La rue est-elle le bon thermomètre ? A Jérusalem, la question est dans toutes les têtes, celles des observateurs tout comme des autorités, face à la difficulté à appréhender la nature du mouvement de protestation palestinienne, dix jours après le séisme diplomatique provoqué par la décision des Etats-Unis de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël.
Vendredi midi, tous les regards se portaient à nouveau sur la vieille ville de Jérusalem, à la sortie de la prière hebdomadaire sur l’esplanade des Mosquées, totem national palestinien et troisième lieu saint de l’Islam, qui cristallise les craintes et les colères. La situation y restait volatile, voire plus tendue que le vendredi précédent, mais loin des prévisions apocalyptiques.
Si les autorités israéliennes n’avaient pas restreint l’accès à la mosquée, une mesure sécuritaire déployée par le passé en de pareilles circonstances, notamment lors de la « crise des portiques » de l’été, elles avaient considérablement renforcé leur dispositif. La porte de Damas était ainsi barricadée pour empêcher tout rassemblement, les journalistes parqués sur les marchés pour limiter les mouvements des caméras. A intervalle régulier, les barrages filtrants mis en place par la police et les Magav, les gardes-frontières israéliens, pour en contrôler l’affluence, étaient forcés par la foule immobilisée dans les ruelles de la vieille ville, provoquant de vives tensions.
Sprays de gaz et charges brutales
Ainsi, peu après la sortie de la prière, devant l’Hospice autrichien, deux hommes tentent de boxer les policiers casqués alors que la foule scande « Al-Quds [nom arabe de Jérusalem, ndlr] est Arabe ! », avant de tomber sous une pluie de coups et d’être rapidement exfiltrés, fers aux poignets. La police israélienne répond à la bronca par quelques sprays de gaz et charges brutales, avant que le calme ne retombe aussi subitement, presque étrangement, comme s’il ne s’agissait que d’un accès de fièvre. De telles scènes se sont reproduites en début d’après-midi porte de Damas, à l’instar de cet ado en béquilles jeté au sol par un policier, autant d’images instantanément virales.
« Cet accès est symboliquement très important pour les Palestiniens de Jérusalem-Est, souligne l’analyste Ofer Zalzberg, de l’International Crisis Group. Etre capable de traverser cette porte jusqu’à [la mosquée] Al-Aqsa sans interférence israélienne est leur revendication la plus récurrente. Que la police en limite la circulation est significatif. Par ailleurs, on voit ces derniers jours une vraie volonté chez certains d’affronter physiquement la police, presque au corps à corps, pour marquer la défiance, ce qui est nouveau. »
Le fait le plus significatif de cette journée reste l’attaque au couteau d’un policier à la sortie de Ramallah, dans les Territoires occupés, par un manifestant équipé de ce qui semble être une ceinture d’explosif – l’authenticité du dispositif n’a pas été confirmée par l’armée israélienne. L’assaillant a été tué. Un autre Palestinien a été tué dans une localité proche de Jérusalem. A Hébron, lieu d’affrontements réguliers le vendredi, 3 000 Palestiniens ont défilé, avant que le rassemblement ne dégénère en lancers de pierre contre lacrymogènes et lances à eaux. Comme les jours précédents, des heurts opposants des dizaines de jeunes palestiniens aux soldats israéliens ont aussi été reportés à Bethléem, en Cisjordanie.
A Gaza, plusieurs milliers de personnes ont protesté devant de la barrière de béton qui isole l’enclave du territoire israélien, lançant des pneus en feu et des pierres en direction des militaires – ces derniers répondant en faisant feu « sélectivement sur les meneurs », comme l’affirme le porte-parole de la police, faisant des dizaines de blessés par balles et deux morts. Une escalade significative, qui s’ajoute aux tirs de roquette quotidiens depuis l’enclave (plus d’une dizaine au total après la décision de Trump), du jamais-vu depuis le cessez-le-feu de 2014.
Réseaux très affaiblis
Autant de tableaux de révolte, dont l’ampleur reste certes limitée mais ne faiblit pas, laissant l’impression d’une lame de fond qui peine à émerger. Mardi, le politologue Khalil Shikaki, basé à Ramallah et dont les sondages sont épluchés avec attention par l’ensemble des observateurs régionaux, soulignait l’augmentation significative du souhait d’un retour à l’intifada armée dans l’opinion palestinienne, partagé par 45% des interrogés. Cependant, comme le confie le chercheur à Libération, « si la demande [d’une intifada, ndlr] est réelle, l’offre, c’est-à-dire les personnes capables de mener un tel soulèvement, c’est une autre histoire… ».
Un avis partagé par Ghassan Khatib, ancien ministre palestinien du Travail, affilié au Parti du peuple palestinien, aujourd’hui professeur à l’université de Bir Zeit. « Une intifada, même pacifique, demande une organisation politique et sociale très sophistiquée, basée sur des réseaux : syndicats de travailleurs ou d’étudiants, associations et, bien sûr, les factions politiques, détaille l’ex-politicien. Le souci, c’est que ces réseaux sont aujourd’hui extrêmement affaiblis et les factions complètement déconnectées du peuple. Pour qu’un réel mouvement prenne forme, il faut des leaders de rue, pas des hommes d’Etat. L’embourgeoisement des élites les a coupées du peuple. »
A Jérusalem-Est, Firas, 25 ans, symbolise ce peuple palestinien tiraillé entre l’envie de prendre la rue et la résignation. A quelques rues de la porte de Damas, il sert ses clients dans le magasin de sucrerie établi par son grand-père. « Bien sûr que comme tout le monde, je suis en colère, dit ce supporteur du Hamas. Mais les gens ne veulent pas aller à une manif pour se retrouver en prison avec une caution de 2 000 shekels [482 euros, ndlr], d’autant plus que ça ne changera rien à la décision de Trump. C’est trop de risques pour pas grand-chose. Les Israéliens surveillent nos Facebook, infiltre nos rassemblements… » Cette semaine, les arrestations de plusieurs Palestiniens par des agents israéliens déguisés en lanceurs de pierre, des scènes capturées par les photographes d’agence, ont marqué les esprits. « La frustration est le mot qui décrit le mieux le sentiment des Palestiniens aujourd’hui, confirme Khatib. La déception, voire l’humiliation, ça ne concerne que l’élite politique. »