Au pied des barres sur pilotis aux façades constellées de climatiseurs crasseux, deux petits groupes, séparés d’une dizaine de mètres, se partagent les bancs et l’ombre. Vieux russophones taiseux avec déambulateurs et clopes d’un côté. De l’autre : jeunes Israélo-Ethiopiens en faux Gucci, biographie en hébreu de Malcolm X à la main. On s’ignore intensément entre représentants des deux plus récentes tribus ajoutées au patchwork israélien, les ressortissants de l’ex-URSS arrivés à la chute du Mur et les miraculés des opérations « Moïse » et « Salomon » au Soudan dans les années 80-90. Sur les 140 000 juifs éthiopiens vivant aujourd’hui dans l’Etat hébreu, seul 30 % y sont nés.
Atmosphère lourde, et pas seulement à cause de la fournaise estivale qui mouille les fronts. Depuis le début du mois, la communauté israélo-éthiopienne est en ébullition, protestant contre les violences policières malgré l’indifférence, voire l’antagonisme du reste de la population. A Ezorim, quartier populaire de Netanya, ville moyenne de la côte où réside la plus importante communauté d’origine éthiopienne du pays, tout le monde rappelle que la colère, d’ordinaire sourde, ne date pas d’hier, chacun avançant une justification toujours plus lointaine au courroux de ceux qu’on a longtemps appelés « falashas » (terme péjoratif que tous rejettent). L’étincelle des dernières flammes, en revanche, est clairement datée : il s’agit de la mort, le 30 juin, de Solomon Teka, 19 ans, tué par le tir d’un policier en civil en dehors de ses heures de service et en balade en famille à Kiryat Haïm (banlieue de Haïfa).
Les circonstances du drame restent floues, comme la version des autorités, contestée par la famille et les témoins. Le flagrant délit de vol a mué en bagarre entre jeunes que l’agent aurait tenté d’interrompre sous des jets de pierre, le forçant à dégainer son arme. Dans ses premières conclusions, la police des polices, dite Mahash, a rapidement avancé le scénario d’un « accident » : le policier aurait tiré vers le sol, causant un ricochet mortel. « On est allés à l’armée, on sait ce que ça fait quand on tire sur une pierre : un ricochet, ça fait pas ça » , s’agace un jeune homme qui vient d’achever ses trois ans de conscription. Pour lui comme pour ses amis, impossible de croire au déroulé des faits présenté par les autorités et les médias. Pêle-mêle, ils parlent d’un guet-apens, d’un tir dans le dos et de la confiscation de téléphones sur lesquels la scène aurait été captée…
Ils évoquent le cas de Yehuda Biadga, un Israélo-Ethiopien de 24 ans souffrant de troubles mentaux, abattu par la police en janvier à Bat Yam, un couteau à la main. La police des polices avait conclu à la légitime défense. « La Mahash, c’est la machine à blanchir les flics », accuse Tikva Biru, 23 ans, employée dans un cinéma. « Maintenant, on filme tout le temps, raconte l’ancien soldat. On se fait contrôler trois fois par semaine, minimum. Sans caméra, tout peut arriver. » Il sort son téléphone de sa poche et montre une altercation avec deux policiers filmée de l’intérieur d’une voiture. « Ça date d’hier, on allait à une manifestation, et ils ont cherché à nous faire péter les plombs pour nous empêcher d’y aller… »
Cocktail Molotov
Dans les jours suivant la mort de Solomon Teka, des milliers d’Israélo-Ethiopiens, pour la plupart adolescents, ont interrompu le trafic sur les grands axes, en mettant en place des barrages de pneus brûlés. Le 2 juillet, les manifestants sont quasiment parvenus à bloquer le pays pendant huit heures. Dans la soirée, le démantèlement des barricades a tourné à l’émeute urbaine, avec son lot de voitures retournées, fourgons de police brûlés, cocktails Molotov et brasiers de poubelles. Bilan : plus d’une centaine d’arrestations et autant de blessés du côté des forces de l’ordre. Menacés de mort, l’agent accusé de bavure et sa famille ont été placés sous protection policière. Depuis, les rassemblements continuent, même si leur intensité a chuté. A Tel-Aviv, une marche des mères s’est déroulée dans le calme. Le même jour, un chauffeur de taxi séquestrait dans son véhicule un enfant israélo-éthiopien de 11 ans pour se « venger » des blocages, diffusant son méfait sur les réseaux sociaux.
Le Premier ministre Nétanyahou a déclaré qu’il « ne laisserait pas le pays sombrer dans l’anarchie ». S’il a qualifié la mort de Solomon Teka de « tragique », il n’a pas visité la famille lors de la shivah, la période rituelle de deuil. « Mais il a trouvé le temps de faire une vidéo pour nous dire d’arrêter de bloquer les routes !, note Yoav Tronach, un chauffeur routier d’Ezorim, père de cinq enfants. Le lendemain, au boulot, tout ce que mes collègues avaient à dire c’est : "Rentre en Afrique si t’es pas content." » Les images des émeutes ont polarisé l’opinion. Sur une vidéo amateur, un jeune homme détruit le pare-brise d’une voiture, allongé sur le capot du véhicule tentant de forcer un barrage. « Tout le monde parle de sa "violence", note Tamarsada Beeri, une trentenaire croisée à la marche des mères. Mais personne ne dit qu’on a essayé de l’écraser ! » Sur une autre, un groupe entonne des chants anti-israéliens et même un « Allah akbar ». Provocations rarissimes mais peu idéologiques, une forme de « nique Israël ! ».
