mosquée Al-Aqsa est la cause sacrée. Née d’une scission au sein du MI, cette branche nord a pour base la ville d’Umm al-Fahm, au sud d’Haïfa. Mais elle est présente dans toutes les zones de peuplement arabe. « Au total, il y a 23 instituts qui relèvent du MI. Ils sont indépendants mais partagent ses convictions », explique Ameer Khateeb, directeur de l’association Al-Aqsa pour l’héritage et la préservation.
La branche nord, qui organise chaque année un festival en l’honneur de la mosquée Al-Aqsa, est dirigée par le cheikh Raed Salah. Accusé par les autorités d’appeler à une nouvelle Intifada, celui-ci a été condamné à onze mois de prison en mars, peine suspendue à son appel. Il a souvent été question d’interdire le MI. La dernière fois, c’était Benyamin Nétanyahou lui-même, en mai 2014. Mais le Shin Bet (service de sécurité intérieur israélien) avait fait savoir qu’il ne disposait d’aucun élément liant le mouvement à des activités violentes. Le 9 septembre, le gouvernement a interdit le groupe des « sentinelles » d’Al-Aqsa, essentiellement des femmes âgées postées aux entrées de l’esplanade, les accusant d’être les marionnettes du Mouvement islamique, lui-même excroissance des Frères musulmans égyptiens.
Le numéro deux de l’organisation, le cheikh Kamal Khatib, nous reçoit dans un salon où des échantillons de douilles et de projectiles israéliens, tirés sur l’esplanade, ont été mis sous verre. A l’en croire, il n’existe aucun lien entre son mouvement et les émeutiers de l’esplanade. « Si le prix à payer pour défendre Al-Aqsa est non seulement d’aller en prison, mais de devenir un martyr et d’être tué, note-t-il pourtant, qu’à Dieu ne plaise ! » Le cheikh s’attend à être arrêté, dans le contexte actuel. Des associations proches pourraient être closes. Mais il ne croit pas à une interdiction du MI. « Le gouvernement préfère que nous travaillions en pleine lumière, plutôt que dans l’ombre. » A l’écouter, la droite israélienne « prépare une guerre de religions. Si cela se produit, ils la perdront. Ils peuvent mettre le feu, mais ils seront les premiers brûlés ».