Il n’en fallait pas plus pour que la mécanique complotiste s’enclenche : des ONG allemandes auraient financé les heurts pour faire tomber Nétanyahou, payant des migrants soudanais (comprendre : « des musulmans ») pour semer le chaos. Thèse relayée sur Twitter par le fils du Premier ministre. « Des conneries, tout ça », répond posément Elishaï Farada, 18 ans, né en Israël. « On était tous sur les routes, dit-il en désignant le groupe autour de lui. On se bat pour nos vies : les terroristes, ils essaient de les choper vivants, mais nous, on prend des balles. Quand tu vois nos parents et grands-parents parler de nous rejoindre, des gens que les Blancs israéliens ont toujours vus comme "doux", tu piges que ça ne va pas s’arrêter. Nos vieux n’osaient rien dire. Nous, on ne se taira plus. En Israël, tu n’as rien en étant doux. »
- Elishaï Farada, un Israélo-Ethiopien de 18 ans. Photo Jonas Opperskalski
Depuis 1997, onze juifs éthiopiens ont péri dans des circonstances impliquant les forces de l’ordre. En 2015, la vidéo du tabassage d’un soldat noir en permission par deux policiers, alors que celui-ci portait son uniforme kaki, avait déjà été un électrochoc. L’embrasement avait été contenu par le gouvernement. Nétanyahou avait rencontré le conscrit agressé et promis des réformes. La communauté éthiopienne, acquise à son parti, le Likoud, avait voulu y croire. Las, un an plus tard, le chef de la police déclarait qu’il était « naturel » que ses agents suspectent les Israélo-Ethiopiens plutôt que les « autres juifs ».
« Rien n’a changé depuis 2015, c’est même pire, note Efrat Yerday, présidente de l’association des juifs éthiopiens. Les statistiques montrent même une augmentation de 20 % des mises en examen de juifs éthiopiens. Au tribunal, 90 % de nos jeunes sont condamnés contre un tiers des juifs israéliens. Surtout, la rhétorique de la police est toujours la même : les officiers sont en danger. Mais qui meurt, qui a peur d’aller au parc ? » Le chef de la police du district côtier (dont fait partie Netanya) a promis d’accélérer le recrutement de policiers noirs, pour mieux « appréhender la culture éthiopienne ».Proposition infamante, selon Yerday : « On est tous juifs, on a la même culture ! La seule culture qui doit changer, c’est celle de la surveillance disproportionnée des quartiers populaires. Personne ne pense que la police tue volontairement des Noirs, mais les contrôles incessants causent des frictions qui mènent au tragique. Ce que nous voulons, c’est un comité indépendant pour mener les enquêtes en lieu et place de la Mahash, qui a instauré une culture de l’impunité. »
« No Justice No Peace »
Les médias internationaux ont souligné les parallèles avec le mouvement américain Black Lives Matter. Sur les murs d’Ezorim, on peut voir un tag avec le visage du rappeur californien Tupac et le slogan « No Justice No Peace ». « Il y a des similarités évidentes, ne serait-ce que parce que nous sommes noirs dans un monde blanc, convient Efrat Yerday. Mais notre histoire est unique : nous ne sommes pas des descendants d’esclaves. Les autres Israéliens sont censés être nos frères. D’ailleurs, pour le gouvernement, les Ethiopiens et les gays sont ce qu’il y a de mieux pour promouvoir l’image d’un Israël pluriel et démocratique à l’étranger. La réalité est tout autre. »
Dans les années 70, discriminations et bavures policières touchant la communauté mizrahi (les « juifs orientaux ») avaient mené à la création des Black Panthers israéliens. « Les [juifs] marocains et yéménites nous disent qu’ils en ont autant bavé avant nous et que ça finira par passer, s’agace Yoav Tronach. Je ne comprends pas cet argument : parce que tu as souffert, je dois souffrir aussi ? Tu devrais être de mon côté ! »
Le ressentiment dépasse largement la question des violences policières. Au-delà des statistiques (25 % des Israélo-Ethiopiens vivent sous le seuil de pauvreté, et 20 % sont au chômage, contre 4 % du reste de la population), tous dénoncent un racisme insidieux, omniprésent. « On n’est même pas des citoyens de seconde zone, on est de troisième zone ! » lance Tikva. « Ce sont les injections contraceptives faites à nos mères sans leur consentement dans les centres d’assimilation, les agents immobiliers qui refusent de nous louer [un bien] parce qu’on fait chuter la valeur des appartements, les entretiens d’embauche qui ne mènent à rien, les rabbins qui ne reconnaissent pas notre judéité et nous interdisent de cuisiner à l’armée sous prétexte qu’on va "dé-cachériser" la nourriture », énumère-t-elle.
Elishaï Farada doit bientôt faire ses classes, mais songe à refuser de rejoindre les unités combattantes : « Pas envie de me faire traiter de kushi [« nègre », en hébreu] pendant trois ans. » Tronach, le routier qui sert dans les réserves, conclut : « Pourquoi j’irais en Cisjordanie protéger les Israéliens blancs si quand je rentre à Netanya, personne ne me protège ? »